Réveillé par des crissements de pneus provenant du boulevard, l’Étudiant tente de retenir quelques fragments du monde qui s’effrite en lui. Un univers visité mille fois, qui possède l’étrange particularité de ne renvoyer à rien : aucune image marquante, pas de plage subitement métamorphosée en musée ni de crustacés pérorant devant un amphithéâtre d’acariens géants, pas d’algorithmes surplombant la noblesse de neiges éternelles ni d’ancêtres revenus sur terre pour lui raconter les horreurs de la guerre ou la douceur des premiers jours d’été à Montmartre, mais une succession de séquences impossibles à décrire ou à nommer, encore moins à expliquer ou à comprendre.
De même, il s’avère totalement incapable d’en identifier les lois physiques et la composition biochimique. S’il ne s’y sent pas oppressé à cause d’un excès de gravitation, sa situation n’est en rien comparable à celle des astronautes ou de ces nouveaux touristes de l’espace, obligés de s’infliger des contraintes aussi absurdes et dégradantes que de s’attacher pour ne pas se précipiter tête la première contre le plafond de la navette ou de déféquer dans des poches en plastique pour éviter une catastrophe sanitaire, précisément à cause de l’absence de cette même gravitation. Y a-t-il un temps ? Une géographie ?
Oui, je vais bien. Non, je ne fais pas de cauchemars, avait-il tranquillement répondu au Dr Clérus, consulté quelques jours après la découverte macabre. Pas de cauchemars mais des rêves récurrents bizarres, tristes et flous qui peuvent resurgir à n’importe quel moment de la journée sous des impressions de déjà vu et lui donnent la désagréable impression de faire des allers et retours incessants entre ici et là-bas, ce lieu si proche et si lointain qui serait également (il le craignait et le désirait tout à la fois) sa destination finale et certaine à mesure qu’il en traquerait la réalité. Ces vagues venues de loin, de très très loin, pouvaient le laisser dans un état d’immobilité et de prostration tel que sa mère avait été obligée, en plus de toutes les démarches administratives liées au décès de son mari, de faire le forcing pour obtenir un rendez-vous en urgence chez le praticien.
– Qu’est-ce… qu’est-ce que tu vois, là ?
Une voix. Une voix sans support. Sans vie. Sans profondeur. Une voix sans rien autour. Les Échos. Encore eux. Il se redresse dans son lit, furieux. Vos gueules ! Je dois dormir. Dormir. Il s’allonge, ferme les yeux, se tourne et se retourne, se force à penser à des choses agréables et gentilles comme des petits chiens qui aboient joyeusement en attendant la baballe dans un parc arboré que domine un Apollon de bronze ou à son premier rendez-vous amoureux dans un jardin public près du Trocadéro, mais les images s’effritent aussitôt, comme dépourvues de consistance. Les images. Horreurs bariolées. Reflets de n’importe quoi. Apparences qui succèdent à d’autres apparences dans un décor de carton-pâte. Son lit, le plafond, le plancher se liquéfient en vagues filandreuses qui le portent d’avant en arrière et lui donnent le tournis.
Le corps réagit aussitôt : sueurs froides, frissons, nausée… Il ouvre alors les yeux et se lève dans la chambre baignée de pénombre, en quête d’un repère stable. Un objet, une idée, n’importe quoi sauf ces images qui n’arrêtent pas de miroiter et de se dissoudre. Comment stabiliser ce décor ? À la recherche d’un point d’ancrage, d’une possibilité de se poser, ne serait-ce qu’une minute, il échoue sur le plancher et en isole du regard quelques centimètres carrés. Enfermé dans son appartement rétinien, il tente d’en parcourir calmement, posément, les anfractuosités pour en faire une première visite, un état des lieux, comme n’importe quel locataire qui s’apprête à investir son nouvel espace.
Au lieu de la stabilité tant attendue, il se perd dans un champ cotonneux aux sillons volatils toujours répétés. S’y déploie également, traquant l’obscurité dans ses moindres recoins, toute une armée de présences informes, spectrales, inhumaines. Débarquant de quelque lointain repli de l’univers, elles tourbillonnent autour de la pièce, tracent des losanges, des volutes, des polyèdres, des zigzags, avant de s’évanouir dans les ténèbres. Une invasion de flyers ? Que lui voulaient-ils ? L’observer ? Le torturer ? Le violer ? Allait-il rester ainsi toute la nuit ? Toute une éternité ? Et ses médicaments ? Ne serait-il pas temps de penser à les prendre ? Immobile, au milieu de la chambre, il se met alors à chuter. Une chute molle, aussi artificielle que ces ralentis dont on pourrait imaginer la dilution à l’infini, pétrifiant toute possibilité même de mouvement.
