CHAPITRE XVI
MESSAGES
On dit que les arbres de pierrebois de Landesfallen étendent leurs immenses racines pour les entremêler à celles de leurs voisins, jusqu’à ce que toute la forêt forme une masse unique. Ceux qui les observent racontent que les plus vieux d’entre eux semblent sentir la pousse de nouveaux arbres, et qu’ils se projettent vers eux pour les retenir afin que ces jeunes spécimens ne soient pas emportés par les tempêtes. Je suis convaincu qu’il en va de même pour les humains qui naissent avec une âme déjà ancienne.
Ils perçoivent les connexions entre nous, et ils luttent pour nous protéger.
La magicienne Averan
Dans son sommeil, Fallion fit un rêve étonnamment vivace, plus viscéral qu’aucun de ses songes précédents. Comme dans la vision qu’il avait eue en touchant l’agrafe en forme de hibou, il lui sembla que toute sa vie n’était qu’un rêve et qu’il goûtait la réalité pour la première fois.
Il marchait le long du flanc d’une colline, dans une modeste ville portuaire. Les maisons étaient étranges, petites huttes rondes en bambou au toit d’herbe séchée. Au loin, il entendait mugir du bétail. La route suivait le contour d’une baie en forme de U, et sur la plage d’en face, il voyait une fillette mener, à l’aide d’une badine, deux buffles d’eau noirs vers l’endroit où ils passeraient la nuit.
Jamais encore Fallion n’avait contemplé semblable endroit. Il s’émerveillait de chaque détail : l’odeur d’urine sur le bas-côté, la puanteur boueuse des rizières, la voix distante de la fillette qui chantait dans une langue qu’il n’avait jamais entendue ni même imaginée.
Poursuivant son chemin, il passa entre deux huttes à l’ombre desquelles il aperçut de grandes cages aux barreaux de fer noir, épais et inflexibles. Deux d’entre elles étaient vides et avaient la porte ouverte. Mais dans la troisième était accroupie une fillette un peu plus âgée que lui, aux cheveux aussi noirs et soyeux que la nuit. Même si elle n’avait que la peau sur les os, elle était jolie, et on devinait déjà qu’elle deviendrait une très belle femme. Elle avait passé ses bras autour de ses genoux.
Plantant son regard dans celui de Fallion, elle l’implora :
— Au secours ! Ils m’ont emprisonnée ! Je t’en supplie, libère-moi.
Puis la vision s’estompa et Fallion se réveilla, haletant. Il ne savait pas si son cœur cognait si fort parce qu’il avait peur, ou parce que son rêve l’avait mis en colère.
Il avait déjà entendu parler de messages télépathiques, et il se demanda si c’en était un. D’ordinaire, ces projections mentales n’avaient lieu qu’entre individus partageant un lien étroit : membres de la même famille ou amis proches. Quand quelqu’un en recevait une d’un parfait inconnu, on disait que celui-ci serait amené à jouer un rôle crucial dans sa vie.
Mais s’agissait-il bien d’un message, ou d’un simple rêve ? se demandait Fallion. Y avait-il réellement une fille prisonnière ? Avait-elle besoin qu’il la libère ? Il n’en était pas certain. Selon le Maître du Foyer Waggit, la plupart des rêves n’étaient que des pensées bizarres et hétéroclites, que l’imagination arrangeait pour en faire une histoire vaguement cohérente.
La fille aurait pu être Rhianna. Elle avait le même genre de visage, mais la couleur de ses yeux et de ses cheveux ne collait pas. Rhianna avait des cheveux roux foncé et des yeux d’un bleu intense. Non, songea Fallion. Elle ressemblait davantage au portrait de ma mère, celui qui se trouve dans son médaillon de fiançailles et qui a été réalisé du temps où elle était jeune et belle.
Quant à la cage… Rhianna aussi est prisonnière, réalisa Fallion. Prisonnière d’un labyrinthe de peur et de douleur. Est-ce d’elle que j’ai rêvé ? Et si oui, pourquoi ai-je eu l’impression qu’il s’agissait d’un message ?
À cet instant, Rhianna gémit dans son sommeil, enveloppée dans sa couverture noire près du feu. Un cauchemar. Elle faisait un cauchemar. Voilà l’explication, se dit Fallion. J’ai dû l’entendre geindre, et c’est ce qui a déclenché mon rêve.
Dehors, un vent violent soufflait sur la mer, grondant à l’aplomb des vagues qu’il fouettait pour les changer en rouleaux écumants. Il s’engouffra dans la baie, virant de-ci de-là comme un oiseau qui a perdu son sens de l’orientation dans la tempête. Atteignant la côte, il siffla entre les piliers de la jetée et s’insinua dans les rues, flottant au-dessus des pavés, explorant les masures plongées dans le noir.
Des rires tonitruants s’échappaient d’une auberge, mélangés aux notes d’un pipeau et aux glapissements aigus de quelques catins. Deux marins poussèrent la porte battante, et le vent entra sur leurs talons.
