CHAPITRE XLIX
LE PORTEUR DE TORCHE
Durant un règne de ténèbres, les déchus aperçurent soudain une grande lumière.
Extrait d’« Ode à Fallion »
Fallion pénétra prudemment dans le Donjon des Dédiés, convaincu qu’une douzaine de gardes tapis en embuscade allaient lui tomber dessus d’un moment à l’autre. Mais en passant devant la petite pièce où dormaient Abravael et sa guenon, il n’y trouva personne – juste un petit lit vide.
Il poursuivit son chemin, longeant une boulangerie dotée d’un foyer ouvert avant d’enfiler un couloir qui conduisait à des quartiers d’habitation, puis à l’office et aux cuisines. Deux matrones travaillaient dans ces dernières ; en apercevant Fallion, elles se recroquevillèrent dans un coin, terrifiées.
Au bout du couloir se dressait une porte qui donnait sur une vaste pièce obscure. Ce fut là que Fallion trouva les Dédiés.
Le dortoir n’était éclairé que par quelques bougies, mais cela suffit au jeune homme pour distinguer ses occupants : des dizaines et des dizaines d’enfants, dont certains n’avaient pas plus d’un an ou deux, tandis que d’autres semblaient un peu plus âgés que lui.
Beaucoup d’entre eux gisaient inertes – invalides – sur leur paillasse. D’autres criaient ou gémissaient de douleur. Ils avaient cédé leur force ou leur agilité, donné leur vue ou leur charisme, et ne comprenaient pas pourquoi ils souffraient autant.
Évidemment, réalisa Fallion. Quand Sermombre s’emparait d’une ville, elle jetait les vieillards et les infirmes à ses strengi-saats pour qu’ils les dévorent. Elle gardait les adultes les plus robustes comme esclaves. Et des enfants, elle faisait ses Dédiés.
L’endroit ressemblait davantage à une nursery qu’à un Donjon des Dédiés. Jamais encore Fallion n’avait connu de Seigneur des Runes qui prenne des attributs à des enfants. C’était un crime particulièrement atroce, mais très intelligent d’un point de vue stratégique.
Fallion demeura planté sur le seuil de la pièce, comme assommé. Il n’osait pas avancer. Il se souvint de Borenson sanglotant dans la nuit, de Myrrima lui recommandant : « Ne commets pas les mêmes erreurs que nous. » Au fil des ans, il avait souvent entendu son père adoptif pleurer dans son sommeil. Maintenant, il comprenait pourquoi.
Il détailla le visage des enfants dont certains dormaient profondément et d’autres le regardaient d’un air terrifié. En vain, il chercha une cible adulte – quelqu’un de maléfique, quelqu’un qui méritait de mourir.
Il avait imaginé que les Dédiés de Sermombre seraient aussi vils qu’elle, que leur cruauté se lirait sur leurs traits et qu’en les tuant, il aurait la certitude de rendre service au monde.
Mais il n’y avait pas de gens maléfiques dans cette pièce. Juste des enfants innocents.
Puis Fallion la vit, de l’autre côté de la pièce, à moins de quarante pieds de lui : une jeune femme à la peau pâle et aux cheveux roux foncé qui somnolait, peut-être perdue dans un songe. Elle avait beaucoup vieilli depuis cinq ans, et semblait avoir dépassé la vingtaine.
C’était Rhianna.
Sans réfléchir, Fallion traversa la pièce pour l’observer de plus près et s’assurer que c’était bien elle. Au fil des ans, il avait rêvé un millier de fois qu’il retournait à Syndyllian pour la sauver – ou qu’elle réussissait à le rejoindre d’une façon ou d’une autre.
Une rune se détachait sur son front, cicatrice blanche en relief. Elle a donné son intelligence à Sermombre, comprit Fallion. Si je la tuais, elle ne se rendrait même pas compte de ce qui lui arrive.
Je pourrais lui trancher la gorge et porter ainsi un coup contre le mal. Si je veux vraiment éliminer les Dédiés de Sermombre et défendre mon peuple, c’est par elle que je dois commencer.
