CHAPITRE XXVI
DES EAUX AGITÉES
L’espoir est le père de toutes les vertus.
Brisez l’espoir d’un homme, et vous le couperez de la source de toute décence.
Sermombre
À huit semaines de voyage, les côtes étaient hors de vue, et Fallion fut informé par le guetteur perché dans la hune qu’ils venaient de pénétrer dans le royaume d’« Outre-Inkarra ».
Le jeune garçon avait toujours considéré Inkarra comme le bout du monde. C’était un ensemble de nations toutes peuplées de gens à la peau blanche, qui travaillaient et chassaient de nuit – un royaume interdit. Aucun de ceux qui avaient franchi ses frontières n’en était revenu vivant.
Fallion et Jaz étaient ravis. Désormais, ils voguaient dans des eaux légendaires ; ils allaient traverser les Atolls, suivre un chapelet d’îles volcaniques jusqu’aux Marinières et poursuivre leur chemin vers l’autre côté du monde.
Un matin, alors que Stalker penché sur son bureau examinait ses cartes maritimes, Fallion vit de l’inquiétude sur son visage et demanda :
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Voici notre route actuelle. Tu vois les Marinières ? Nous sommes censés faire escale ici, à Talamok, révéla Stalker en tapotant une carte de l’index. J’ai des marchandises à y décharger.
— Et alors ? C’est dangereux ?
Stalker ne répondit pas tout de suite. Depuis un certain temps déjà, il s’efforçait de prendre une décision.
— Ça grouille de pirates, dit-il enfin, son regard planté dans celui de Fallion. Je crois que je vais plutôt contourner Talamok bien au large. Nous avons assez d’eau et de vivres pour tenir jusqu’ici, si le vent se maintient. (Il désigna une tache brune flanquée du nom « Byteen ».) C’est une île inhabitée. L’équipage pourra descendre à terre pour ramasser des fruits, et peut-être chasser des cochons sauvages. Ça te plairait, de chasser le cochon sauvage ?
Depuis l’incident survenu avec un grand sanglier dans le Bois de Dunn, Fallion était terrifié par tous les cochons. Mais ceux-là vivaient sur une île ; ils ne seraient sûrement pas aussi gros que ceux qu’on trouvait en Heredon.
— Évidemment, marmonna Stalker, nous devrons peut-être arracher notre pitance aux singes de mer.
Ces créatures vivaient en grand nombre dans les Marinières ; elles nageaient d’une île à l’autre pour récolter des fruits et pêcher du poisson. Parfois, elles se déplaçaient à plusieurs centaines, les bras entrelacés, formant de véritables îlots vivants.
— Pourquoi ne pas nous arrêter sur une des autres îles habitées ? suggéra Fallion.
Apparemment, le choix était vaste : des dizaines, voire des centaines, dont une appelée Syndyllian qui faisait cent lieues de long et abritait trois ports.
— Parce qu’elles sont sous le contrôle de Sermombre, répondit Stalker.
Fallion se figea, alarmé.
— Sermombre est un pirate ? demanda-t-il.
— Tu as déjà entendu parler d’elle ?
— Une ou deux fois, admit le jeune garçon. Qui est-ce ?
Stalker s’interrogea. Fallion ne semblait pas savoir que Sermombre avait mis sa tête à prix, et encore moins que Stalker se demandait s’il devait le lui livrer ou non. Ne pas le faire eût été un suicide.
— C’est un seigneur pirate, dit-il enfin. Un des plus terribles – et un puissant Seigneur des Runes. En mer, les hommes qui possèdent des Dons sont plus rares que les chèvres à deux têtes. Il est presque impossible de se procurer du sang-métal, et les marins ont un proverbe : « Il suffit d’une poignée de Dons pour régner sur les océans. » Sermombre en a bien plus qu’une poignée, tu peux me croire.
« Elle est sortie de nulle part il y a quelques années, à peu près à l’époque de ta naissance, et elle a construit une forteresse ici, à Derrabee. (Le capitaine posa son index sur une grande île.) Très vite, elle s’est procuré plusieurs navires et elle a pris le contrôle des Marinières.
