CHAPITRE XLII
PORT-GARION
Chez soi, c’est l’endroit où l’on se sent le plus en sécurité.
Proverbe du Rofehavan
Le Léviathan atteignit Port-Garion par un soir de printemps, presque quatre mois jour pour jour après son départ de la Cour des Marées. La nuit était fraîche, marbrée de nuages vaporeux qui obscurcissaient la lune ; le vent faisait claquer les voiles et cinglait les vagues jusqu’à changer leur sommet en écume.
Fallion fut stupéfié par sa première vision des pierrebois. Le navire était arrivé en vue de Landesfallen trois jours plus tôt, mais avait remonté la côte vers le nord en demeurant bien au large. Même si Fallion avait aperçu de loin les grands arbres gris qui se dressaient telles des falaises menaçantes, il n’avait pas eu l’occasion de les observer en détail. Mais les pierrebois étaient très denses à la base des deux promontoires de grès surnommés les Confins de la Terre, et comme le Léviathan se dirigeait vers Port-Garion, Fallion leva vers eux des yeux émerveillés.
Les pierrebois portaient bien leur nom. Leurs racines massives plongeaient dans la mer en agrippant sable et roche au passage. Elles étaient si larges qu’une chaumière de bonne taille aurait pu nicher confortablement dans leurs fourches. Leur énorme tronc gris semblait jaillir de l’eau et culminer à environ deux cents pieds de hauteur.
— Il existe dans le monde des arbres plus grands encore que les pierrebois, dit Borenson aux enfants sur le même ton que Waggit leur faisait jadis la leçon, mais il n’en existe pas de plus larges ni de plus impressionnants.
Les racines des pierrebois, expliqua-t-il, aspiraient l’eau de mer riche en minéraux. Ceux-ci s’accumulaient dans le tronc au fil des ans et finissaient par pétrifier le cœur de l’arbre alors même que celui-ci continuait à grandir. Le végétal affamé s’élargissait alors à la base pour pouvoir faire remonter des nutriments jusqu’aux branches supérieures. Il pouvait même jeter de nouvelles racines lorsque les vieilles étaient complètement bouchées. Ainsi devenait-il de plus en plus large et robuste au fur et à mesure que son centre se changeait en pierre.
Ayant poussé de cette drôle de façon, chaque pierrebois était plus que vénérable – à la fois tourmenté et magnifique avec ses membres tordus, drapés de lichens gris-vert pareils à des rideaux en lambeaux. Ils ressemblaient au cauchemar végétal d’un enfant.
L’eau était calme dans la baie. Des poissons grouillaient au pied des arbres immenses, bondissant dans l’obscurité, et Fallion distinguait de jeunes serpents de mer à la surface satinée de l’océan. Les créatures, qui ne devaient pas mesurer plus de huit pieds de long, fendaient la surface de leur nageoire en pourchassant inlassablement leur queue. Très haut dans les branches des pierrebois brillaient les lumières d’une cité sylvestre.
— On va vivre là-haut ? demanda Serre, effrayée.
— Non, la détrompa Borenson. On va aller s’installer à l’intérieur des terres, dans le désert.
Au loin, près de la cité, Fallion vit deux graaks survoler la lisière de la jungle, des graaks blancs assez gros pour porter même un adulte, des graaks de mer si rares qu’on n’en voyait presque jamais à Mystarria. Leur hideuse gueule pleine de crocs contrastait fortement avec la beauté de leur corps profilé et de leurs ailes à la texture de cuir.
La crête qui saillait sur leur front les désignait tous deux comme des mâles. Des yeux bleus grands ouverts avaient été peints sur cette crête : le symbole ancestral de la Gwarde. Deux adolescents de treize ou quatorze ans montaient les créatures.
Ils patrouillent, réalisa Fallion. Comme il aurait voulu être là-haut avec eux, sur le dos d’un graak ! C’était une chose que sa mère ne lui avait jamais autorisée. Même si je tombais, l’eau amortirait ma chute, et je ne me ferais pas mal.
Non, tu finirais juste dans l’estomac des serpents de mer, chuchota une voix acerbe en lui. Fallion savait pourtant que les jeunes spécimens comme ceux qu’il avait aperçus n’étaient pas plus dangereux que les requins corail.
Le capitaine Stalker ne se donna même pas la peine de jeter l’ancre, laissant son navire dériver légèrement.
— Mieux vaut que vous ramiez à partir d’ici, dit-il. Inutile d’attirer l’attention si vous pouvez éviter.
Tel était leur plan. Les Borenson accosteraient sous le couvert de l’obscurité et remonteraient le cours du fleuve en espérant que personne ne les verrait jusqu’à ce qu’ils soient loin de la côte. Pendant ce temps, Stalker se dépêcherait d’aller chercher sa femme, puis mettrait le cap vers le nord et saborderait le Léviathan près d’un port sans nom.
Fallion réalisa soudain qu’il ne reverrait jamais le capitaine, et une grosse boule se forma dans sa gorge.
— Merci, dit Myrrima.