Dans un coin sombre, à une table ronde jonchée de chopes de bière vides, était assis un homme pansu à la barbe noire striée de gris, dont les cheveux bouclés tombaient sur ses épaules. Son regard trouble, qui ne fixait rien de particulier, s’éveilla soudain au contact du vent inquisiteur sur sa nuque.
Le capitaine Stalker s’ébroua. Apercevant les deux hommes qui venaient d’arriver, il donna un coup de pied dans un tabouret vacant pour les inviter à sa table. Enfin, « sa » table… Elle ne lui appartenait pas, sauf quand il faisait escale à la Cour des Marées, deux fois par an. Alors, l’auberge bruyante qui empestait le poisson devenait sa cour, et ce tabouret son trône.
En ces occasions, même les seigneurs affluaient pour le voir, des hommes délicats qui portaient un mouchoir parfumé à leur nez avec une grimace de dégoût. De petits barons à la voix nasillarde le suppliaient de les laisser investir dans son entreprise de transport maritime, tandis que des hommes d’affaires matois tentaient de lui vendre des marchandises en consignation, l’œil rivé sur leur marge bénéficiaire.
Stalker gardait ses livres de compte sur la table, à côté des chopes vides. Maintes taches de bière constellaient le parchemin. Bien que peu soigneux, le capitaine était un homme prudent. Il avait pour habitude de tester le vent pour déceler les grains en approche, de surveiller les brisants pour ne pas se laisser surprendre par des récifs dissimulés. Il menait son équipage d’une poigne de fer et faisait des profits respectables – au point qu’il était modérément riche, même si rien dans ses vêtements froissés et ses cheveux en bataille ne le laissait supposer.
Et pour l’heure, il sentait approcher une tempête.
Moins de deux heures s’étaient écoulées depuis que le seigneur Borenson, un soldat de force vieillissant au service de Gaborn Val Orden, avait acheté des places à bord de son navire. Le Roi de la Terre venait juste de mourir ; il était prévisible que certains nobles, craignant de ne pas avoir les faveurs du nouveau souverain, cherchent à fuir Mystarria.
Mais beaucoup de choses dans le discours de Borenson avaient fait retentir des sirènes d’alarme dans la tête de Stalker. Le bonhomme était célèbre. Tout le monde à Mystarria le connaissait au moins de nom, et quatre des clients de l’auberge l’avaient identifié à vue. Il avait été le garde du corps personnel de Gaborn Val Orden, dont il avait accepté de protéger les héritiers. À présent, il fuyait le pays avec femme et enfants, quelques heures seulement après qu’un ténébreux personnage ait offert une récompense en échange d’informations sur un groupe de fugitifs.
— Il y aura sans doute deux petits garçons, avait-il dit. Deux petits garçons aux cheveux noirs et au teint mat comme des bâtards indhopalais.
Pas la peine d’être plus intelligent qu’une huître pour comprendre qui il recherchait. Les princes de Mystarria avaient du sang indhopalais par leur mère, la reine Iomé Sylvarresta Orden.
La récompense proposée était substantielle.
Les nouveaux venus se laissèrent tomber sur des tabourets face à Stalker. L’un d’eux siffla pour réclamer deux bières, qu’une accorte serveuse apporta aussitôt. Les marins se penchèrent en avant et, avec un sourire réjoui, dévisagèrent Stalker.
— Alors ? demanda celui-ci.
Il se doutait que les nouvelles étaient bonnes. Il le voyait dans l’attitude de ses hommes, dans leur désir de l’obliger à leur tirer les vers du nez.
— C’est eux, grimaça un des marins, le timonier Endo. On a laissé traîner nos oreilles du côté du palais.
Endo était un petit homme noueux, qui avait la peau albinos et les cheveux couleur de cinabre d’un Inkarran. Comme tous ses compatriotes, il ne supportait pas la lumière du jour et dirigeait donc l’équipe de nuit du navire de Stalker.
— Y a eu une bataille hier soir, un peu à l’ouest d’ici. Le Roi de la Terre avait pas plus tôt clamsé que quelqu’un a attaqué le château de la reine à Coorm, pendant que tout le monde pionçait. Alors, la reine s’est barrée avec ses gamins en direction de l’est et de la Cour des Marées. Mais elle est jamais arrivée au palais. Elle a juste disparu.
Était-ce possible ? se demanda Stalker. La reine avait-elle vraiment l’intention d’emmener ses fils en exil ? Possible. Ça n’aurait pas été dénué d’une certaine logique. Pour avoir pris trop de Dons de Métabolisme, Iomé Sylvarresta Orden avait vieilli prématurément. Il ne lui restait sans doute pas plus d’un an ou deux à vivre, et à sa mort, ses enfants ne seraient pas encore prêts à régner. Donc, elle faisait le nécessaire pour les mettre en sécurité.
