CHAPITRE V
ASGAROTH
À un moment ou à un autre, tout seigneur doit recourir à l’intimidation pour gouverner son peuple.
Je préfère être constamment prompte à sévir et brutale dans mes châtiments, de crainte que mes ennemis prennent ma gentillesse pour du laxisme.
Sermombre
Mais ce ne furent pas les strengi-saats qui assaillirent Château Coorm.
Debout sur le chemin de ronde à l’aplomb des portes de la forteresse, Iomé baissa les yeux vers le petit contingent de guerriers – une cinquantaine environ, tous à cheval – qui émergeait peu à peu de l’obscurité au-delà des douves. Trois d’entre eux portaient des torches, si bien qu’elle n’avait aucun mal à distinguer tout le groupe.
C’était un mélange hétéroclite de chevaliers du Crowthen en cotte de mailles noire, montés sur des palefrois de même couleur, de nobles mineurs de Beldinook en armure d’acier lourde aux grandes lances de guerre blanches pointées vers le ciel, et de solides combattants d’Internook, vêtus de gris et armés de haches. Derrière eux venait une longue file de chariots, du genre qu’on utilisait pour transporter les lances de cavalerie.
Pris tous ensemble, ils avaient l’air aussi dépenaillés que des braconniers, aussi cruels qu’une bande de brigands.
Mais leur chef se détachait du lot. C’était un homme grand et mince, qui chevauchait un destrier roux : une monture de sang inkarrane, élevée pour arpenter des routes sombres. Il ne portait ni armure, ni rien qui trahisse ses propres origines. Sa robe entièrement grise était pourvue d’une profonde capuche qui dissimulait son visage. L’agrafe de sa cape – un hibou aux yeux jaunes flamboyants – était en argent brillant.
Pour toutes armes, il semblait n’avoir sur lui qu’une dague enfilée dans sa botte et un très grand arc de guerre en frêne noir attaché au paquetage fixé sur le dos de son cheval. Il y avait quelque chose de ténébreux en lui, comme si des ombres suintaient par ses pores et flottaient autour de lui telle une brume noire.
Il n’est pas de ce monde, songea Iomé, la peur faisant battre son cœur à grands coups sourds. Le roi Anders du Crowthen Méridional s’était donné à un locus, une créature des limbes, une entité purement maléfique. S’il restait quoi que ce soit de lui, Iomé ne pouvait pas le voir. La personne qui se tenait devant elle avait été transformée en quelque chose de tout à fait différent.
Iomé étudia les guerriers et le cavalier noir, cherchant quelqu’un qui pourrait être son complice – le dénommé Sermombre. Un des ruffians, un robuste seigneur de guerre d’Internook, prit la parole.
— Nous sommes venus parlementer.
Iomé le reconnut.
— Approchez, Olmarg, et parlez.
Le dénommé Olmarg jeta un coup d’œil au cavalier d’ombre comme pour solliciter sa permission, puis talonna son poney de guerre au ventre rebondi pour le faire approcher du pont-levis. Il leva la tête vers Iomé. Son visage n’était qu’une masse de cicatrices blanchâtres. Il portait des vêtements en peau de phoque ; ses cheveux argentés étaient coiffés en une multitude de petites tresses et trempés dans du sang.
— Nous venons chercher vos fils, lança-t-il.
Iomé sourit.
— Vous n’avez jamais été du genre à tourner autour du pot, se souvint-elle. J’apprécie. Que vous est-il arrivé depuis notre dernière rencontre ? Vous seriez-vous fait manger la face par des loups ?
Olmarg grimaça. Dans son pays, les amis échangeaient souvent des insultes pour plaisanter, et Iomé fut soulagée de voir qu’il ne s’offusquait pas de sa pique.
— Des paroles bien blessantes venant d’une vieillarde aussi décrépite, répliqua-t-il. Dire qu’autrefois, je rêvais de vous mettre dans mon lit !
— Les eunuques peuvent-ils nourrir de tels fantasmes ? susurra Iomé.
Olmarg gloussa, et Iomé sentit qu’elle avait gagné. Elle en vint au fait.
— Donc, vous voulez prendre mes fils ?
— Donnez-les-nous, et nous les élèverons comme nos propres enfants : de la bonne chère et de la bière dans leur ventre, des femmes dans leur lit. Et je vous fais la promesse que dès ses quinze ans, votre Fallion gouvernera l’Heredon.
Iomé eut un sourire grimaçant, mi-amusé mi-dégoûté. Olmarg pensait-il vraiment l’appâter en lui promettant de mettre des femmes dans le lit de ses garçons ?
— Des otages royaux, hein ? Et si je refuse ?