Les Borenson saisirent leurs paquetages tandis que les marins descendaient un canot à la mer. Puis ils étreignirent Stalker et ceux de ses hommes avec lesquels ils s’entendaient le mieux. Ce furent des adieux émouvants.
Le capitaine serra longuement Fallion contre lui et chuchota à son oreille :
— Si jamais il te vient la nostalgie de la vie en mer, et si je peux un jour me racheter un bateau, tu seras toujours le bienvenu à mon bord.
Fallion plongea son regard dans celui de Stalker et n’y vit rien d’autre que de la bienveillance. Dire qu’au début, je craignais qu’il abrite un locus ! songea-t-il. Et maintenant, je l’aime comme s’il était mon père.
Il rendit son étreinte au capitaine.
— Je pourrais bien vous prendre au mot.
Puis il descendit l’échelle de corde jusqu’au canot. Borenson, Myrrima et les autres enfants se trouvaient déjà à bord avec leurs maigres possessions. Myrrima avait conscience du peu qu’ils emportaient : quelques vêtements déjà usés jusqu’à la trame, de menus souvenirs et les forceps de Fallion. Nous devons ressembler à des paysans, songea-t-elle avant d’empoigner les rames.
— Dirigez-vous vers le nord de la cité, à une lieue de distance environ, cria Stalker par-dessus le bastingage du Léviathan.
Myrrima orienta le canot de manière à suivre ses conseils. Les fugitifs s’éloignèrent, entourés par le clapotis des vagues et les éclaboussures que Myrrima faisait jaillir à chaque coup de rames. Fallion regarda le Léviathan disparaître dans le lointain.
Bien trop vite au goût des enfants, ils atteignirent le rivage où de minuscules vaguelettes léchaient les racines des pierrebois. Les arbres dégageaient une odeur inconnue, étrange – presque métallique, avec de vagues relents de cannelle.
Deux cents pieds plus haut, des lanternes suspendues dardaient leur lumière entre les branches tordues. Des huttes avaient été construites dans les fourches de ces dernières, de modestes demeures de brindilles au toit de mousse. Des passerelles permettaient de circuler de l’une à l’autre.
Fallion mourait d’envie de grimper là-haut pour explorer la cité sylvestre. Mais il devait s’enfoncer dans les étendues sauvages de Landesfallen. Avec tristesse, il réalisa qu’il ne reviendrait peut-être jamais à Port-Garion.
Les Confins de la Terre ne sont pas encore assez loin, se récita-t-il, mal à l’aise. Il scruta l’horizon en quête de voiles noires mais n’en vit aucune.
Ainsi le canot louvoya-t-il entre les racines jusqu’à ce qu’il atteigne l’embouchure d’un large fleuve. Les Borenson ramèrent toute la nuit jusqu’à l’aube, écoutant les cris des oiseaux nocturnes, le coassement des grenouilles et le chant d’insectes si inconnus d’eux qu’ils auraient aussi bien pu avoir été projetés dans un tout autre monde.
Comme le ciel s’éclaircissait, ils tirèrent leur embarcation à l’abri des monstrueuses racines des pierrebois et découvrirent que la jungle était un lieu d’ombres perpétuelles. À certains endroits, les frondaisons épaisses bloquaient complètement la lumière du soleil. Le sol était humide et couvert d’insectes étranges, d’énormes tarentules et d’autres créatures que Fallion aurait été bien en peine de nommer – lézards volants ou scarabées cornus.
Sur un morceau de terrain dégagé, les fugitifs découvrirent la version locale d’une musaraigne, un petit rongeur tenace qui ressemblait à une grosse souris mais défendait son territoire aussi férocement qu’une ourse enragée. Sa morsure était légèrement venimeuse, comme Borenson allait bientôt l’apprendre à ses dépens.
Dérangée par l’approche des fugitifs, la musaraigne sauta sur la jambe de Borenson et lui planta ses dents dans la cuisse. Puis elle retomba accroupie dans la clairière, couinant et bondissant de façon menaçante chaque fois que Borenson faisait un pas vers elle. Et le guerrier légendaire qui avait combattu des maraudeurs, des Seigneurs des Runes et des Tisseurs de Flammes fut obligé de battre en retraite devant une malheureuse musaraigne.
Tandis que Fallion allumait un feu sans autre combustible que des détritus mouillés, les autres dressèrent le campement.
Le jeune garçon s’émerveillait des cris rauques d’oiseaux tels qu’il n’en avait jamais vus auparavant, des gargouillements humides des grenouilles et des croassements des lézards. Le sol exhalait une riche odeur d’humus qui lui emplissait les narines et lui faisait presque tourner la tête. Il avait passé tant de temps en mer qu’il avait presque oublié le parfum enivrant de la terre.
Mais les fugitifs étaient en sécurité. Il n’y avait aucun signe des pirates de Sermombre, et dès le lendemain, ils pourraient s’enfoncer davantage à l’intérieur de l’île.
Pour aujourd’hui, au moins, nous sommes ici chez nous.