CHAPITRE XXXIV
L’ENFANT DU MAL
Découvrir qui il est et de quel bois il est fait est l’une des victoires les plus douces qu’un homme puisse remporter dans sa vie.
Fallion Val Orden
Par deux fois encore, le bourreau arriva et repartit. Mais jamais la brute massive et capuchonnée ne tourna la tête vers Fallion et son frère.
Un jour viendra où il le fera, se disait pourtant le jeune garçon.
Personne ne leur avait apporté à boire ni à manger. Jaz s’était lassé de réclamer ; désormais, il ne réagissait plus au passage du bourreau et demeurait inerte au bout de ses chaînes – tout juste vivant.
Fallion savait que les bourreaux aimaient à affaiblir leurs victimes en leur refusant toute nourriture avant de commencer à les torturer. Cela sapait leur volonté et diminuait leur résistance. Un homme capable de résister à la morsure de pinces chauffées à blanc était souvent brisé par la faim qui le rongeait insidieusement.
À moins que le bourreau ne vienne pas, songea Fallion. Peut-être qu’ils nous ont oubliés, et qu’ils vont juste nous laisser suspendus au mur jusqu’à ce que les rats nous dévorent.
Jaz revint à lui plus tard dans la journée. Il ne dit rien, se contentant de sangloter tout bas. Fallion conjura assez d’énergie pour entonner une berceuse que leur mère lui avait apprise.
« Sèche tes larmes, mon doux enfant,
Les ombres vont s’allongeant,
Il est l’heure de faire dodo.
Demain, nous courrons dans les champs
Et pataugerons dans les ruisseaux ;
Mais place aux rêves pour l’instant.
Sèche tes larmes, mon doux enfant,
Les ombres vont s’allongeant,
Il est l’heure de faire dodo. »
Fallion s’interrogea sur ces paroles. Son père lui avait dit de fuir, et que les confins de la Terre n’étaient pas encore assez loin. Borenson avait promis aux enfants des prairies dans lesquelles jouer et des collines à escalader. À Landesfallen, ils devaient profiter de leur jeunesse et laisser leurs peurs derrière eux.
C’était un mensonge, réalisa Fallion. Ils n’ont rien à nous donner.
À moins que nous ayons fait quelque chose de travers. Peut-être n’ai-je pas bien compris le message de père…
Il tenta de se le remémorer, mais son esprit refusait de fonctionner. Au bout d’un long moment, il croassa :
— Jaz.
Pas de réponse. Fallion se demanda si son frère s’était rendormi. Enfin, Jaz articula :
— Quoi ?
— Tu te souviens des dernières paroles de père avant sa mort ?
Jaz garda le silence un long moment avant de grogner :
— Il a dit quelque chose comme : « Pour chaque coup, rends une bénédiction. »
Ces mots frappèrent Fallion ainsi qu’un coup de maillet. Il avait oublié. Les conseils de son père lui étaient apparus comme les divagations d’un mourant, le bavardage oiseux de quelqu’un que sa conscience abandonne.
« Apprends à aimer les gens cupides comme les gens généreux… les pauvres comme les riches… les méchants comme les bons. Pour chaque coup, rends une bénédiction… »
À présent, les mots semblaient remonter depuis les profondeurs de sa mémoire et résonner dans tout son être. Son père lui avait déjà dit quelque chose de semblable quand Fallion était tout petit, un enfant de deux ou trois ans. Tout en le berçant dans ses bras, Gaborn Val Orden lui avait récité son credo personnel, les règles selon lesquelles il avait choisi de vivre sa vie.
Mais Fallion ne se rappelait pas de la dernière : « Pour chaque coup, rends une bénédiction. » Devait-il la prendre au sens littéral, et faire preuve de bienveillance envers ceux qui le tenaient enchaîné ?
Le jeune garçon n’avait rien d’autre à faire que méditer les paroles de son père et s’interroger sur leur sens.