Il scruta le visage endormi de Rhianna, et un serment très ancien s’échappa soudain de ses lèvres. « Voué à défendre. »
Fallion laissa sa lame tomber sur le sol avec fracas. Puis il s’agenouilla près de Rhianna et la serra contre lui, les yeux pleins de larmes brûlantes.

 

Le graak de Sermombre luttait pour trouver des appuis dans l’air, ses ailes à la texture de cuir fendant le ciel comme il s’élevait péniblement jusqu’à la petite plateforme.
Une demi-douzaine de graaks blancs attendait encore dans l’ombre. Ils avaient faim, et leur cerveau reptilien ne semblait pas tout à fait alerte. Ils s’apprêtaient à s’endormir pour la nuit. Aussi ne réagirent-ils pas davantage que des statues quand la monture de Sermombre se posa au sommet de la petite falaise, haletante d’épuisement.
Sermombre sauta à terre ; ses muscles puissants lui permirent de se recevoir comme si elle ne pesait pas plus lourd d’une feuille emportée par le vent. Dégainant un couteau long, elle pénétra dans la caverne d’un pas décidé.
La chambre souterraine était petite et nue. Elle abritait les braises d’un feu mourant, mais ni eau ni provisions. La plupart des enfants avaient déjà fui dans le tunnel qui s’enfonçait au cœur de la montagne. Seule Valya était restée.
Elle avait bien grandi depuis cinq ans. Désormais, c’était une belle jeune fille, mince mais dotée de courbes appétissantes.
— Va-t’en, Mère, la supplia-t-elle, les lèvres et les mains tremblantes.
— Je te cherche depuis des années.
— Je… je ne voulais pas que tu me retrouves.
Sermombre s’approcha de sa fille et lui caressa tendrement la joue. Apeurée, Valya voulut d’abord se dérober, mais se ravisa et resta face à sa mère, tête baissée.
Sermombre lui donna un baiser sur le front. Elle m’a trahie, réalisa-t-elle. Elle a choisi de partir avec Fallion.
— Viens, dit-elle en usant de toute la persuasion de sa Voix.
L’ordre transperça les défenses de sa fille comme un coup de poignard, et Valya fit un pas en avant.
— Viens, répéta Sermombre.
Prenant la main de sa fille, elle ressortit de la caverne et se dirigea vers l’endroit où son graak l’attendait, au bord de la plate-forme. Elle leva les yeux vers le reptile, et celui-ci lui rendit son regard.
Valya attendait, tremblant de tout son corps. Elle n’était pas de taille à lutter contre sa mère. Elle n’avait ni la force ni la rapidité nécessaires pour la combattre. Toute tentative de fuite eût été vaine.
Sans un mot, Sermombre saisit sa fille par le bras et la projeta dans le vide.
Valya poussa un seul cri. Puis des chocs étouffés retentirent comme elle rebondissait sur les rochers en contrebas – cent mètres, deux cents mètres… – et heurtait le sol avec un bruit pareil à celui d’un melon qui éclate.
Un instant, Sermombre demeura immobile au bord du précipice. Puis elle se détourna et rentra dans la caverne afin de traquer le reste des enfants – en espérant que Fallion serait parmi eux.

 

Fallion éprouva soudain une sensation étrange. Il lui sembla qu’un vide venait de s’ouvrir en lui. Tout à coup, le monde lui parut plus sombre, comme si quelqu’un venait de souffler une bougie dans un coin de la pièce. Déployant ses perceptions, il chercha à découvrir ce qui avait changé.
Depuis des années, Fallion devenait de plus en plus sensible à la chaleur et à la lumière. Il avait conscience d’elles à une centaine de niveaux. Il était capable de percevoir le feu intérieur de ses amis. Et comme les Tisseurs de Flammes des légendes, il était aussi capable de sentir que l’un d’eux venait de s’éteindre.