— Alors, nous les prendrons par la force, répondit calmement Olmarg. Morts, si nécessaire.
Cinquante hommes ne constituaient pas une grande menace. Mais ces cinquante hommes-là n’étaient pas des manants. C’était des Seigneurs des Runes, qui se battraient férocement. En outre, ils représentaient une demi-douzaine de nations, et pouvaient très bien avoir de puissants alliés chez eux. Et puis, il y avait le cavalier d’ombre. Iomé ne pouvait même pas deviner le genre de pouvoirs qu’il détenait.
— Je vois, acquiesça-t-elle. Vous voulez donc que le couteau de l’assassin les trouve plus facilement grâce à vous ?
— Nous venons en amis, tempéra Olmarg. Nous voulons que Fallion nous reconnaisse comme ses alliés, c’est tout. (Il décocha à Iomé son sourire le plus persuasif, qui réarrangea les traits de son visage en une expression d’amabilité feinte. Sa voix se fit enjôleuse.) Allons, réfléchissez. Vous dépérissez à vue d’œil. Bientôt, vous serez morte, et qui élèvera vos fils alors ?
Iomé jeta un regard noir au guerrier. Olmarg était un porc, elle le savait – un assassin, et pire encore. Elle pouvait rejeter sa requête sans aucun regret. Mais elle détailla le cavalier d’ombre.
— Et vous ? Souhaitez-vous élever mes enfants comme les vôtres ?
L’homme s’avança et s’arrêta près d’Olmarg. Il ne leva pas les yeux, empêchant Iomé de voir son visage. Ainsi continua-t-il à dissimuler son identité et laissa-t-il persister le doute dans l’esprit de son interlocutrice. Donc, ce n’est pas Anders, en conclut cette dernière. Si c’était lui, il me montrerait son visage.
— Vous avez ma parole, dit-il d’une voix vibrante comme les cordes d’un luth. Je les élèverai comme s’ils étaient miens.
Sa voix se planta dans le cœur d’Iomé telle une lance de peur. Elle avait quelque chose de surnaturel et de dangereux, comme si l’inconnu avait pris des centaines de Dons de Voix. Iomé ne pouvait dire si l’homme qui lui parlait était Anders ou quelqu’un d’autre. Sa voix le faisait paraître trop pur et trop hautain pour fréquenter des brutes comme Olmarg et le reste du groupe.
Iomé se doutait qu’il devait être très beau, qu’il avait dû prendre également des Dons de Charisme. Auquel cas, la combinaison de son apparence séduisante et sa voix persuasive suffirait peut-être à charmer les garçons, à les plier à sa volonté. En un rien de temps, Fallion et Jaz lui mangeraient dans la main.
Au Rofehavan, on disait : « Quand tu contempleras le mal à l’état pur, il aura un visage séduisant. » Soudain, Iomé souhaita ardemment que le cavalier d’ombre repousse sa capuche et révèle sa beauté.
— Je vous connais, dit-elle, et elle prononça le nom du locus venu depuis les limbes : Asgaroth.
L’inconnu ne nia pas.
— Si vous me connaissez, alors vous savez que vous devez vous soumettre.
Par-dessus son épaule, il adressa un signe de tête à ses hommes.
Une demi-douzaine de cavaliers mirent pied à terre et se précipitèrent vers les chariots pour ôter le couvercle en bois du compartiment arrière. Mais en guise de lances, ils en sortirent trois pieux énormes, semblables à d’épais javelots à la pointe émoussée. Même dans le noir, Iomé vit que chacun d’eux était élégamment sculpté et peint, comme un cadeau qu’un dignitaire étranger pourrait offrir à un souverain.
Sur chacun de ces pieux était empalé un être humain. Les corps n’avaient pas juste été transpercés. Chacune des victimes avait les chevilles et les poignets attachés ; le pieu avait été enfoncé dans son entrejambe et poussé vers le haut jusqu’à ressortir par sa bouche, lui donnant l’air d’une truite embrochée.
Les soldats se ruèrent en avant et plantèrent les pieux dans le sol à la verticale. Puis ils brandirent leur torche très haut afin qu’Iomé puisse identifier les victimes.
Ce qu’elle vit l’ébranla jusqu’aux tréfonds de son âme. D’abord, la garde du corps personnelle de Jaz, Diemorra. Puis sa propre amie d’enfance, Chemoise. Enfin, l’oncle de Gaborn, le duc Paldane à qui elle avait prévu de confier la régence de son royaume.