Il agita la main, désignant tout l’archipel.
— Et personne n’a pu l’arrêter ?
— Les seules personnes qui s’en soucient sont les habitants de Landesfallen, et nous ne sommes guère nombreux – ces jours-ci, pas plus d’une douzaine de marchands qui arpentent les océans. Landesfallen n’a pas de vraie marine.
Stalker semblait si peiné que Fallion n’osa pas l’interroger sur les batailles qu’il avait livrées. Il voyait bien que Sermombre l’avait battu.
— Maintenant, je la paie pour sa protection. Elle laisse passer le Léviathan. Mais parfois, elle nous aborde. Tu sais, le bateau noir qui nous suit ? C’est un des siens.
Pour la première fois depuis des semaines, Fallion se sentait vraiment perturbé. Sermombre était le maître d’Asgaroth. Ils chassaient ensemble. Comme des loups, avait dit sa mère. Comme des loups…
Sermombre est devant nous. Et Asgaroth est venu de l’ouest pour me chasser vers le bout du monde – autrement dit, me rabattre vers Sermombre, raisonna Fallion.
Stalker avait raison de se méfier de sa route initiale. Son plan semblait bon : contourner les îles en passant le plus loin possible au large.
De son côté, Stalker regardait Fallion et réalisait qu’il ne pourrait jamais le livrer à Sermombre, quelle que soit la récompense. Il était devenu trop proche de l’enfant au cours des dernières semaines. Fallion était un bon petit gars, intelligent et capable. Comme les fils qu’il aurait encore dû avoir.
Je mourrai plutôt que de la laisser le prendre, se dit Stalker. Et puis, les hommes aussi le considèrent comme l’un des nôtres maintenant. Ils se mutineraient probablement si je le vendais.
Fallion observait la carte avec méfiance. Le plan de Stalker le réconfortait quelque peu. Pourtant, le jeune garçon éprouvait une étrange certitude. Jusque dans ses tripes, il sentait que c’était sa destinée de rencontrer Sermombre.
Les confins de la Terre ne sont pas encore assez loin.
Fallion regagna sa cabine et passa la matinée à affûter son couteau.
Le vent ne se maintint pas. Stalker mit le cap au nord pour tenter de contourner les Marinières, mais durant les deux semaines qui suivirent, les voiles restèrent flasques. Il aurait fallu une bonne tempête pour propulser le Léviathan au-delà de l’archipel.
La saison des ouragans était déjà bien avancée, et Stalker avait osé espérer qu’il n’en verrait pas un seul cette année-là. Mais un matin, les voiles se relâchèrent complètement, et Unkannunk se mit à rugir et à frapper le pont de son énorme massue, comme saisi par un accès de folie.
En sortant de sa cabine, Stalker fut confronté à un lever de soleil qui lui noua l’estomac. Le ciel à l’horizon avait la teinte bleu-vert d’une ecchymose, et l’air était aussi lourd qu’une couverture mouillée. On sentait la foudre dans l’air, comme une nuée de piqûres d’épingle dans la nuque.
— Affalez les voiles, ordonna Stalker. Verrouillez les écoutilles, et attachez-vous.
Il n’y avait pas de port où se réfugier. Le Léviathan se trouvait vingt-cinq lieues au nord de l’île la plus proche, à tout le moins. Naviguer au large impliquait toujours une part d’incertitude, et Stalker n’avait qu’une idée approximative de l’endroit où il se trouvait.
Myrrima le sentait aussi. Elle s’était éveillée en proie à une terreur solennelle et n’avait pris ni le temps de manger, ni celui de vêtir ses enfants. Elle passa toute la matinée sur une échelle de corde, à tracer des runes de protection sur le bateau, des runes de force pour assurer son intégrité et des runes de clairvoyance pour guider le timonier.
Puis la tempête arriva. Les nuages s’accumulèrent dans les cieux, bloquant le soleil, et le tonnerre commença à gronder au loin. Bientôt, des éclairs produisirent d’éblouissantes explosions de lumière. Les vagues grandirent, et le vent se mit à chanter dans le gréement.