— Valya ? s’écria-t-il, craignant le pire.
Il se redressa, certain que Sermombre avait trouvé ses amis.
Les Dédiés de son ennemie gisaient devant lui. C’était des proies faciles, et Fallion savait que s’il n’agissait pas très vite, les gardes risquaient de faire irruption. Peut-être n’aurait-il pas d’autre opportunité.
Oserai-je les tuer ?
Tuer des enfants était un crime, il le savait. Mais les laisser vivre ainsi en serait un autre. Fallion connaissait les arguments par cœur ; il les entendait depuis son plus jeune âge.
Il se baissa pour ramasser son arme et regarda autour de lui. Il ne pouvait pas tuer Rhianna, pas en premier ; aussi se dirigea-t-il vers le lit voisin. Un petit garçon qui ne devait pas avoir plus de trois ans gisait là, aussi immobile que s’il était mort. Fallion se pencha vers lui pour humer son haleine sucrée de bébé. Son métabolisme, décida-t-il. Cet enfant avait fait don de son métabolisme à Sermombre.
Fallion eut une vision de son ennemie assise avec le garçonnet, un bras passé autour de ses épaules.
— Tu as quelque chose pour moi ? lui chuchotait-elle à l’oreille. Tu veux me faire un beau cadeau ?
Le petit garçon l’aurait forcément adorée. Il aurait été hypnotisé par sa beauté, ensorcelé par sa Voix. Il aurait brûlé de lui donner quelque chose, n’importe quoi.
Tue-le, s’exhorta Fallion. Fais-le maintenant, avant d’avoir le temps de le regretter. Les gardes pourraient surgir à tout moment. Abravael est peut-être parti chercher des renforts.
Le sort du monde est suspendu à ta décision.
Cette pensée l’arrêta. C’était la pure vérité. Sermombre levait une armée originaire des limbes. Il ne connaissait pas ses plans exacts, mais de toute évidence, elle avait l’intention d’envahir le monde.
Et Fallion était la seule personne qui savait où elle cachait ses Dédiés. S’il les épargnait, il existait une possibilité très réelle que Sermombre prenne le contrôle de ce monde. Les réserves de sang-métal étaient presque épuisées. Aucun grand Seigneur des Runes ne se dresserait pour s’opposer à elle.
Fallion devait donc jouer le rôle du héros.
Je voudrais bien que le seigneur Borenson soit ici, songea-t-il. Borenson l’assassin. Borenson le régicide.
Mais même son père adoptif aurait regimbé devant cette tâche, Fallion le savait. Il avait dû massacrer des innocents une fois déjà, et son geste pesait toujours sur sa conscience, continuant à le torturer des années plus tard.
Maintenant, c’est mon tour, se dit Fallion.

 

Oohtooroo savait qu’elle se mourait. Elle s’accrochait à Abravael d’une main et, de l’autre, tentait de retenir ses entrailles.
— T’aime, articula-t-elle. T’aimeeee.
Elle haletait, s’efforçant de tenir bon et de protéger son maître jusqu’au bout de ses forces. Mais Abravael, lui, tentait de la repousser.
— Lâche-moi ! cria-t-il désespérément. Tu es en train de me saigner dessus !
Mais malgré ses Dons de Force, il ne parvint pas à se dégager. Il gifla la guenon, et celle-ci l’agrippa de plus belle – comme si c’était à sa propre vie qu’elle s’accrochait.
— T’aimeeeee, gémit-elle, le cœur battant aussi vite que les ailes d’un colibri.
Il fallait qu’Abravael comprenne. Elle l’aimait ardemment ; elle l’aimait depuis des années, et elle l’aimerait toujours. Sa main énorme se referma sur le cou du jeune homme pour une dernière étreinte affectueuse.
Abravael rua de plus belle comme le cœur d’Oohtooroo lâchait soudain et que sa vision virait au gris.

 

Rhianna se réveilla en sursaut, terrifiée et le cœur battant la chamade.
— Abravael ! hurla-t-elle.