Désossé, la chair retournée, il marche sur un mystérieux escalier de Penrose suivi d’un peuple silencieux de morts, de futurs morts, de futurs vivants, de futurs et d’anciens n’importe quoi.
Émerge de ce magma une tentative de classement : 0) les choses réalisées, 1) les choses possibles et probables, 2) les choses possibles et improbables, 3) les choses impossibles et improbables.
– Alors, tu vois quoi dans cet espace ?
Les échos. À nouveau. De plus en pressants. Exaspérés. Il doit répondre. Vite. Les mots peinent. Tic. Écholalie. Bégaiements (qu’il tente de compenser par un ton faussement lyrique de médium inspiré).
– Je vois… vois… une plaine balayée par des vents glaciaux (1)… une maman pleurant son bébé dévoré par les loups, la bête elle l’a vue, elle l’a vue rôder autour de la caverne mais le temps de crier, trop tard, elle a quinze ans, c’est son deuxième enfant (1)… Ivurkn, le papa, emporté trois mois plus tôt des suites d’une blessure, ne sera pas là pour pleurer avec elle, ni pour la défendre quand le jour même elle se fera violer par un jeune mâle d’une tribu voisine se promenant dans les parages (1)… quant à Krntrviku, l’enfant resté en vie, il rêvera régulièrement de petits bonhommes affublés de combinaisons géométriques ouvertes sur le devant, le cou entouré d’une bande étroite de tissu leur pendouillant jusqu’au nombril (2) s’enfermant à l’intérieur de cages suspendues à de hauts édifices, il les appellera les angeloï-angeloe-de-bureau et fera rire toute la tribu lorsqu’il décrira ses rêves (2)… quelques milliers d’années plus tard je vois… vois… des hommes et des femmes toussent, le visage troué d’éruptions et parcouru de viscosités… sous des nuées de mouches, des crachotis sanguinolents et du vomi tapissent le sol de ce qui n’est pas encore l’immeuble mais un hôpital de fortune (2)… cinquante ans plus tard, je vois… vois… les soldats de Louis XIV enregistrer des gigaoctets de données géostratégiques (3)… cent soixante ans plus tard, je vois… vois… l’immeuble juste construit, il abrite généraux, professeurs, inspecteurs des finances, dignes représentants de cette bourgeoisie prospère qui accompagna la révolution industrielle (1)… là c’est un joyeux bonhomme ventru, préposé aux plus hautes fonctions de l’État, il est heureux, heureux d’aller au bordel, il fume le cigare, savourant les plaisirs à venir sans se douter qu’il va attraper la syphilis (2)… soixante ans plus tard, je vois… vois… un couple… elle est juive et en bonne santé, il est poète et tuberculeux, et ces mouches, toujours là, ils se préparent à fuir en zone libre, quelque part au cœur du massif Pelvoux (0)… quatre-vingts ans plus tard, un père de famille se vide de son sang c’est… c’est mon père (0)… cent cinquante ans plus tard, je vois… vois… un bébé de trois mois tétant le sein de son arrière-petite-fille… c’est ma mère (3)…
– Qui a vu La Voce della luna ?
– Les Nuits de la pleine lune de Rohmer ?
– Non, La Voce della luna, c’est de Fellini !
– Moi, tu sais, à part Titanic et Les Visiteurs…
Des voix, à l’extérieur. À peine chuchotées, mais si chaleureuses et humaines. Des voix pleines de vie. Presque rassurantes. Si différentes de celle des échos. Des voix. À cette heure-ci. Prêtant l’oreille, l’Étudiant parvient à saisir le fil de la conversation : il y est maintenant question de révélations fracassantes, X. dont la meilleure amie aurait couché avec le garde du corps de Leonardo DiCaprio tandis que Z. aurait vu Catherine Deneuve rentrer chez elle un soir, accompagnée d’une bande d’amis.
Par la porte entrebâillée, il parvient à distinguer les quatre silhouettes glissant dans le silence du couloir. L’une d’elles s’approche et lui explique : Gilles, qu’ils viennent de rencontrer à la fête qu’organisent Thomas et Laurent, les habitants du grand loft au rez-de-chaussée de l’immeuble, va faire une série de performances pour célébrer le solstice d’été. En fait, Gilles est physicien et artiste, précise une deuxième silhouette. Le jeune homme demande alors quelle est sa spécialité en physique. C’est l’intéressé lui-même qui lui répond avec un léger accent (l’Étudiant apprendra plus tard qu’il enseigne à l’université d’Ottawa) : sa spécialité, c’est les ondes électromagnétiques traversant le globe terrestre, qui sont également son sujet d’expérimentation en tant qu’artiste-performer. L’œil rivé sur son smartphone, il ajoute que cet endroit, situé à soixante-deux mètres d’altitude, est le point culminant du quartier, un beau spot orienté sud-ouest bâti sur un ensemble de couches sédimentaires, de strates et de reliefs reposant sur un socle précambrien que traversent plusieurs milliards d’années.