Iomé en resta bouche bée. De toutes les horreurs dont elle avait été témoin, aucune ne l’avait frappée avec autant de force. Non parce qu’elle n’imaginait pas qu’on puisse commettre une telle atrocité, mais parce qu’elle ne comprenait pas comment l’atrocité en question avait pu être commise aussi rapidement.
Ces trois personnes étaient sous la protection de Gaborn, qui n’avait lui-même succombé que depuis quelques heures. Chemoise se trouvait en Heredon, à des centaines de lieues de là, dans le Donjon des Dédiés. Paldane devait être dans son propre château. Pour avoir pu les enlever et les torturer de la sorte, Asgaroth devait savoir depuis des semaines que Gaborn mourrait ce jour-là.
Comment puis-je combattre une telle prescience ? s’interrogea Iomé.
— Et bien, dit-elle en regardant les formes grotesques sur leurs splendides brochettes et en s’efforçant de garder son calme. Je vois que vous avez élevé le meurtre au rang d’art.
— Oh, pas juste le meurtre, la détrompa Asgaroth. La cruauté.
Puis Diemorra poussa un faible gémissement, et Paldane remua un coude. Atterrée, Iomé réalisa que tous deux avaient survécu à leur empalement. Leurs bourreaux avaient évité les organes vitaux – cœur, poumons et foie – avec un soin abominable.
À travers la brume du choc, Iomé perçut un mouvement près d’elle. Elle baissa les yeux. Bien qu’elle leur ait ordonné de rester dans leur chambre, ses fils étaient montés sur les remparts. Furieuse et inquiète, Iomé comprit pourtant qu’ils n’avaient pas pu s’en empêcher.
Les deux garçons se penchèrent par-dessus les merlons. Fallion parut détailler calmement les victimes, comme s’il refusait de se laisser impressionner, tandis que Jaz blêmissait et que sa mâchoire inférieure lui tombait sur la poitrine. Iomé eut peur que cette vision reste gravée au fer rouge dans leur esprit.
Le cavalier d’ombre tourna son regard vers Fallion. Et soudain, Iomé réalisa que cette macabre démonstration n’était pas tant destinée à elle qu’à son fils aîné.
De son côté, Fallion sentit presque le regard d’Asgaroth le transpercer. C’était comme si le locus pouvait voir à l’intérieur de sa poitrine, de son âme même ; comme s’il mettait à nu toutes ses faiblesses et ses peurs d’enfant. Fallion eut l’impression qu’Asgaroth le jaugeait, et qu’il n’était pas impressionné – voire, qu’il le méprisait. Malgré tous ses efforts, les genoux de l’enfant se mirent à trembler.
C’est ce qu’il veut, comprit-il. Ma peur. C’est pour cette raison qu’il a fait ça, pour cette raison qu’il a amené les strengi-saats. À cette pensée, Fallion sentit une rage noire déployer ses pétales en lui, le plongeant dans une transe hébétée. Il y a toujours une fin à la douleur. Une limite à ce qu’il pourrait m’infliger.
D’une voix ferme et pas trop forte, le jeune garçon lança :
— Vous ne me faites pas peur.
Le cavalier d’ombre ne fit pas un geste. Mais comme en réponse à un signal invisible, ses soldats s’approchèrent des victimes empalées et leur frappèrent les mollets avec leurs torches. Fallion entendit des os craquer et se briser. Puis les soldats tendirent leurs torches sous la plante des pieds des victimes. Diemorra et Paldane frémirent et se tortillèrent. Fallion les vit ravaler des sanglots de douleur, mais aucun des deux ne céda. Aucun des deux ne cria.
Fallion voyait clair dans le jeu d’Asgaroth. Le locus voulait agrandir son royaume par l’intimidation. Portant la main à sa ceinture, le jeune garçon empoigna sa dague et la leva pour qu’Asgaroth puisse la voir.
— Est-ce le pire dont vous êtes capable ? demanda-t-il. (Il s’entailla la main, faisant courir la lame en travers de sa paume et ouvrant une blessure peu profonde. Puis il leva la main et laissa son sang couler librement.) Je n’ai pas peur de la douleur, dit-il avant d’ajouter calmement : Est-ce pour cette raison que vous avez peur de moi ?
Assis sur son destrier, Asgaroth tremblait de rage. Ses mains se crispèrent sur ses rênes. Fallion jeta un coup d’œil aux soldats de sa mère, dont beaucoup le fixaient avec une stupéfaction qu’ils ne tentaient pas de dissimuler. Fermant sa main ensanglantée, le jeune garçon la baissa très vite comme pour donner un coup de poing sur une table invisible – et brisant toutes les règles de négociation, il cria :
— Feu !