Son amour pour lui était aussi vaste que l’univers.
Elle leva les yeux. Debout près de sa paillasse, Fallion brandissait à deux mains un couteau qu’il s’apprêtait à plonger dans la poitrine d’un petit garçon endormi.
Rhianna ne savait pas où elle était. Dans son dernier souvenir, elle tenait Abravael et tentait de lui exprimer la profondeur de son amour, tentait de la lui communiquer du regard. Puis elle avait entendu craquer les os de son cou.
À présent, elle contemplait Fallion, et son désir de lui communiquer la profondeur de son amour était tout aussi intense.
Entendant son exclamation, le jeune homme pivota.
Rhianna le fixa droit dans les yeux, et des souvenirs déferlèrent dans son esprit : son marché avec Sermombre, la torture du forceps, le temps passé jumelée avec Oohtooroo, à aimer son maître avec une dévotion au-delà de l’entendement humain.
La jeune femme comprit qu’elle se trouvait dans quelque Donjon des Dédiés. Fallion se tenait près d’elle dans la pénombre, la maigre lumière des bougies découpant sa silhouette. De la sueur dégoulinait de son front et perlait sur ses bras. Il tremblait de tout son corps, comme s’il était resté dans cette position pendant des heures.
— Vas-y, s’il le faut, chuchota Rhianna.
Fallion hoqueta – un cri avorté –, mais parvint à contenir sa détresse.
Prudemment, Rhianna se dressa sur ses coudes et détailla les enfants qui dormaient autour d’elle, des dizaines d’enfants innocents. Elle ne comprenait que trop bien le dilemme de Fallion.
— Et si tu n’en es pas capable, chuchota-t-elle, je le ferai pour toi.
Levant un bras, elle déplia gentiment les doigts de Fallion et lui prit son arme des mains. Une fillette gisait près d’elle, une enfant aux cheveux blonds et au visage crispé. Sa peau était déjà rêche et ridée, car elle avait consenti un Don de Charisme.
En silence, Rhianna implora : Par les Gloires, faites qu’elle ne sente rien. Elle brandit le couteau au-dessus de sa tête. C’est ainsi que je servirai Fallion. C’est ainsi que je lui prouverai mon amour.
Elle abattit son couteau.
— Non ! hurla Fallion en lui saisissant le poignet pour dévier son coup.
La lame se planta dans la paillasse.

 

Pendant ce qui lui avait paru une éternité, Fallion s’était tenu au-dessus de Rhianna, incapable de frapper la jeune femme ou le petit garçon qui dormait près d’elle. Une partie de son esprit savait que c’était un piège. Sermombre avait pris des attributs à des enfants, devinant qu’il ne pourrait pas les tuer.
Son front s’était couvert de sueur ; sa main s’était mise à trembler et avait refusé de frapper ; son esprit avait exploré un millier de chemins à toute vitesse, en quête d’une autre solution. Le temps s’était arrêté, et la Terre avait interrompu sa course à travers les cieux.
Puis Rhianna s’était réveillée et emparée de son couteau.
Désespéré, Fallion projeta ses perceptions et éprouva la chaleur d’une douzaine de bougies, ainsi que celle de centaines de corps inertes. Sa rage enflait ; il n’aspirait plus qu’à cesser d’exister.
Sers-moi, chuchota le Feu dans sa tête. Prends-les tous.
Qu’il vienne, songea Fallion. Qu’il m’emporte ; qu’il consume mon âme et tous ces enfants avec. Ce serait si facile d’exploser en flammes, de nourrir sa propre rage et de la laisser se muer en fournaise ! Il exhala, et de la fumée sortit de sa gorge alors même que Rhianna brandissait son couteau, prête à frapper.
Fais-moi un sacrifice, chuchota le Feu.
Fallion saisit le poignet de la jeune femme pour dévier son coup et regarda le couteau se planter dans la paillasse. Un instant, il demeura immobile, comme pétrifié.
— Lâche-moi, protesta Rhianna. Tu me brûles !
