CHAPITRE XXIII
LES ENFANTS INVISIBLES
On dit souvent que les enfants sont invisibles. Je pense plutôt que nous tendons à les voir, non tels qu’ils sont, mais tels que nous nous attendons à ce qu’ils soient.
Et quand nous n’attendons rien d’eux, nous apprenons à ne pas les voir.
Maître du Foyer Waggit
Rhianna resta couchée la plus grande partie de la matinée. Quand les autres enfants se levèrent et montèrent l’échelle pour aller manger, elle resta enveloppée dans sa couverture. Myrrima mit de l’ordre dans leur cabine, pliant les vêtements et faisant les lits. Voyant que Rhianna ne bougeait pas, elle la détailla et demanda :
— Tu ne viens pas déjeuner ?
Rhianna secoua la tête.
— … Pas faim. Je me sens mal.
— Tu es malade, ou tu as juste le mal de mer ?
— Juste le mal de mer.
C’était un mensonge commode, qui ne nécessiterait pas qu’elle approche une lampe de sa tête pour faire chauffer sa peau et feindre la fièvre.
— Toute la famille Ainslee l’a aussi, dit Myrrima, faisant allusion à des réfugiés qui dormaient dans la cale, près des enclos de poules, de canards et de cochons. Tu veux un seau, ou tu seras capable de monter sur le pont si tu as besoin de vomir ?
Rhianna avait l’estomac retourné. Elle ne digérait pas son meurtre.
— Un seau, réclama-t-elle.
Myrrima passa la main sous une des couchettes et en sortit un seau en bois apparemment placé là pour ce type d’urgence. Ainsi Rhianna resta-t-elle couchée.
Puis Borenson et Fallion revinrent, et Borenson annonça à son épouse :
— Streben est mort.
Myrrima retint son souffle quelques instants avant de demander :
— Tu l’as tué ?
— Non, la détrompa Borenson. Quelqu’un d’autre s’en est chargé à ma place.
— Le capitaine pense que c’est moi, clama Fallion. Ils ont trouvé Humfrey mort.
— Oh, je suis désolée, compatit Myrrima en se penchant pour le serrer longuement dans ses bras.
— Le capitaine a vu le sang du strengi-saat sur mon couteau, et il a cru que c’était celui de Streben, expliqua Fallion.
Rhianna se sentit encore plus mal. Soudain, elle eut une vision de Fallion se balançant aux taquets pour le crime qu’elle avait commis.
Borenson s’esclaffa.
— Va nettoyer ton couteau. Tu sais bien qu’il ne faut pas le laisser dans cet état.
Fallion se dirigea docilement vers l’échelle.
— Tu ne peux pas l’envoyer faire ça, siffla Myrrima. Les marins le verront. Ils considéreront son geste comme un aveu.
Fallion ralentit et hésita.
— Ce n’est pas moi qui vais le nettoyer, contra Borenson.
Rhianna se demanda si elle devait offrir de s’en charger. Si quelqu’un devait être soupçonné, il semblait normal que ce soit elle.
— Personne ne va le faire, trancha Myrrima. Fallion, garde ton couteau sale pendant quelques jours… mais évite de le sortir du fourreau. (Puis elle dévisagea son mari.) Alors, que va-t-il se passer ? Le capitaine va-t-il faire passer Fallion en jugement ?
Borenson gloussa.
— Pas du tout. Il lui a demandé d’être son garçon de cabine. À mon avis, il ne croit pas à son innocence ; donc, il le récompense.
— Il le récompense pour avoir tué un homme ? s’exclama Myrrima, incrédule.
Borenson haussa les épaules.
— C’est son sang de pirate qui parle, j’imagine. Je ne suis pas inquiet au sujet de Stalker. Il a l’air de bien aimer Fallion. Mais nous devrions peut-être nous méfier de l’équipage.
— Streben ne devait pas avoir beaucoup d’amis, fit remarquer Myrrima. Je ne pense pas que nous ayons à nous soucier d’éventuelles représailles. Et puis, n’importe qui aurait pu le tuer.
— Oui, mais c’est le ferrin de Fallion qu’on a trouvé mort, répliqua Borenson.
Myrrima réfléchit un moment, puis demanda :
— Fallion, y a-t-il quelque chose que tu aurais omis de nous dire ?
Borenson partit d’un grand rire.
— Quelle belle famille nous faisons, à nous accuser mutuellement de meurtre à l’heure du petit déjeuner !