Mais l’histoire était contre elle. Longtemps auparavant, le monde avait connu un autre Roi de la Terre, un homme du nom d’Erden Geboren. Comme Gaborn Val Orden, il avait connu une ascension précipitée, et le peuple l’adorait. Comme Gaborn Val Orden, il était très doué pour tuer les maraudeurs, mais répugnait à prendre des vies humaines. Et lorsque sa propre sœur s’était retournée contre lui, il semblait s’être laissé mourir, avoir juste cessé de vivre par manque de volonté.
Mais Stalker savait une chose que la plupart des gens ignoraient. Une chose qui concernait la famille d’Erden Geboren – ses enfants.
Le fils aîné du Roi de la Terre aurait dû lui succéder. Son peuple y était favorable. Des nations entières s’étaient dressées pour réclamer qu’il prenne la succession de son père. Mais leurs cris s’étaient tus bien vite, et leurs espoirs éteints moins d’une semaine plus tard, quand on avait retrouvé les enfants d’Erden Geboren assassinés dans leur lit.
Iomé devait connaître cette histoire. Et elle avait dû en tirer la leçon.
— On va se faire un paquet de fric, se réjouit l’autre homme, un matelot dénommé Blythe. Je vais chercher le type qui a offert la récompense ?
Le capitaine Stalker s’humecta les lèvres et réfléchit un moment.
— Non, lâcha-t-il enfin.
— Mais c’était cinquante aigles d’or ! protesta Blythe.
— Cinquante aigles d’or ? répéta Stalker avec mépris. Ça ne fait que vingt-cinq pour chaque prince. À ton avis, combien la Cour d’ici dépense-t-elle chaque année pour construire des routes, acheter des armures aux soldats et réparer les murs du château ?
Blythe haussa les épaules en signe d’ignorance.
— Des millions d’aigles d’or, dit Stalker sur un ton caverneux. Des millions.
Blythe ne parvenait pas à imaginer une telle somme. Cinquante aigles d’or était plus qu’il n’en gagnerait en vingt ans à son poste actuel.
— Mais… mais on pourrait…
Stalker devait l’amener à voir le tableau dans son ensemble.
— À ton avis, que deviendront les gamins ? demanda-t-il. Que crois-tu que ce type leur fera – qu’il les éliminera ? Qu’il leur tranchera la gorge ? Non, il a quelque chose d’autre en tête.
Blythe serra les poings de frustration. C’était un homme costaud, habitué aux travaux les plus rudes du bord tels que grimper dans la mâture et ferler les voiles. Stalker sentit la colère qui enflait en lui.
— Sois patient, dit-il en portant la main à sa bourse.
Il en sortit d’abord deux aigles d’argent, avant de décider que seul de l’or pourrait lui acheter l’obéissance du marin impatient. Aussi jeta-t-il quatre aigles d’or sur la table.
— Voici de quoi attendre un peu.
— Attendre quoi ? s’enquit Blythe.
Et le capitaine réalisa que ce n’était pas juste l’argent qui intéressait son matelot. Sur le visage de celui-ci, il lisait une faim intense, une avidité cruelle. Blythe espérait voir mourir les enfants.
— Réfléchis, lui intima Stalker. Si on garde les gamins quelque temps, comment réagira le type ?
De nouveau, Blythe haussa les épaules.
— Il augmentera le montant de la récompense, voilà ce qu’il fera. Ce ne sera plus cinquante aigles d’or, ni même cinq cents ou cinq mille. Cinq cent mille, c’est ce que j’estime qu’ils valent… au minimum !
Le capitaine Stalker avait un flair hors du commun quand il s’agissait de faire du profit. Tout le monde le savait – même Blythe, qui ne connaissait pas grand-chose d’autre que la brûlure du soleil et la gifle du vent sur son visage. C’était ce qui faisait le succès de chaque expédition du Léviathan. Alors, le matelot leva vers son capitaine un regard plein d’espoir.
— Combien pour ma part ?
Stalker le détailla d’un œil critique. Il n’était pas généreux par nature, mais il décida que cette fois, il ne pouvait pas se permettre de se montrer trop radin.
— Cinq mille.
Blythe réfléchit. Ce n’était pas des parts égales, mais ça restait une fortune. Le rouge lui monta aux joues, et une cupidité non dissimulée brilla dans ses yeux pâles.
— Cooooo, chuchota-t-il.
Endo se redressa et but une grande lampée de bière pour sceller leur marché.
— Cinq mille, répéta Blythe, étourdi. On va être riches !
Il se dandina sur son tabouret et dévisagea ses complices comme pour les inviter à se réjouir avec lui.
— Juste une chose, dit Stalker en se penchant vers le matelot pour lui montrer qu’il était sérieux. Tu souffles un mot de ceci à quiconque, et je t’égorge de mes propres mains avant d’utiliser ta langue comme appât à poissons.