Elle le dévisagea, et Fallion se vit reflété dans ses pupilles. Dans ses propres yeux brillait une flamme prête à être libérée. Il regarda autour de lui.
Quelque chose m’échappe, songea-t-il. Il doit y avoir une échappatoire. Il faut juste que je la voie !
Aussitôt, comme répondant à son besoin, les bougies flamboyèrent dans toute la pièce. Fallion perçut avec acuité la moiteur du Donjon, les flammes dissimulées dans le corps des enfants qui exhalaient un peu de leur chaleur corporelle à chacun de leurs souffles.
Il examina plus soigneusement les jeunes Dédiés, et comme autrefois dans sa prison de Syndyllian, il lui sembla tout à coup que leur chair s’effaçait, exposant la lueur vacillante de leur âme minuscule – une nuée de petites lumières bleues pareilles à des bancs de méduses phosphorescentes.
Fallion n’avait eu qu’à regarder.
Des Éclats, réalisa-t-il. Ce sont tous des Éclats, jusqu’au dernier. Pour grossir les rangs de ses Dédiés, Sermombre ne recrutait que les meilleurs.
Rhianna tentait de se dégager et, simultanément, de s’emparer du couteau. Fallion distinguait vaguement le contour de sa silhouette ; il voyait des larmes tièdes ruisseler sur ses joues.
— Si tu refuses de les tuer, il faut bien que quelqu’un s’en charge ! hurla-t-elle.
Se libérant d’une secousse brutale, elle se jeta sur la fillette la plus proche.
Ce fut alors que Fallion vit. Là, sous la chair de Rhianna, une ombre ventousée à l’arrière de son esprit, un parasite ténébreux qui se nourrissait d’elle.
Un locus !
Jamais encore il n’en avait vu d’aussi près.
Rhianna brandit son couteau, et Fallion hurla :
— Rhianna, tu portes un locus !
La jeune femme se tourna vers lui, son visage changé en un masque de terreur et d’incrédulité.
— Il faut les tuer, insista-t-elle, tremblant de tous ses membres. Aide-moi.
— Est-ce ce que tu penses ? répliqua Fallion. Ou est-ce le locus qui s’exprime à travers toi ?
Au prix d’un très gros effort, Rhianna baissa son couteau.
Fallion plissa les yeux. Le locus avait la forme d’un lombric ou d’une sangsue dont l’abdomen aurait été collé à l’esprit de Rhianna. De toute évidence, il était vivant.
À cet instant, Fallion vit bouger quelque chose, comme si un appendice du locus plongeait dans l’esprit de Rhianna pour lui causer des dommages mortels. Mais la créature était enveloppée de ténèbres, et Fallion ne distingua pas clairement ce qui se passait.
Plus de lumière. J’ai besoin de plus de lumière.
Des porte-flambeaux étaient fixés aux murs. Fallion tendit un bras au-dessus de la paillasse de Rhianna et saisit la torche la plus proche. À son contact, celle-ci s’enflamma. Il la brandit très haut pour éclairer la jeune femme. Mais les ténèbres qui enveloppaient le locus s’épaissirent alors, comme si la créature tentait de se dissimuler.
Encore plus de lumière, souhaita Fallion. Que la Terre flamboie.
La torche brilla plus vivement dans sa main, et à travers la pièce, toutes les autres s’allumèrent en même temps.
Nourris le Feu, chuchota une voix dans la tête de Fallion.
Le jeune homme aspira la chaleur des torches, qui fila vers lui en décrivant de fines spirales jusqu’à ce que sa propre chair devienne brûlante au toucher. Puis il la laissa s’échapper par tous ses pores sous forme de lumière. Il commença par luire très doucement, mais son éclat s’intensifia très vite.
La rage le submergeait. Il lui semblait qu’à tout moment, sa peau allait s’enflammer comme du parchemin – et que lorsque cela se produirait, il détruirait cet endroit, le consumerait jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des cendres.