Quand les premières gouttes de pluie éclaboussèrent le pont, Myrrima fit descendre les enfants dans la cale obscure, éclairée par une unique lanterne qui se balançait au bout d’un crochet. Le capitaine Stalker demeura sur le pont supérieur et regarda l’ouragan approcher. Trois hommes s’étaient attachés au gouvernail pour tenter de guider le navire.
Il n’est pas de mots capables de décrire la terreur d’une tempête en mer : les vents de quarante-cinq lieues à l’heure qui hurlent entre les mâts ; les paquets de mer qui passent par-dessus la proue et se fracassent sur le pont, faisant trembler le bateau sous vos pieds comme s’il allait se disloquer ; ce moment où le bateau, après avoir grimpé et grimpé encore, atteint le sommet d’une vague de quatre-vingts pieds et va s’écraser au fond du creux suivant avec une secousse qui vous ébranle jusqu’à la moelle.
Au fond de la cale, les enfants pleuraient et gémissaient. Des marins expérimentés, qui n’avaient jamais le mal de mer, gisaient dans leur propre vomi en appelant la mort et en souhaitant à chaque seconde que la prochaine vague les envoie par le fond – tout en le redoutant à chaque seconde, et jusqu’aux tréfonds de leur âme.
La foudre emporta le grand mât. Un éclair frappa la hune, et une ligne de feu fila le long de l’énorme poteau, presque jusqu’au pont. Stalker ne fit rien pour l’arrêter. La pluie tombait si fort qu’on ne pouvait ouvrir la bouche sans avaler de l’eau, et des vagues s’écrasaient constamment sur le pont. Les flammes ne crachoteraient que quelques minutes avant de s’éteindre.
Au milieu des bourrasques, le grand mât affaibli émit un craquement de mauvais augure, et son gréement commença à se déchirer. Avant que Stalker puisse crier un avertissement, il bascula en arrière, heurtant le mât de misaine et brisant ses espars, si bien que les deux mâts s’écroulèrent dans un enchevêtrement de cordes et de toile.
Déséquilibré, le bateau gîta dangereusement sur tribord. Si les hommes ne se débarrassaient pas des mâts, la prochaine grosse vague risquait de le faire chavirer.
Soudain, une douzaine de marins jaillirent depuis le pont inférieur, épées et haches à la main. Ils attaquèrent aussitôt le gréement affalé, s’efforçant de libérer les mâts abattus.
Stalker et les timoniers tentèrent désespérément de tourner la proue du Léviathan vers les vagues, mais il leur semblait qu’une main géante immobilisait le gouvernail, et malgré tous leurs efforts, ils ne purent le faire bouger. Les mâts renversés opposaient trop de résistance.
Abandonnant le gouvernail, Stalker se précipita pour aider les marins qui s’acharnaient sur les écoutes et les haubans. Les vagues frappèrent le bateau par le travers ; le capitaine perdit l’équilibre et fut englouti par le mur d’eau qui se déversait par-dessus le bastingage.
Trois matelots furent projetés par-dessus bord et tombèrent dans l’écume blanche bouillonnante, s’époumonant en vain : les hurlements du vent et le rugissement de la mer couvrirent leurs appels au secours.
Puis il y eut un craquement sec. Une écoute céda et gifla Stalker en pleine figure comme le grand mât sombrait dans les flots. Entraîné par la gravité, le capitaine le suivit. Il tenta de se rattraper avec les pieds, les calant pour supporter tout son poids tandis qu’il glissait le long du pont détrempé.
Mais il ne put se retenir. Il heurta le bastingage, et ses jambes cédèrent sous lui. Il se sentit basculer par-dessus bord. Seules les longues années passées en mer lui donnèrent le réflexe de se retourner dans les airs, d’empoigner le garde-corps à deux mains et de s’y accrocher désespérément.
Le navire franchit une vague plus petite. Soudain, il se souleva et commença à pivoter. Stalker le sentit se dresser sous lui telle une montagne. Il se retrouva plaqué contre l’extérieur de la coque, à plat ventre sur celle-ci et soutenu par elle. Par-delà le pont, il put apercevoir le creux de la vague suivante.
En lui-même, il pria pour que le Léviathan ne se disloque pas.