(De nouveau l’immeuble haussmannien du 23, cinquième étage, 23 heures.)
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Désagrégation
Que se passe-t-il, plus rien ne bouge, il fait soudain si froid, un épais brouillard vient de se lever, il s’étend à perte de vue, ohé, y’a quelqu’un, ohé, y’a quelqu’un, évidemment, personne, je vais disparaître dans ce machin-là, ah si, ça y est, j’aperçois à nouveau le salon, un peu transformé il est vrai, oui, quelque chose a changé, les murs, plus lumineux que d’habitude, et le parquet, il n’a jamais été aussi brillant et accueillant, envie d’y plonger et de me laisser bercer, porté par le flux et le reflux des années et des siècles, j’avais un océan dans mon salon et je ne le savais pas, comme si les milliards d’atomes et de vide qui composent ce machin m’attendaient depuis toujours, ça y est, les pensées m’assaillent, elles n’ont jamais été aussi rapides et affûtées, lundi c’est la Pentecôte, à la bonne heure, moi aussi je vais m’envoler, vers d’autres contrées, pour avoir le bonheur de ressusciter ailleurs, tiens, une petite mouche, la chasser, impossible, je ne peux plus bouger, j’ai si froid, je suis si lucide tout à coup, lucide comme je ne l’ai jamais été de mon vivant, cela dit je ne suis pas mort, pas encore, pas tout à fait, je suis un mi-mort, un mort-sot, je crois même que je pourrais encore être sauvé si une bonne âme me découvrait dans cet état, heureusement, Laure ne revient que mardi, et lorsque Alexandre me découvrira demain il sera trop tard, mon cœur aura arrêté de battre et mon cerveau cessé toute activité, j’aurais peut-être pu mieux organiser l’événement en me faisant tuer, comme dans je ne sais plus quel film, mourir en héros, assassiné par quelque obscur complot agro-industriel, et faire l’objet d’un culte républicain, oui, ça aurait pu avoir de la gueule, boh, de toute manière il est trop tard pour regretter et passer les quelques minutes qu’il me reste à vivre à me dire que le pire l’aurait été un peu moins si j’avais eu la présence d’esprit de faire ceci ou cela, vite, me concentrer sur mon histoire avant que tout ne parte en vrille, mon histoire, on ne peut plus banale, celle du gars qui a tout sacrifié à son travail, à sa réussite, et qui commence à comprendre qu’il a tout raté, que la blague a assez duré et qu’il n’a plus rien à faire dans un monde où il n’est aimé nulle part, même au sein de sa propre famille, un monde qui est devenu si glacial, si dur, combien de personnes encore ont désiré ma mort aujourd’hui, entre le bétail humain haineux du métro aux heures de pointe et la tripotée d’arrivistes qui se disputent déjà ma succession, sans parler de ma femme qui préférerait que je ne sois pas là, je ne les compte plus, moi qui ai été un enfant choyé, gâté non, mais choyé, oui, un adolescent travailleur et sans histoire, coureur de jupons juste ce qu’il faut, fêtard sans excès, comment le jeune diplômé dynamique et motivé a-t-il pu se transformer en un pauvre gars perclus d’angoisse, d’insomnies, et d’hémorroïdes, aïe, saloperies, même au moment de mourir elles me font souffrir, jusqu’au bout elles m’auront torturé, comment ai-je pu tomber aussi bas, comment le goût de la vie a-t-il pu se gâter à ce point, enfin, au moins, la bonne nouvelle, c’est qu’il existe une porte de sortie, radicale à vrai dire, j’aurais peut-être pu trouver une solution intermédiaire, partir, m’exiler, changer d’identité, adopter un gros chien rustique, bouvier bernois ou leonberg, et vivre de rien en m’achetant une bergerie en Provence ou une cabane en Alaska, peut-être, peut-être pas, c’est si indécidable que ce monologue intérieur frise l’absurdité, et puis si d’aventure cette autre vie avait eu la moindre chance d’exister dans ce monde-ci il est trop tard, peut-être dans un monde futur, lorsque mes cellules se seront réincarnées en vers de terre ou en figuier, non, à tout prendre je préférerais un arbre sans