Oui, l’encouragea la voix dans sa tête. C’est tout à fait ce qu’il me faut.
Rhianna tituba en arrière, trébucha et s’écroula.
— Ne t’approche pas de moi, supplia-t-elle. Tu brûles !
Fallion luttait pour garder le contrôle et ne pas exploser en flammes. Il savait pourtant qu’il devait faire quelque chose. Le Fumeur lui avait bien dit que les Tisseurs de Flammes possédaient de nombreux pouvoirs, et qu’ils n’étaient pas tous maléfiques.
La voix de Rhianna s’adoucit comme elle implorait :
— Fallion, aide-moi à tuer les Dédiés.
Alors, Fallion comprit.
Et il laissa toute la lumière s’échapper de lui en une déflagration radieuse.
Toujours à terre, Rhianna hoqueta ; son visage paru virer au blanc, comme si toute couleur l’avait déserté. Elle leva les mains pour ne pas être aveuglée.
— Maintenant, montre-toi ! ordonna Fallion au locus.
La lumière qu’il irradiait frappa la créature comme un coup de massue, la révélant jusque dans le moindre détail.
Le locus se mit à trembler et à s’agiter. Il cherchait à s’échapper, devina Fallion.
La lumière qui traversait le jeune homme apportait la clairvoyance avec elle. Tandis que Fallion contemplait le locus dans toute sa hideur, le nom de ce dernier s’imposa brusquement à lui.
— Asgaroth ! s’écria-t-il. Je te vois !
Mais comment était-il arrivé là ?
— Asgaroth ? répéta Rhianna d’une voix aiguë, effrayée.
Frémissant, elle voulut reculer en se traînant sur ses fesses.
Fallion ne l’entendait pas de cette oreille. Il la rejoignit d’un bond et la toisa. Rhianna lui jeta un bref coup d’œil, et le locus en elle frissonna jusqu’à ce qu’elle détourne la tête.
— Regarde-moi ! ordonna Fallion. Regarde-moi dans les yeux !
Rhianna obtempéra à contrecœur, et ses pupilles se réduisirent à deux têtes d’épingle. Fallion se vit reflété dans ses prunelles, créature de lumière aussi éblouissante que le soleil, et un instant, il craignit de l’aveugler pour de bon.
Il pouvait regarder à travers ses yeux, au-delà d’eux et à l’intérieur de son âme. Jadis, Gaborn Val Orden utilisait ses Pouvoirs de la Terre pour sonder le cœur des hommes. À présent, son fils utilisait le Feu pour faire de même.
Il voyait de quelle façon Rhianna avait succombé au désespoir et s’était donnée à Sermombre, ne lui cédant pas seulement son intelligence, mais aussi son âme. C’est alors qu’Asgaroth l’avait possédée.
Fallion eut l’impression de flamboyer d’indignation vertueuse. Le locus trembla et s’agita de plus belle, s’efforçant de se soustraire à son regard brûlant.
— Que fais-tu ? demanda Fallion. Pourquoi t’es-tu manifesté ici et maintenant ? Pourquoi me pourchasses-tu ?
Alors, Rhianna se débattit sauvagement, se tordit sur le sol et tenta de s’éloigner en rampant. Mais Fallion la plaqua à terre, l’immobilisa avec un genou et la força à le regarder dans les yeux.
Asgaroth tremblait et s’agitait, et dans un brusque accès de rage, Fallion flamboya. Il entendit des enfants hurler et réalisa que la plupart d’entre eux s’étaient réveillés. Rhianna hurlait aussi tandis qu’Asgaroth tentait de s’arracher à elle.
— Réponds-moi ! rugit Fallion, et sa lumière radieuse brûla le locus, consumant sa première couche de peau.
— Nooooon, gémit Rhianna.
Mais Fallion était si concentré sur le locus qu’il n’y fit même pas attention. Son regard incendiaire consumait la peau et la chair d’Asgaroth par couches successives, lui révélant un à un tous les secrets du locus.