— Ce n’est pas moi qui l’ai fait, et ce n’est pas toi non plus, raisonna Myrrima. Et Humfrey était dans la cabine quand nous nous sommes couchés. Il a rampé sur mes pieds une douzaine de fois pendant la nuit.
— Tu sais comment sont les ferrins. Il a dû trouver un trou de rat et sortir tout seul. Ou peut-être qu’un des enfants est monté aux latrines et qu’Humfrey en a profité pour filer.
Borenson se tut. Planquée sous sa couverture, Rhianna imagina que tout le monde la regardait. Ses compagnons avaient fini par additionner deux et deux. Elle jeta un coup d’œil dehors. Personne ne faisait attention à elle. Ils étaient tous assis tête baissée, en train de réfléchir. Personne ne la soupçonnait.
Je ne suis qu’une enfant à leurs yeux, réalisa Rhianna. Une pauvre fillette blessée et malade.
Alors, elle sut que personne ne la soupçonnerait jamais.

 

— Je suis désolé pour votre neveu, dit Fallion au capitaine Stalker l’après-midi, quand il se présenta dans sa cabine pour commencer son travail.
Il ne savait pas trop pourquoi il avait dit ça. Il se réjouissait que Streben soit mort, et devinait que son oncle s’en fichait un peu.
Le capitaine le jaugea du regard.
— Quand j’avais la moitié de ton âge, mon père m’a pris sur ses genoux et m’a dit quelque chose dont je voudrais que tu te souviennes. Il m’a dit : « Quand ils sont en colère, bien des hommes menacent d’en tuer un autre. Ils crient qu’ils vont le faire et le répètent à qui veut bien les entendre. C’est un premier type d’homme. Mais il en existe un deuxième type : ceux qui ne disent rien à personne. Ceux-là se contentent d’aller chez leur ennemi un soir, avec un couteau dans la manche. »
La voix de Stalker se fit douce et pensive.
— « Avant ça, ils ont pris la peine de creuser un trou dans le champ voisin. Et quand leur ennemi vient ouvrir la porte, ils ne lui donnent pas d’avertissement. Ils se contentent de lui faire son affaire. »
Stalker garda le silence un long moment.
— « C’est le genre d’homme que je veux que tu sois. » Voilà ce que mon père m’a dit.
Bien entendu, Stalker ne l’avait pas écouté. Pendant des années, il avait travaillé honnêtement dans la marine marchande, déterminé à oublier son passé et son éducation. Mais quand vous faites ça, avait-il découvert, vous ramollissez, et le monde peut s’écrouler autour de vous en un clin d’œil. Parfois, il lui semblait que s’il pouvait tout recommencer à zéro, il suivrait les conseils paternels.
Il réfléchit encore avant de dire :
— Streben a tué ton ferrin, et tu as tué Streben. Ne te lamente pas sur son sort à présent, et ne fais pas semblant d’être désolé. Le moment venu d’étriper un homme, contente-toi d’agir vite et sans bruit. C’est plus digne. Tu comprends ?
Fallion acquiesça, blessé que le capitaine le croie coupable.
— Bien, dit Stalker en lui donnant une tape sur l’épaule. Je suis content de connaître un petit gars de ta trempe.
Surpris, Fallion leva les yeux vers lui. Il voulait clamer son innocence. Il n’avait tué personne. Mais l’admiration qu’il entendait dans la voix du capitaine était si sincère qu’il le regrettait presque.
De plus, il était curieux d’en apprendre davantage sur Stalker. À l’entendre, celui-ci avait été élevé par des loups sous forme humaine. Mais la vérité était encore plus évidente : le capitaine avait réellement du sang de pirate dans les veines.
Tandis que Stalker vaquait à ses occupations sur le pont supérieur, Fallion s’attela au nettoyage de sa cabine. Beaucoup de butin était entreposé là – des caisses en bois pleines des vins les plus fins de Mystarria, de livres précieux, d’herbes exotiques, de parfums coûteux et de joyaux.
Le capitaine lui avait demandé de noter chaque objet dans un registre avant de le ranger. Les bouteilles devaient être entreposées sous son lit, et le reste du butin, dans un compartiment secret au-dessus de la couchette. Certains des objets surprirent Fallion : notamment, vingt arcs longs en acier de printemps sylvarrestien. Il était difficile de s’en procurer même à Mystarria, et à cause de leur grande puissance, la loi interdisait de les vendre à des étrangers.