Par chance, quelques heures seulement s’écoulèrent avant que les prisonniers reçoivent une nouvelle visite.
Fallion avait sombré dans un demi-sommeil. Il fut réveillé par le bruit d’une clé tournant dans une serrure, et par le grincement d’une porte.
Une fille entra dans la cellule. Elle devait avoir deux ans de plus que Fallion ; elle avait des cheveux aile-de-corbeau, et elle était très jolie. Dans une main, elle tenait une bougie. Elle avait posé un broc d’argent sur le sol pour pouvoir manipuler son trousseau de clés.
Même s’il ne l’avait jamais rencontrée, Fallion crut la reconnaître. Il poussa un grognement, et la fille leva les yeux d’un air coupable. Oui, il reconnaissait ces yeux noirs et le visage pâle qu’encadraient ces cheveux.
— Toi ! s’exclama la fille, surprise. Je te connais ! Je t’ai vu dans un rêve !
Fallion la détailla, et le monde parut basculer sur son axe.
— Oui, acquiesça-t-il. Tu étais dans la cage.
Et elle l’avait supplié de la libérer.
La fille le dévisagea. Elle tremblait légèrement, et Fallion réalisa pourquoi elle était venue. Voici mon bourreau, songea-t-il. Ce n’est pas l’homme à la capuche noire et aux pinces, mais cette fille.
Jaz s’était réveillé. Le souffle rauque, il fixa le broc d’argent comme s’il pouvait boire avec les yeux.
— De l’eau, chuchota-t-il. De l’eau.
La fille n’ajouta rien. Elle détourna le regard d’un air coupable, puis ramassa le pichet et s’avança prudemment comme pour éviter de renverser la moindre goutte. Elle le déposa aux pieds de Fallion.
Y a-t-il de l’eau dedans ? se demanda le jeune garçon. Ou peut-être même du jus de pomme ? Il avait si soif que la simple proximité du broc lui donnait des vertiges.
La fille leva le nez vers lui, et ses yeux noirs le transpercèrent.
— Nous nous sommes trompés dans ce rêve, n’est-ce pas ? C’est toi qui es prisonnier. Pas moi.
Alors, Fallion eut une illumination.
— Nous sommes tous deux prisonniers, répliqua-t-il. Simplement, nous portons des chaînes différentes.
La fille le dévisagea, perplexe.
— Mes chaînes sont attachées à ce mur, expliqua Fallion. Les tiennes sont celles de la hiérarchie et du service. Il n’y a rien pour nous dans ce broc, pas vrai ? Tu ne l’as apporté que pour nous tourmenter. Tu attends que je te supplie. Qu’es-tu censée faire si je craque ?
La fille continua à le regarder mais ne répondit pas. On lui avait interdit de répondre aux questions des deux garçons, de leur dire autre chose que des mensonges ou de leur donner le moindre espoir.
Je suis censée cracher dedans, songea-t-elle, et le laisser à tes pieds pour te torturer deux jours de plus.
Reportant son attention sur Jaz, elle vit que le plus jeune des deux garçons était inconscient. D’ici deux jours, il serait mort. Elle avait observé suffisamment de prisonniers pour le savoir.
La fille se détourna et se dirigea vers la sortie d’un pas vif, sa bougie toujours à la main.
— Merci, dit Fallion.
Elle fit volte-face, en proie à une brusque colère.
— Merci de quoi ? Je ne t’ai rien donné du tout !
Tels étaient ses ordres. Elle serait punie si elle les enfreignait. Et si jamais Fallion affirmait qu’elle lui avait donné à boire, elle pourrait perdre un doigt.
— Tes yeux m’ont donné à boire, dit le jeune garçon.
Elle le foudroya du regard. Puis elle sortit en hâte et referma la porte.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Fallion alors qu’elle retirait la clé de la serrure.
Elle n’était pas censée lui répondre. Pourtant, elle jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer qu’elle était seule dans le couloir et chuchota :
— Valya.
Puis elle s’enfuit à toutes jambes.