Après avoir accompli une trentaine de kilomètres et suivi une trajectoire fragmentée, faite de droites et de courbes, de bifurcations et de zigzags, survolé des toits, des arbres, des balcons, des enseignes, visité des dizaines d’appartements, de bureaux, de terrasses de cafés, échappé à une attaque d’hirondelles et de multiples embuscades tendues par des ennemis aussi inconcevables que puissants – pare-brise de scooters, moustiquaires, griffes de félins, dents de canidés… –, la petite mouche retrouvera le chemin qui l’amènera à l’endroit qu’elle avait exploré sitôt envolée du cadavre d’oiseau qui l’avait vue éclore, trente-trois jours auparavant, cet espace où elle était revenue à plusieurs reprises, inconsciente de ce bel ouvrage du hasard, de ses chaînes mathématiques de possibles et de probables, inconsciente surtout d’être bientôt arrivée au terme de son périple, de plus en plus rapide à mesure qu’elle s’en rapproche, cet espace hérissé de grands arbres et d’immeubles aux fenêtres désormais fermées à cause des derniers orages suivis de pluies diluviennes, tropicales, déploraient certains, cet espace aux murs pastel obscurcis par la circulation incessante derrière lesquels s’égrènent des dizaines de pensées, de gestes, ces dizaines de petites choses répétées, parfois jusqu’à l’usure – professeure de philosophie corrigeant ses copies, coach soulevant des haltères dans une cave reconvertie en salle de sport, étudiant en maths tentant pour la énième fois de communiquer avec l’esprit d’Évariste Galois tandis que la jeune femme de l’autre côté de la rue s’est remise à boxer dans le vide en vue de son prochain combat, le visage figé dans un étrange sourire – qui lui apparaîtront comme autant de tableaux abstraits, indéchiffrables pour son cerveau de mouche, épais mystère dont une autre espèce posséderait la clef, une espèce apparue après de nombreux millénaires de foisonnements et de tâtonnements, après cette révolution synaptique qui ébranla le vivant, réinitialisation du cerveau dont les premiers germes, présents dans la poussée frontale des purgatorius du jurassique, grandiront jusqu’à pouvoir ralentir, stabiliser, réfléchir et nommer cette prolifération accélérée de formes, de scintillements et de senteurs qu’elle ne va pas manquer de retrouver en entrant par la seule fenêtre encore ouverte.