Pendant qu’il rangeait, Fallion découvrit un grand coffret de bois dans le bureau de Stalker. Il le sortit pour en examiner le contenu et trouva un second registre aux pages tachées de bière, dont le récapitulatif en dernière page était dûment tamponné par le capitaine du port de la Cour des Marées.
Il compara avec le registre dans lequel il écrivait depuis le début – le véritable registre – au registre officiel. Les deux listes collaient parfaitement tant qu’on s’en tenait aux marchandises entreposées dans la cale : des centaines de tonneaux d’alcool, de briques de fromage, de rouleaux de tissu, etc. Mais le butin entreposé dans la cabine de Stalker, cette multitude de petits objets précieux, avait presque autant de valeur que tout le contenu de la cale.
Stalker était un contrebandier.
Fallion fut choqué de s’en rendre compte. Le capitaine lui avait pourtant paru amical…
Il finit de ranger le butin, puis alla chercher un seau d’eau chaude et du savon et frotta le sol, le bureau et tout le reste de la cabine. Il voulait que le capitaine soit content de lui. Si Stalker l’appréciait, il lui confierait peut-être de plus grandes responsabilités. Avec un peu de temps et de patience, Fallion pourrait apprendre à diriger tout le navire.
Mais son apprentissage commençait ici, à genoux sur un plancher crasseux.
Lorsqu’il fut las de briquer, Fallion alluma une bougie et vérifia que la cabine était entièrement propre et rangée. Puis, fatigué jusqu’à la moelle, il se laissa tomber dans la chaise de bureau de Stalker.
Un long moment, il ne fit rien d’autre que fixer la bougie, comme s’il était hypnotisé par la multitude de couleurs que présentait une simple flamme : le blanc et le bleu très clair près de la mèche, les différentes teintes d’or et d’orangé autour. Il étudia la façon dont la flamme dansait, agitée par des vents invisibles.
Il tenta d’anticiper ses mouvements, de prévoir de quel côté elle allait pencher, à quel moment elle allait crachoter et baisser brusquement, ou grandir et s’intensifier comme si elle avait trouvé un nouveau combustible. Mais c’était impossible. La flamme le surprenait toujours en restant juste au-delà de son entendement.
— Es-tu un Tisseur de Flammes ? avait demandé le fumeur en riant.
À présent, Fallion commençait à se poser la question lui-même.
Il se souvint de la façon dont la torche avait brûlé plus fort dans sa main pendant qu’il combattait le strengi-saat. Sur le coup, il avait pensé que c’était dû à la créature, que celle-ci avait peut-être un souffle explosif comme les gaz au fond d’une mine. Maintenant, il se demandait s’il n’avait pas conjuré ce brasier inconsciemment, et réduit la torche à l’état de moignon en un instant.
Le vieil homme l’avait appelé « porteur de torche ». Fallion aimait bien ce nom. Un porteur de torche était quelqu’un qui dispensait de la lumière, qui éclairait la voie d’autrui. C’est un nom noble, songea-t-il, et une noble destinée.
Fixant la flamme, il se concentra pour l’intensifier et remplir la pièce de lumière. Mais aussi longtemps qu’il la regarda, rien ne se produisit.
Alors, il décida de modeler la flamme. Il avait entendu parler d’un garçon, en Heredon, qui pouvait faire jaillir des braises dans le ciel ainsi que des étoiles filantes, façonner des fleurs de feu ou des filaments qu’il tressait pour en faire une couronne de lumière.
Un long moment, Fallion étudia la flamme de la bougie et tenta de la plier à sa volonté – mais là encore, sans résultat.
— Il faut sacrifier quelque chose au Feu, chuchota une voix dans sa tête.
C’était un souvenir, Fallion en avait la certitude – quelque chose que le Maître du Foyer Waggit lui avait dit autrefois. On ne pouvait pas contrôler les Puissances supérieures, seulement les servir. Le père de Fallion était devenu le Roi de la Terre parce qu’il servait bien cette dernière, parce qu’il avait subordonné sa volonté à celle de la Terre.
Mais que désirait le Feu ?
Du combustible.
Fallion se remémora une plaisanterie que le Maître du Foyer Waggit lui avait racontée un jour. « Comment appelle-t-on un jeune Tisseur de Flammes ? »
Fallion savait qu’il existait différents titres pour les Tisseur de Flammes au sein de leur ordre. Ceux qui pouvaient conjurer des flammes étaient appelés boutefeux. Ceux qui pouvaient s’embraser eux-mêmes, se changer en colonne de flammes, étaient appelés immolateurs. Mais Fallion n’avait jamais entendu le titre donné aux membres de rang inférieur. Il avait suggéré des noms peu familiers : un apprenti ? Un novice ? Un acolyte ?