Un rayon de lune se faufile entre les deux pans de la fenêtre et illumine le couloir, donnant aux quatre visages concentrés sur ses paroles un air soudainement pétrifié.
L’artiste-performer dit alors
faire parler l’animal pendant trois minutes trente-sept secondes
se lève brusquement, salue le nord, le sud, l’est et l’ouest, et pousse une série de miaulements stridents en sautillant sur place. Les sautillements donnent lieu à une chorégraphie animalière, reptations de saurien, battements d’ailes de poulet, trépignements de taureau, sauts de grenouille, envol d’hirondelle, qu’accompagne un composite sonore de cris et de mugissements venus du fond des âges. Par chance pour les protagonistes de la scène, l’immeuble est majoritairement occupé par des couples possédant des résidences secondaires qu’ils s’empressent généralement de regagner aux beaux jours (catégorie à laquelle appartenaient Pierre et Laure Adami) ou par des étudiants qui reviennent chez leurs parents à la fin de l’année scolaire. À présent, le physicien-performer rampe sur le sol, comme aspiré par une force cachée sous le plancher, dissimulée dans quelque interstice de ce bois de châtaignier contemporain de Napoléon III, il rampe les bras collés au flanc, les jambes souples, les traits crispés, c’est une avancée lente, pénible, douloureuse, le serpent qu’il était censé incarner s’est dégradé en lombric, un lombric égaré sur un téléphone, une autoroute, un clavier d’ordinateur, un lombric en fin de vie dont la molle disgrâce donne à chacun l’intuition de ces ratés de l’évolution, ces espèces à peine apparues sitôt condamnées, ces animaux inadaptés, trop lents, trop doux, trop succulents, et au moment où il semble s’éteindre, s’enfoncer, fusionner dans cette matière qui le porte comme le ver dévore le bois et fait de ce trou le remplissant son unique habitation, il rebondit sur le ventre, se déplace à l’aide de petits sauts de poisson avant de trouver l’immobilité souple d’un mollusque
Il dit alors
se rappeler que l’on est en vie
sort un revolver, met tout le monde en joue et hurle, haineux et grimaçant « don’t move ! don’t move ! », demande à chacun de lever les mains et penser très fort à ce qu’il n’a pas fait, ou mal fait, dans ce temps qui nous a si judicieusement été imparti entre la naissance et la mort, personne ne parle, personne ne bouge, les pensées et les questionnements se télescopent, sur la réalité de cette menace, mise en scène ou prélude à une véritable boucherie, comme il s’en lit par milliers dans les journaux et sur les écrans, au sixième étage d’un immeuble parisien, quatre personnes abattues par un déséquilibré se faisant passer pour un physicien-performer, dans cette deuxième hypothèse la question posée aurait un sens, une urgence, urgence que le cliquetis du revolver et la crispation de la main sur la gâchette transforment en évidence, il crie « one two three… », les pensées et les questionnements se télescopent encore plus vite et s’abattent comme des nuées de moustiques sur toutes ces choses pas faites ou mal faites, il n’aura été toute sa vie qu’un arriviste, préoccupé par sa seule réussite financière, et se dit qu’il aurait peut-être dû s’occuper des autres, ne serait-ce qu’essayer, expérimenter un nouveau rapport au monde, elle n’aura laissé à sa fille que des souvenirs de maman débordée rentrant le soir à vingt-deux heures, par excès de zèle, pour être estimée par son supérieur hiérarchique, il pense qu’il aurait dû écouter son intuition et ne jamais venir, ça lui apprendra à fréquenter des folles hystériques comme ce Laurent Berton, ça lui apprendra à faire ami-ami avec tous les mecs qu’il rencontre, l’Étudiant, quant à lui, ne peut s’empêcher de voir cet homme comme l’incarnation d’une réalité généreuse et bienveillante, il aime ses tempes dégarnies, ses lunettes, son profil carré le rassurent, tout comme le rassure cette idée de socle précambrien, patience presque infinie que le doigt de Dieu impose aux éléments, il ne s’est jamais senti autant en sécurité qu’à ce moment, cet homme qu’il a envie de suivre et qui à présent leur ordonne de regarder le ciel, de ne pas le regarder mais de s’y enfoncer, d’abolir les limites entre soi et le reste jusqu’à devenir ce ciel dont les premières lueurs sont en train d’apparaître, jusqu’à ce que lentement, avec la plus grande solennité, il range le revolver dans sa valise