Ce monde. Les locus le cherchaient depuis une éternité, car il était pareil à un gros morceau de miroir brisé, ou une pièce clé d’un vaste puzzle. Des informations étaient inscrites à sa surface, un vestige de la Grande Rune. Les locus en avaient besoin pour lier de nouveau tous les Mondes d’Ombres en un Seul et Unique Monde lumineux et parfait qui serait sous leur contrôle.
Asgaroth avait possédé Rhianna dans l’espoir de manipuler Fallion à travers elle, de faire du jeune homme un instrument jusqu’à ce qu’un autre locus puisse l’infecter comme avaient déjà été infectés les Éclats sous l’emprise de Sermombre.
Cela paraissait si évident que Fallion s’étonna de ne pas l’avoir compris plus tôt. Et Asgaroth profita de cet instant d’inattention de sa part pour s’enfuir. Relâchant l’esprit de Rhianna, il jaillit plus vite que la pensée – si vite que ce fut à peine si Fallion l’aperçut du coin de l’œil.
— Tue-le ! s’époumona Rhianna, dont la voix résonna soudain par-dessus le grondement du sang de Fallion à ses propres oreilles. Tue-moi s’il le faut, mais élimine-le !
Fallion se sentit soudain glacé et tremblant. La lumière qui l’habitait venait de s’éteindre ; la torche qu’il tenait et celles qui étaient fixées aux murs avaient presque fini de se consumer.
Des dizaines d’enfants étaient revenus à eux. Ils se massaient autour de lui, le dévisageant de leurs yeux écarquillés, certains hurlant de terreur, d’autres toussant à cause de la fumée.
Fallion entendit des gardes se précipiter vers le donjon dans un fracas de bottes ferrées. D’une simple pensée, il projeta la fumée dans leur direction pour qu’elle remplisse l’étroit passage.
Ôtant son genou de la poitrine de Rhianna, il se traîna à l’écart de la jeune femme. Je l’ai brûlée, se lamenta-t-il. Je l’ai aveuglée.
Mais Rhianna continuait à crier : « Tue-le ! Maintenant ! », et Fallion réalisa que quelque mal qu’il ait pu lui faire, elle l’endurerait avec joie.
— Il est parti, dit-il. Le locus t’a quittée.
Avec un sanglot étranglé, Rhianna leva les bras et l’étreignit en pleurant amèrement.
— Tu y vois ? s’enquit Fallion.
— Oui, répondit-elle. J’y vois. Je vais bien. Je vais bien. Je vais bien.
Elle le répéta comme pour se réconforter ou pour réconforter Fallion. Alors, celui-ci la serra très fort contre lui.
— Je suis fier de toi.

 

Très loin de l’île volcanique, Sermombre survolait la jungle de pierrebois sur le dos d’un graak blanc lorsqu’une ombre chuchota soudain dans sa tête.
Le porteur de torche s’est réveillé. Il vient pour nous détruire tous.
Sermombre n’eut qu’à fermer les yeux pour voir ce qui était arrivé à Asgaroth. Fallion l’avait brûlé avec sa lumière ; il l’avait transpercé, ravageant le locus. À présent, celui-ci se mourait, Sermombre le sentait.
Pendant un long moment, l’ombre hurla de douleur. Puis elle se tut.
Sermombre était abasourdie. Jamais encore un locus n’avait péri. Nous sommes éternels, songea-t-elle. Nous occupons un million de millions de Mondes d’Ombres, et aucun de nous n’est jamais mort. Asgaroth comptait parmi les plus puissants d’entre eux. Pourtant, à son réveil, Fallion avait été capable de conjurer une lumière plus vive que celle que pouvaient produire même les Éclats d’antan.
Si Asgaroth peut mourir, je le peux aussi.
En proie à une peur grandissante, Sermombre talonna son graak en direction de Port-Garion. Fallion se lancerait à sa recherche, elle en était certaine. L’univers abritait désormais une nouvelle terreur.
Et Sermombre n’était pas prête à l’affronter.