Waggit avait souri.
— Un incendiaire.
Parce qu’il était obligé de servir le feu. Il devait continuellement nourrir les flammes.
D’un tiroir du bureau, Fallion sortit un vieux bout de papier froissé, sur lequel n’étaient griffonnés que quelques mots. Il le tendit tout près de la bougie.
— Viens le chercher, chuchota-t-il.
La flamme s’inclina vers le papier et se tendit telle une langue avide. Dès qu’elle l’eut atteint, elle se mit à le dévorer.
Comme le papier brûlait, Fallion laissa les flammes lui lécher les doigts. Il fut surpris de ressentir si peu de douleur. Il réussit à l’endurer assez longtemps avant de lâcher le papier. À cet instant, il se sentit plus sage, plus lucide que jamais auparavant.
— Es-tu un Tisseur de Flammes ? avait demandé le vieil homme.
— Oui, répondit Fallion.
Sur ces entrefaites, le capitaine revint. Fallion leva les yeux. Les registres étaient toujours grands ouverts sur le bureau ; il les avait presque oubliés.
Stalker renifla.
— Qu’as-tu brûlé ?
Fallion grimaça.
— Des preuves, plaisanta-t-il.
Une expression soupçonneuse passa sur le visage de Stalker, qui désigna les registres du menton et demanda :
— Tu y as compris quelque chose ?
— Vous écrivez en pattes de mouche, répondit Fallion, mais oui, j’ai compris. Vous êtes un contrebandier.
Stalker le dévisagea en plissant les yeux comme s’il réfléchissait.
— Parfois, on est forcé de rogner un peu les angles, de faire des choses qu’on préférerait éviter. Même quand on est scrupuleux.
Et c’était vrai. Stalker avait des factures à payer, de l’argent à verser à des gens louches auxquels il ne voulait même pas penser. Depuis quatre ans, il était forcé de passer de plus en plus de marchandise en fraude. Mais la vérité, c’est qu’il avait toujours transporté un petit quelque chose en douce.
— Alors, c’est vrai : je fais des affaires sous la table. Les beaux seigneurs dans leurs manoirs n’en savent rien. Mais ça ne fait de mal à personne. Tu me détestes ?
Fallion réfléchit longuement, se demandant si Stalker abritait un locus. Et si c’est le cas, pourquoi essaie-t-il de gagner mon amitié ?
Le capitaine interrompit le cours de ses pensées.
— Qui possède la richesse ?
— Ceux qui la créent, je suppose, répondit Fallion.
Considérant sa propre situation, Stalker fronça les sourcils.
— C’est ceux qui devraient la posséder, pas ceux qui la possèdent pour de bon – du moins, pas au final. L’argent leur coule dans les mains, mais ils ne peuvent pas le retenir. Nombreux sont les hommes qui travaillent dur toute leur vie pour gagner de l’argent. Et ils le perdent systématiquement. Quand ils meurent et que les vers les mangent, bien entendu, mais en règle générale, beaucoup plus tôt que ça. Ils peuvent le perdre par sottise, en l’investissant dans un bateau qui s’échouera. Ils peuvent aussi le boire, le dépenser en allant aux putes ou pire, le distribuer à ces foutus pauvres qui n’ont jamais appris à en gagner par eux-mêmes. Mais au final, ils le perdent tous.
« Maintenant, mon père t’aurait dit que ceux qui sont incapables de conserver leur richesse ne la méritent pas. C’est comme donner une voiture à un singe ou un château à un cochon : ils peuvent en profiter un moment, mais ils n’ont pas assez de jugeote ou de discipline pour le conserver. Et tu sais pourquoi ? Parce que quand tout est dit, ceux qui possèdent la richesse, ceux qui parviennent à la conserver, sont les gens assez forts, assez malins, assez cruels pour s’en emparer et s’y accrocher quoi qu’il advienne. Voilà à qui appartient vraiment la richesse.
Fallion lui jeta un regard interrogateur. Le Maître du Foyer Waggit lui avait appris que la richesse découlait de la création de biens. Mais ses enseignements ne collaient pas avec les propos de Stalker.
