CHAPITRE XXXIII
LA GUENON DE MER
L’homme apprend dans sa jeunesse à se soumettre aux indignités que la nature même fait pleuvoir sur nous.
Asgaroth
Tour à tour consciente et évanouie, Rhianna filait à travers des collines vertes, dépassant des chaumières et des champs à l’abandon. Elle ne savait pas si les hommes qui l’avaient emmenée venaient de la sauver ou de la capturer, et elle était assez fatiguée pour ne pas s’en soucier.
Elle découvrit la vérité quand ils atteignirent le palais et que les Éclats la laissèrent tomber aux pieds de Sermombre.
— Votre Altesse, dit l’un d’eux. Nous l’avons trouvée pendant que nous patrouillions sur la plage au nord de Port Syndyllian.
Sermombre étudia la prisonnière, une jolie jeune fille comme on n’en trouvait plus guère sur l’île.
Rhianna leva les yeux. Sermombre était de loin la plus belle femme qu’elle ait jamais vue. Le palais la stupéfiait avec ses hautes fenêtres drapées de soie blanche, ses murs lambrissés de chêne et ses poutres incrustées de filigranes d’argent. Il resplendissait, et Sermombre était le joyau de sa couronne.
Une seule chose entachait cette image de beauté parfaite. De chaque côté du trône de Sermombre, un strengi-saat était enchaîné comme un lion. Pour l’instant, les deux monstres dormaient ou somnolaient paresseusement, mais Rhianna était certaine qu’ils avaient conscience de sa présence.
Bouche bée, elle chercha quoi dire et finit par opter pour :
— Où sont Fallion et Jaz ? Qu’avez-vous fait d’eux ?
Sermombre lui tourna autour en la détaillant.
— C’est de ton propre sort que tu devrais t’inquiéter.
— Je vous en prie, laissez-moi les voir, réclama Rhianna. Je ferai n’importe quoi.
— Tu n’es pas en position de négocier, répliqua Sermombre. Sais-tu ce que nous faisons des jouvencelles comme toi ?
Rhianna n’osait pas l’imaginer.
— Nous les donnons aux strengi-saats, dit Sermombre, les sourcils froncés.
Rhianna vacilla et manqua tourner de l’œil. Elle était visiblement terrifiée.
— Est-ce que les garçons vont bien ? demanda-t-elle sur un ton implorant.
Sermombre ne répondit pas.
Les yeux de Rhianna se remplirent de larmes. Tremblante, elle mit un genou en terre, inclina la tête et dit :
— Je vous en supplie, épargnez-les. Je ferai tout ce que vous voudrez. Tout ce que vous voudrez. Les gens ne me croient pas capable de grand-chose, parce que je ne suis encore qu’une gamine. Mais j’ai tué un homme une fois, et je pourrais recommencer.
Sermombre ne pouvait prendre à la légère une déclaration si audacieuse. Elle avait peu de serviteurs de confiance. Si cette petite la craignait suffisamment, peut-être ferait-elle un instrument de valeur.
— Donne-moi tes mains, ordonna Sermombre.
Rhianna obéit peureusement. Sermombre lui saisit les poignets et étudia ses paumes. Oui, je sens les taches de sang sur sa peau, réalisa-t-elle.
— Tu aimes ces deux garçons ?
Rhianna se mordit la lèvre et acquiesça.
— Tu les aimes assez pour mourir à leur place ? insista Sermombre.
Rhianna acquiesça de nouveau, mais plus lentement. Trop lentement.
Quelqu’un se racla la gorge au fond de la salle du trône, et Abravael, le fils de Sermombre, lança d’une voix forte :
— Je peux l’avoir, mère ?
Sermombre hésita et se tourna vers son fils. Il s’était glissé dans la pièce furtivement – sournoisement, comme à son habitude.
Âgé de seize ans, Abravael était toujours dans cette période intermédiaire où il ressemblait encore à un enfant mais avait les appétits de trois hommes adultes. Sermombre ne doutait pas du genre de service qu’il pouvait espérer d’une jolie jeune fille.
Levant les yeux, Rhianna vit Abravael s’avancer à grands pas décidés. Le jeune homme n’était pas aussi séduisant que sa mère, loin s’en fallait. Il la détailla, intrigué.
Au fond de son cœur, Rhianna espéra que Sermombre la donnerait à son fils, la laisserait devenir son esclave. Tout plutôt que la mort.
Sermombre eut une grimace rusée. Sans lâcher les mains de Rhianna, elle dit :
— Je crois que tu ferais une bonne servante. Je ne suis pas encore complètement sûre de pouvoir te faire confiance, mais il y a en toi une férocité que j’admire.
Rhianna voulut se forcer à sourire et n’y parvint pas.
— Aussi, je vais te donner une chance et une seule : je vais t’enseigner la véritable signification du dévouement. Comprends-tu ?
Pensant que Sermombre exigeait son dévouement absolu, Rhianna acquiesça.
— Non, tu ne comprends pas, la détrompa Sermombre. Pas vraiment. Pas encore. Mais bientôt. Je veux un de tes attributs. Crois-tu que tu serais capable d’en céder un ?
Rhianna hocha la tête.
Sermombre sourit. Prenant la jeune fille par la main, elle l’entraîna à travers le palais et la fit ressortir par-derrière. Là, près d’un bassin, était accroupi un jeune singe de mer, une femelle aux longs crocs jaunes et au pelage presque blanc comme neige. Ses épaules ne culminaient qu’à un peu plus de deux mètres. Voyant Abravael, elle se précipita vers lui et s’accroupit pour l’inspecter minutieusement, comme si elle cherchait des puces sur sa peau.
Une adoration totale brillait dans ses yeux sombres.
