Face au tableau dominant le salon, un montage photo de l’artiste Maurizio Catalan représentant le pape écrasé par une météorite, un enfant de deux ans est assis sur une chaise haute. Un couple, lui un mètre soixante-quinze, athlétique, plutôt bronzé, elle un mètre soixante-dix, blanche, longiligne, anguleuse, s’escrime à le faire manger. L’homme vient d’ouvrir un plat de saumon bio. Il lui tend une cuillère mais l’enfant ferme la bouche.
– Depuis le temps tu devrais savoir que ton fils n’aime pas les plats bio, lui fait remarquer la femme d’un ton aigre.
– C’est scientifiquement prouvé, la nourriture est contaminée par les pesticides. Si on veut qu’il développe des maladies, continuons à lui faire bouffer de la merde, se défend l’homme. Il étaye son propos sur un rapport d’études tout juste paru concernant l’impact de l’alimentation sur la santé, avec des conclusions plus qu’accablantes pour l’industrie agroalimentaire, notamment sa filière « viandes ».
La femme poursuit : il est trop maigre, il mange mal, c’est pour cette raison qu’il dort mal et qu’il les empêche de dormir. Il faut lui donner de la nourriture qu’il aime, pas celle qu’ils aimeraient qu’il mange, lui donner n’importe quoi pourvu qu’il arrête de les réveiller la nuit. Elle ajoute qu’elle n’en peut plus. Au cas où il ne l’aurait pas remarqué, elle est épuisée, lessivée, essorée. Si ça continue, elle va faire un burn-out et demander une hospitalisation.
– Et moi, tu ne crois pas que je suis aussi épuisé, lessivé, essoré ? proteste l’homme. Pas plus tard que cette nuit, il s’est réveillé pour lui donner un biberon, à quatre heures du matin, alors qu’il avait une réunion importante le matin même, avec ses associés et des prospects. Les affaires sont en train de démarrer, tout le monde est sur le pont, il ne peut pas se permettre de faiblir, argumente-t-il avant de lui suggérer que, de son côté, elle pourrait peut-être un peu lever le pied dans sa boîte. Tout en ouvrant un plat de veau aux épinards non bio, elle prend un air atterré et lui rappelle les faits : elle aurait bien pris un congé parental mais financièrement, et il le sait très bien, ça ne tenait pas. Entre le loyer de l’appartement et toutes les autres échéances, ils ne pouvaient pas avoir un revenu mensuel de moins de six mille euros. Sans compter que quelques années d’absence dans l’entreprise l’auraient irrémédiablement mise à l’écart des responsabilités et des promotions.
– Tu n’avais qu’à réfléchir avant de te lancer dans un projet qui ne te rapporte rien, à part du stress et des soucis, s’anime-t-elle en appuyant la cuillère sur la bouche obstinément fermée de l’enfant. Déterminée à aller jusqu’au bout de son réquisitoire, elle laisse à l’exaspération et à la fatigue le soin de découper le contenu de sa pensée en petits éclats tranchants : il ne faut pas se tromper de débat. Il lui demande à elle un sacrifice alors que la prise de risque irresponsable est dans son camp à lui. Pourquoi, connaissant son état, avait-il démissionné de son poste de consultant en CDI ? Pourquoi avoir abandonné la sécurité au moment où ils en auraient eu le plus besoin ? Comment, enfin, avait-il pu croire qu’elle allait pouvoir tout gérer, s’occuper de l’enfant, assurer la sécurité financière en plus de l’organisation du quotidien ? Pendant ces quelques secondes d’inattention, le petit a eu temps de se barbouiller les mains et le visage de veau aux épinards et de maculer le plancher. L’homme court vers la cuisine et revient avec l’éponge afin d’éviter la formation de taches dans le parquet.
L’œil rivé sur les traits amaigris de sa compagne, il tente pour la énième fois de prendre du recul : comment en étaient-ils arrivés là, prisonniers d’un quotidien aussi épuisant ? À quoi bon être nés dans un milieu favorisé, avoir fait de belles études, avoir réussi des concours prestigieux, si chaque jour devait se lever sur une réalité de plus en plus dure, ingrate, précaire ?
Ils s’étaient rencontrés à une conférence sur le transhumanisme que donnait un ami commun, dix ans auparavant. Ils avaient fait les mêmes études, incluant un double cursus, études de maths et école de commerce, aimaient les mêmes films, lisaient les mêmes romans.
Pour fêter leur premier mois de vie commune, ils s’étaient lancés dans un tour des États-Unis en voiture de location ; d’Etap hôtels en nuits improvisées sur des parkings dans leur Buick de location, ils avaient connu l’inconfort et la rudesse de ces vies de semi-clochards devenus dirigeants de multinationale qu’ils admiraient par-dessus tout. Loin d’altérer leur relation, cette expérience, éprouvante mais stimulante, les conforta dans l’idée qu’ils étaient faits pour vivre ensemble.
