(Même endroit, 23 h 15.)
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Dissolution
… aïe ça va de plus en plus vite, je ne peux plus retenir mes pensées, ça fuit de partout, l’article de Sciences et Vie ne mentionnait pas cette sensation d’hémorragie, ni ces accélérations brutales, chaotiques, de niveaux de conscience enchevêtrés, où sont les mandalas luminescents et la grande lumière bleue, je vois Kurt Cobain déguisé en tapis, en chaise ou en table de nuit toscane vue par la petite mouche de tout à l’heure qui grossit à vue d’œil, c’est désormais un gigantesque monstre qui me débite des insanités philosophiques, l’homme est un roseau puant, vouloir, c’est voler, l’horreur, c’est l’extase, la décomposition, c’est la civilisation, les géométries pestilentielles de la mort me font jouiiiiiiiir, pendant qu’elle me saoule de son précis de métaphysique diptère, Kurt ne cesse de jouer à cache-cache, je te vois, je ne te vois pas, je te vois, je ne te vois plus, là je te vois, là je t’ai perdu, tu es ici et ailleurs, dans mon ciel pourpre tremblotant où tu clignotes et tu te dissémines pour te perdre dans un magma informe où se sont également perdus d’autres suicidés, un Kurt que multiplie trois que divise cinq à la puissance sept, splendeur et misère des nombres premiers, si seuls, si peu divisibles, identité, identité quand tu nous lâches, je cherche Kurt mais il se cache je ne sais où, dans un petit coin de mes dendrites ou à l’intérieur d’une molécule en fusion sur Vénus, je devrais demander à mon cerveau s’il n’a pas vu Kurt, Kurt, reviens mon petit, reviens dans mon cerveau, ô misère, je l’ai perdu, je l’ai perdu mais qu’importe, ô mais qui vois-je, papy, c’est papy, il est encore tout bébé, son papa le tient dans ses bras en pleurant, c’est la mobilisation générale, il va bientôt partir, son pauvre papa mort sur le front des Dames, à Verdun, sacrifié à l’autel de la nation, bientôt la quille pour moi aussi, libéré de cette immense boucherie cosmique, je me souviens de Fernandez, mon prof de philo de terminale, ses parents avaient fui le franquisme, il faisait toujours référence à Pascal, il nous disait que l’être humain n’était qu’un perro perdito, un chien errant en quête de niche, un pauvre chien errant perdu entre les règnes et les mondes, sans autre terre ferme que les honneurs, les projets, les ambitions, les conflits, les guerres, les jeux, les distractions, où il ne cesse de se perdre dans un tourbillon sans fin, incapable de comprendre la fin des choses et le sens de sa présence, incapable surtout de comprendre que le temps présent restera toujours son bien le plus précieux, oui, je suis fatigué des hommes et de leur prétendue intelligence, piège à mouches dont il est impossible de sortir vivant, à moins peut-être de devenir fou, oui, la folie nous sauvera, démographes de tous les pays, réjouissez-vous, la planète va s’alléger d’un de siens…
(Patiemment, sans hâte, la petite mouche attendra que le cadavre sécrète ses premiers enzymes de décomposition pour venir y pondre ses œufs. Lovée au cœur de la blessure ouverte, là où les tissus en voie de distension dessinent des espaces interstitiels poreux, changeants, chaotiques, baignés de sang, de lymphe et de suintements gastriques, elle se videra avec une attention lente et mécanique de ce trop-plein qui lui alourdissait l’abdomen, plantera son labium dans cette matière immense et aqueuse, océan sans fin de l’Humaine Souffrance dont elle s’abreuvera jusqu’à l’ivresse pour s’envoler vers le plafond et s’endormir, heureuse et repue.)