fruits, tout bêtement décoratif, un cyprès ou un buis, oui, un arbre que cette race humaine aussi prédatrice que stupide n’aurait pas le plaisir d’exploiter et de détruire, enfin là je rêve, même le végétal ne cesse de travailler, de produire, de lutter pour la photosynthèse et nourrir la terre de mille nutriments, non, je voudrais juste le repos éternel, la concession à perpétuité, sommeil profond, conscience immémoriale des pierres, cette perspective m’enchante, j’ai perdu la vie mais j’ai gagné quelque chose de si vaste, de si reposant, tout abolir, les ennuis, la lutte, les soucis, me dissoudre tout entier dans l’immensité d’un jour de printemps, pourquoi ai-je tant attendu, ah, oui, à cause d’Alexandre, tant qu’il était petit, c’était hors de question, disparaître de la sorte avec un pioupiou de trois ou quatre ans c’est se condamner à souffrir une éternité, une éternité à venir le hanter dans ses jeux, dans son sommeil, comme ces âmes errantes qui tracassent les vivants à l’endroit où leur existence s’est brutalement interrompue, agrégats de douleur qui traversent les âges dans la désolation et le désespoir, là au moins, il est grand, majeur, même s’il est loin d’être fini, vu ce que sa mère a fait de lui à force de le pousser à être le meilleur, oh, je n’étais pas en reste non plus, de toute manière, il est trop tard pour regretter, revenons à ce qui va arriver, pensons à l’avenir, une mort somme toute très digne, comme j’ai toujours su l’être de mon vivant, à part ce sang qui n’arrête pas de couler et qu’ils vont avoir le désagrément de nettoyer, elle ne va que m’en détester un peu plus, surtout lorsqu’elle va me voir tout rouge, tout dégueulasse, mais bon, le plus drôle reste à venir, quand elle va lire le testament et tomber sur le paragraphe où il est écrit que je lègue le chalet d’Avoriaz à une œuvre caritative, ça, elle va difficilement me le pardonner, hi hi, rien que d’imaginer sa tête, j’en ris d’avance, mais d’abord il y aura toute la partie enterrement, je vois d’avance tous ces visages ridicules et contrits, surtout les collègues, il vont bien m’envoyer un membre du comité de direction, si c’est G., faudra retenir mon fantôme pour ne pas venir lui envoyer un uppercut en pleine face, cela dit, ça ne va pas être drôle pour eux non plus vu la lettre que j’ai laissée avec copie aux syndicats où j’accuse nominativement untel et untel d’être à l’origine de ce geste désespéré, poil au carré, avec un peu de chance et un bon procureur mon cadavre va leur sauter à la gueule, et ma mère, la pauvre, peut-être la seule qui va vraiment éprouver du chagrin, quoique, vu son état, pour lui faire comprendre ce qui s’est passé, bon courage, oh, ce n’est pas un suicide qui a le panache du coup de revolver d’un Montherlant ou le retentissement médiatique d’un Kurt Cobain, mais vu l’originalité du procédé il y aura plus qu’un petit entrefilet à la rubrique faits divers, un quinquagénaire se donne la mort en se faisant hara-kiri, directeur dans l’entreprise untel, père de famille, et tra la li, le Mishima français, et plein de diplômes avec ça, et de bonne volonté, toujours partant, jamais absent, le bon petit soldat au garde-à-vous devant le désir de ses chefs, eux-mêmes au garde-à-vous devant les impératifs de croissance, croissance, croissance, croissance, l’économie n’est qu’un avatar mathématique de l’abjection cellulaire, ces foutus algorithmes en quête de rentabilité immédiate vont nous envoyer dans le mur, là où n’y aura ni terre, ni ciel, ni mer, ni conscience pour en apprécier le bel infini, rien, vous dis-je…
(Dérangée par une guêpe maçonne à la recherche d’un endroit où faire son nid, la petite mouche dessine des trajectoires dans tous les sens : température, 17 degrés centigrades.Hygrométrie, 71 pour cent. Ensoleillement, nul. Biocénose/zoocénose, excellente. Ponte des œufs contrariée, pas d’excuses de l’hyménoptère pour la gêne occasionnée. Altitude, 59 mètres.)