Il dit alors
regarder cette araignée jusqu’à ce qu’elle nous mène au carbonifère
et désigne, dans un coin de mur, une toile d’araignée où se tient l’animal, immobile et silencieux, en suspension dans l’air, ses longues pattes agiles repliées, aussi élégante, aussi maigre qu’un yogi desséché, pétrifié depuis plusieurs millénaires dans la même posture, il dit, cette petite araignée est un excellent prof de réalité, elle nous enseigne que le monde n’est rien, rien d’autre que ce que nous construisons, rien d’autre que ce que nous habitons, que ce que l’on nous a appris à habiter, il brasse l’air des deux mains, il fait des mouvements et des grimaces censés imiter le comportement de l’arachnide, il dit, cette petite araignée, il ne tient qu’à vous de la suivre, il ne tient qu’à vous de parcourir l’évolution à reculons et de vous perdre sur des échelles de temps non humaines, il dit de regarder son attitude mi-pierre, mi-animal, reflet d’une durée obscure et stagnante, pièce sans objets, sans forme, sans matière, où personne ne cherche car il n’y a plus rien à chercher, ni à espérer, juste attendre, non, pas même attendre, juste se poser là et ne plus bouger, il dit de se plonger dans l’infini immobile où elle est plongée, où la plongent ses quelques milliers de neurones, il dit d’écouter le mur de silence qui l’entoure, un mur de silence dont chaque brique contient une nuance de Permien, de Silurien, de Dévonien, de Jurassique, de Trias ou de Carbonifère, ces périodes si fertiles en créations de nouvelles formes de vie qui suivent le lent Précambrien et que peine à entendre notre lobe frontal hypertrophié de grand singe bavard, il dit de l’observer attendre sa proie des jours, des mois sans faire un geste, sans bouger, pas même d’un millimètre, perdue dans la nuit d’une mobilisation sans fin et sans but, aveugle et sourde à l’existence de cette petite mouche qui fait des zigzags au plafond sans se douter une seule seconde qu’une légère, infinitésimale, déviation de sa trajectoire la fera basculer dans le cauchemar
Il dit alors
écouter ce que cette petite mouche a à nous dire
et commence par décrire les premières scènes du film d’horreur que chacun ne peut s’empêcher de visionner, fort de ses cent milliards de neurones, il raconte, vous vaquez tranquillement à vos occupations, chez vous ou au bureau, lorsque vous vous trouvez soudainement piégé, ligoté, saucissonné par un monstre velu qui va vous dévorer par le nombril en vous traînant dans une grotte jonchée de cadavres, il dit, ce film d’horreur est une pure fiction pour cette petite mouche, pas même une fiction, un néant, aussi inexistant pour elle que le progrès des sciences et des techniques, les cycles économiques, les ruses du marketing, les créations du design ou les dernières tendances du prêt-à-porter, elle ne pense à rien, à rien d’autre qu’à cette réalité qui se distord sans cesse dans un éblouissement sans fin, il dit, lorsque les hommes auront disparu elle sera encore là, pure vitesse, pure impatience, foudroiement visuel olfactif privé de toute préméditation, elle sera là, variation d’intensité au sein d’un univers dénué de consistance, de stabilité, elle est ce qu’il restera du monde quand il n’en restera rien, mémoire, équilibre, justice, cohérence, oui, dit-il, n’importe laquelle de ces minuscules bestioles réalise sans le savoir un audit de notre humanité, nous qui sommes des agrégats de flux et de matière en devenir, des agrégats d’univers qui s’épuisent en sédimentations, en cristallisations, en turbulences et en érosions, des agrégats d’univers qui ne cessent de s’attirer, de se repousser, de se refroidir, de se réchauffer ou d’exploser en gigantesques éruptions que cette petite mouche craint comme nous craignons les tsunamis ou les secousses telluriques, des agrégats d’univers dont la fin programmée ne sera rien, rien de plus qu’une légère modification de son paysage, pas plus importante que ne l’est pour nous l’étouffement d’une jungle sous une autoroute ou la disparition d’une galaxie.
(Et pendant que les dernières étoiles s’éteignent, la petite mouche se précipite dans l’immense toile.)