— Sans la sagesse, l’amour est inutile, déclara Sermombre. Je veux que tu lui donnes ton intelligence. Elle t’enseignera le dévouement, et avec ton aide, elle pourra apprendre beaucoup de choses.
Rhianna acquiesça lentement. Concéder un Don d’Intelligence était dangereux. Cela permettait au destinataire d’utiliser une partie du cerveau de son Dédié, et de bénéficier ainsi d’une mémoire plus développée. Mais pendant qu’il devenait un génie, son Dédié sombrait dans l’idiotie parfaite.
Et c’était sans compter le danger que le Dédié donne trop, qu’il renonce à tant de son intelligence que son cœur finisse par oublier de battre et ses poumons de respirer.
Je ferai attention, se promit Rhianna tandis qu’un serviteur amenait un officiant, le magicien chargé du transfert des attributs.
C’était un homme étonnamment jeune, vêtu de belles robes écarlates, qui arborait une expression solennelle mais figée. Il avait l’air drogué.
— Vous promettez ? supplia Rhianna. Vous épargnerez les garçons ?
Elle n’était pourtant pas en position de formuler des exigences. Sermombre pouvait la tuer en un clin d’œil.
— Tiens ta part du marché, et je tiendrai la mienne.
Rhianna acquiesça et se laissa tomber à genoux en signe de soumission, car elle ne pouvait rien faire de plus.
L’officiant la fit asseoir face à la guenon et lui demanda de regarder l’animal dans les yeux tandis qu’il entonnait son incantation. Parfois, sa voix se faisait basse et liquide comme les notes d’un glas, puis elle montait dans les aigus et devenait frénétique comme les appels de détresse d’une maman oiseau.
Tout en chantant, il plongea une main dans la manche de sa robe et en sortit un forceps, un minuscule fer à marquer pas plus épais qu’un clou et long à peu près comme sa main. Forgé à partir de sang-métal, il avait une texture granuleuse et la couleur brunâtre du sang séché. Une de ses extrémités s’ornait d’une rune.
L’officiant le tendit à plat sur sa paume pour le montrer à Rhianna. Il veut que je me familiarise avec, songea la jeune fille. Pour ne pas que j’en aie peur. Et de fait, un instant plus tard, l’homme lui caressa le dessus du bras avec le forceps tout en poursuivant son incantation.
Assise près de Rhianna, Sermombre chuchota :
— Maintenant, regarde bien la guenon dans les yeux et donne-toi à elle de toute ta volonté.
Rhianna tenta d’obéir, mais c’était dur. Elle avait peur. Elle avait entendu dire que concéder un Don était très douloureux.
L’officiant posa le forceps sur son front.
— Ça va faire mal ? demanda Rhianna, prise de panique.
Craignant de se faire pipi dessus, elle serra les genoux très fort.
— Juste un peu, lui assura Sermombre, et pas longtemps.
L’officiant maintint le forceps contre sa peau durant une longue minute. Son incantation était de plus en plus rapide, de plus en plus frénétique. Sa voix ressemblait à un tambour lointain sur lequel quelqu’un tapait et tapait à la lisière de la conscience de Rhianna.
Le forceps commença à tiédir. Rhianna le vit se mettre à rougeoyer comme des pinces à feu dans une forge. Une étrange fumée à l’odeur métallique lui chatouilla les narines.
Puis le forceps se mit à brûler.
Rhianna entendit sa peau grésiller et vit une lueur blanche. Mais elle n’éprouva que très peu de douleur, comme si le forceps avait agi si vite qu’il s’était contenté de frire les nerfs de son cerveau. Et miséricordieusement, la seconde d’après, l’officiant retira le forceps de son front.
Il agita l’instrument chauffé à blanc, laissant derrière celui-ci une traînée brillante qui resta suspendue dans les airs entre Rhianna et lui. On dirait un serpent, songea la jeune fille. Un serpent de lumière. La rune du forceps lui tenait lieu de tête, tandis que sa queue plongeait à l’intérieur du crâne de Rhianna.
Une douleur sourde palpitait entre les yeux de la jeune fille, une sensation de traction comme si on lui arrachait le contenu de son cerveau.
Sans cesser de chanter et d’agiter le forceps, l’officiant détailla le serpent de lumière, jaugeant son éclat et son épaisseur. Puis il se tourna vers la guenon. Celle-ci observa le forceps luisant avec curiosité, mais n’eut pas d’autre réaction. L’homme enfonça la rune dans les poils de sa poitrine, entre ses seins, et la guenon baissa les yeux, bouche bée d’émerveillement.
Le chant de l’officiant se fit encore plus fort et plus frénétique. Rhianna eut l’impression qu’on tirait d’un coup sec sur un point situé entre ses yeux ; puis elle vit un point à l’éclat aveuglant fuser le long du serpent de lumière.
L’officiant poussa un cri de triomphe. Une puanteur de poils calcinés et de chair brûlée se répandit dans l’air comme le forceps brillait plus vivement encore.
Rhianna sentir s’épanouir une douleur qui démarra entre ses yeux et se propagea aussitôt à l’arrière de son crâne. Ce fut comme si celui-ci rétrécissait brusquement, comme s’il devenait aussi petit qu’une noix et expulsait tout son contenu.
À l’instant où Rhianna se disait que la douleur était pire que tout ce qu’elle avait jamais espéré supporter, cette dernière fut tout à coup multipliée par cent, arrachant un cri sans fin à la gorge de la jeune fille.
Rhianna s’écroula… et vit son propre corps s’écrouler. Ses larges narines frémirent ; reniflant, elle se leva et se mit à faire les cent pas en s’appuyant sur ses phalanges, trop pleine d’énergie et trop perturbée pour rester assise plus longtemps.
Rhianna était la guenon de mer.