De retour en France, ils avaient rapidement trouvé un travail bien rémunéré dans des secteurs porteurs, lui dans le conseil, elle dans une SSII. Fiers de leur statut de cadres supérieurs, ils s’étaient installés ensemble dans ce coquet trois-pièces au cœur de la capitale, à trente minutes des cinémas de Saint-Germain-des-Prés et des bars du Marais. Ils avaient retrouvé leur groupe d’amis, issus des mêmes écoles et travaillant dans les mêmes branches d’activités. La vie était une succession de défis professionnels et de rencontres passionnantes. Une foi intacte en la science les portait, nourrie des lectures du dernier prix Nobel de médecine ou de la biographie de Heisenberg, qui pouvaient leur faire croire qu’ils construisaient le monde de demain. Un monde débarrassé de la vieillesse, de la maladie et de la pauvreté, que la concomitance des révolutions numériques, biotechnologiques et nanotechnologiques allait enfin rendre possible. Cette éternité à laquelle toutes les religions aspiraient, ils la connaîtraient sans aucun doute de leur vivant.
Un jour, chez un ami, ils avaient rencontré un proche de Ray Kurzweil qui leur avait promis qu’un changement de paradigme, une vraie révolution pour l’espèce humaine, était en cours. Grâce à un système de copies et de sauvegardes d’informations stockées dans notre corps, notre cerveau et notre ADN, une société avait commencé à mettre en place des applications capables de numériser les consciences de ses clients. D’autres leur emboîtaient le pas. Exit le vieux corps terrestre, place à la vie en réseaux. Adieu au moi périssable et illusoire, voici le Soi éternel, s’était enthousiasmé l’ami du cyber-gourou devenu l’un des dirigeants de Google. Comme lui, ils s’étaient promis de ne jamais vieillir, incapables de s’imaginer, quelques années plus tard, tombant malades au moindre refroidissement et assistant, impuissants, à ce qu’ils appelaient encore alors une entropie accélérée des organes.
Tout à leurs soucis, ils dormaient de moins en moins, avaient cessé toute activité physique. Parfois, ils craignaient quelque maladie incurable aux symptômes avant-coureurs – elle souffrait de douleurs ovariennes qui pouvaient la clouer des heures au lit, il percevait un rythme cardiaque anormal – que leur médecin traitant guérissait en prescrivant des tranquillisants ; lorsque le petit ne les réveillait pas, ils se levaient en pleine nuit, emportés par une avalanche de problèmes insolubles. Il avait eu un contrôle fiscal qui tournait mal, un commissaire aux comptes avait pointé de graves irrégularités, la mise en examen était imminente et son avenir de chef d’entreprise sérieusement compromis, elle se voyait placardisée, licenciée pour ses chiffres médiocres ou emportée dans une restructuration. Leur seul désir était alors de changer de vie.
Un beau matin, ils partiraient dans une camionnette de location pour s’installer dans un hameau abandonné des Cévennes et monter un centre de produits bio ; il y aurait une petite place et une fontaine médiévale, des sentiers escarpés et des champs sans limites peuplés de moutons que garderait l’atavisme inflexible d’un berger malinois, il y aurait des enfants courant dans le jardin et des arbres en fleurs au printemps, ce serait une vie simple, saine et laborieuse, ce serait une existence authentique et sans soucis où les rythmes des hommes s’accorderaient à ceux des animaux et des saisons.
À peine en parlaient-ils et lançaient-ils leur enquête de faisabilité qu’ils trouvaient le projet irréalisable. Une personne proche de leur cercle d’amis avait déposé son bilan après avoir hypothéqué ses biens et tous ceux de sa famille, un lointain cousin à elle s’était défenestré, écrasé par le diktat des directives et des certifications, de plus en plus drastiques pour les produits bio. Ils enviaient la liberté de leurs parents, qui pouvaient s’installer dans une ferme dans le Larzac et vendre le produit de leurs cultures sur tous les marchés alentour sans être au garde-à-vous devant les contrôles sanitaires, les normes ISO, les process, et se plaignaient de cette génération qui leur avait si égoïstement légué une planète au bord de l’asphyxie ainsi qu’une dette colossale et des kilotonnes de déchets. Comment en sortir ?
Parfois, ils envisageaient d’autres modèles de vie, plus radicaux encore. Ils allaient partir loin, dans une contrée où tout restait encore à construire. Ils s’en entretenaient au cours d’un dîner mais le quotidien reprenait aussitôt le dessus : le petit avait de la fièvre, le travail appelait pour une urgence, un opérateur public de l’emploi cherchait à optimiser son système informatique et se conformer à l’esprit lean, il fallait être sur le pied de guerre et convaincre le prospect quand ce n’était pas un gros compte qui menaçait de partir, mettant en péril l’avenir de l’entreprise.
Pendant ce temps, la petite mouche s’est posée sur le visage barbouillé de veau aux épinards du petit et vient d’y planter son labium. La femme court chercher du sopalin pour le nettoyer tandis que l’homme répond à son associé, la voix est blanche, le ton grave, la nouvelle vient de tomber, une nouvelle directive européenne concernant les produits laitiers va s’appliquer, c’est imminent, leur marge prévisionnelle pourrait en être affectée, une réunion a été projetée le lendemain même avec leur expert-comptable.
Lorsqu’il raccroche, elle lui fait remarquer qu’il a encore oublié d’acheter du produit vaisselle. L’index et le majeur appuyés sur la tempe, il mime alors fort, très fort, la détonation d’un revolver et prend la direction de la sortie.
(Effrayée par une ombre gigantesque en mouvement, la petite mouche s’envole direction plein sud : température, 17 degrés centigrades.Hygrométrie, 71 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, excellente. La ponte des œufs est imminente. Altitude, 56 mètres.)