Celui-ci poursuivit :
— Écoute, voilà comment ça se passe. Un roi collecte des taxes, pas vrai ? Il prend la richesse de ses vassaux. Tous les automnes, il envoie ses seigneurs remplir les caisses. Mais a-t-il travaillé le moins du monde pour cet argent ? Est-ce lui qui a trait les vaches et changé le lait en beurre ? Est-ce lui qui s’est cassé le dos en maniant la faux dans les champs, lui qui a récolté le blé et qui l’a moulu pour en faire de la farine ? Est-ce lui qui a ramassé la glaise et qui s’est brûlé les mains en cuisant les briques pour construire sa maison ? Non. Un roi n’est qu’un seigneur qui dispose des armes, des hommes et de la volonté nécessaires pour éliminer tout honnête homme qui oserait se dresser contre lui.
Fallion comprenait le raisonnement de Stalker, et il pouvait facilement le contredire. Il pouvait arguer qu’un seigneur rend des services en échange des taxes versées, qu’il se bat, souffre et saigne pour protéger son peuple et que de ce fait, il est partiellement responsable de la création de richesses sur ses terres.
Mais il ne pouvait pas le faire de bonne foi. Malgré son jeune âge, la vérité lui apparaissait clairement. Et cette vérité, c’est qu’il avait grandi dans le confort et reçu le meilleur de chaque chose, alors qu’il n’avait rien fait pour le mériter.
La seule différence entre lui et les petits miséreux aux cheveux couleur de lin qui gardaient des cochons dans les collines au-dessus de Château Coorm, c’est qu’il était né dans une famille qui, depuis des générations, dépouillait ses vassaux et les maintenait dans une pauvreté relative tandis qu’elle-même profitait de ses rapines.
Fallion n’avait jamais pensé une seule minute qu’il travaillait plus dur, souffrait davantage ou méritait mieux que les paysans qui labouraient les champs. Il avait observé l’apprenti du maréchal-ferrant, un jeune garçon qui passait toutes ses journées à attiser le feu de la forge et à marteler du métal. Quelle petite vie misérable il avait !
Fallion n’avait jamais dû se donner autant de mal. Le Maître du Foyer Waggit avait tenté de l’embobiner, mais l’enfant avait vu au travers de ses mensonges.
— Alors, en quoi un roi est-il différent de n’importe quel autre voleur ? lança Stalker.
— En rien, admit Fallion. Il sert juste assez son peuple pour pouvoir se convaincre de sa propre bonté et dormir sur ses deux oreilles.
Stalker le jaugea longuement, comme s’il s’était attendu à une âpre discussion.
— C’est la triste vérité, finit-il par dire. Possèdent la richesse ceux qui sont assez forts, assez malins et assez cruels pour s’en emparer. (Il s’agenouilla pour pouvoir regarder Fallion dans les yeux.) Alors, je te le demande : pourquoi toi et moi ne ferions-nous pas partie de ces gens ?
Voilà donc à quoi se résumait sa philosophie, songea Fallion. Nous sommes tous destinés à finir sans rien, alors pourquoi ne pas nous accrocher à tout ce que nous pouvons aussi longtemps que nous le pouvons ?
Cette idée révulsait Fallion. Et il voyait bien qu’elle révulsait également Stalker. Les arguments du capitaine n’étaient que des mots qui sortaient de sa bouche. Il n’adhérait absolument pas à sa propre théorie.
— Votre père était pirate ?
Stalker grimaça.
— Non. Mon grand-père l’était. Mais mon père, il a briqué le pont d’un autre toute sa vie.
Fallion en fut intrigué. Stalker avait grandi au sein d’une culture criminelle. Or, Fallion voulait comprendre le mal, voir le monde à travers les yeux des hommes qui le pratiquaient. Il lui semblait que cela l’aiderait à trouver un moyen efficace de combattre un locus. Et en discutant avec lui de sujets que le Maître du Foyer Waggit, au discours si policé, n’aurait jamais osé aborder, Stalker venait de lui donner un cours magistral sur les bases du mal.
Fallion décida que malgré tout, Stalker était quelqu’un de sympathique. Il savait que parfois, les circonstances obligent des hommes honorables à faire des choses qui leur répugnent.
— Non, je ne vous déteste pas.
— Brave petit gars, dit le capitaine avec une large grimace. Maintenant, va dire au cuisinier de te préparer un flan au rhum.
Fallion sortit de la cabine en courant, le cœur léger. Il avait la certitude qu’il venait de se faire un ami.