Jamais encore Fallion n’avait ordonné à un homme de tuer. Mais en un clin d’œil, tous les archers présents sur le chemin de ronde décochèrent une flèche, tandis que les artilleurs faisaient feu avec leurs balistes – comme si les doigts leur démangeaient et qu’ils n’attendaient que cette permission.
Une pluie noire de projectiles s’abattit sur les guerriers. Une douzaine de cruels Seigneurs des Runes succombèrent dans l’instant, et beaucoup d’autres furent blessés. Leurs chevaux hennirent et s’écroulèrent, les flancs déchirés. Fallion vit des dizaines d’hommes faire volter leur monture et battre précipitamment en retraite, une flèche plantée dans le corps.
Mais Asgaroth ne fut pas touché. Avant même que l’ordre de tirer ait quitté la bouche de Fallion, le cavalier d’ombre avait tendu sa main gauche pour se saisir du gras et vieil Olmarg, qu’il avait aisément soulevé de cheval et jeté en travers de sa propre selle pour s’en servir comme d’un bouclier humain. Son geste avait été si rapide que Fallion avait à peine pu le voir. Cela lui confirma qu’Asgaroth possédait de nombreux Dons de Métabolisme et de Force.
Tandis qu’Olmarg se hérissait de flèches au point de ressembler à une cible d’entraînement, Asgaroth leva sa main gauche. Un vent hurlant jaillit de sa paume et se mit à dévier de leur trajectoire tous les projectiles dirigés vers lui.
Fallion entendait toujours vibrer les cordes d’arc ; il voyait toujours filer les flèches. Mais Asgaroth laissa tomber Olmarg sur le sol et resta calmement assis sur son cheval sans qu’aucun projectile le touche. Beaucoup des flèches qui le visaient allèrent se planter dans le corps de ses victimes empalées, mettant fin à leurs tourments. Et tandis que les archers continuaient à faire feu, Asgaroth fixa durement Fallion et hurla :
— Si la cruauté peut être élevée au rang d’art, tu seras mon chef-d’œuvre !
Puis il fit volter sa monture de sang qui s’éloigna en caracolant, ses sabots se soulevant et retombant comme au rythme d’une danse, jusqu’à ce que l’obscurité l’engloutisse. Les ombres parurent se solidifier autour du locus ; l’instant d’après, il se fondit dans la nuit.
Il va revenir, songea Fallion. Ses hommes doivent déjà encercler le château. Sans doute n’attendent-ils que des renforts pour attaquer.
Le jeune garçon leva les yeux vers sa mère. Les dents serrées et le regard noir de rage, elle regardait le sang qui coulait de sa paume. Il crut qu’elle allait le sermonner ; au lieu de quoi, elle posa une main sur son épaule et chuchota, d’une voix étranglée par la fierté :
— Bien joué. Bien joué.
Iomé s’écarta des remparts et se dirigea hâtivement vers l’escalier. Dans son dos, elle entendit un vieux vétéran dire à Fallion :
— Si vous devez vous battre un jour, milord, je serai honoré de chevaucher à vos côtés.
Plus d’un soldat devait partager ce sentiment, soupçonna Iomé.
Elle croisa un guérisseur en robe bleu nuit qui se dirigeait vers Fallion pour bander sa main blessée. Une odeur d’herbes séchées lui chatouilla les narines.
Le seigneur Borenson vint à sa rencontre dans la cour, se précipitant comme pour recevoir des ordres.
— Quand pouvons-nous partir ? demanda très vite Iomé.
— Il faut juste que j’aille chercher les enfants, répondit Borenson.
Iomé n’avait pas préparé de paquetage, mais cinquante lieues seulement séparaient Château Coorm de la Cour des Marées. L’épaisse cape et les bottes qu’elle portait lui suffiraient bien jusque-là. Elle dissimulait une épée sous sa robe, et deux dagues de duel étaient attachées à ses bottes ; aussi ne manquerait-elle pas d’armes.
— Alors, allez-y. On se retrouve dans les tunnels.
Borenson se détourna et fonça vers ses quartiers, une petite maison située près des baraquements de la garde.
Restée seule, Iomé hésita. Après ce qu’elle venait de voir, elle avait la certitude que Fallion était presque prêt à recevoir des attributs. Ce n’est pas l’âge qui qualifie un homme pour mener les autres, songea-t-elle. C’est un ensemble de traits de caractère : l’honneur, la décence, le courage, la sagesse, la détermination. Fallion a fait preuve de tout cela ce soir.
Pour autant, oserai-je le priver de son enfance ?
Pas encore. Mais bientôt. Bientôt, il le faudra.
Ce qui signifiait qu’elle devait emmener au moins une chose pour ce dernier voyage : l’héritage de Fallion.
Iomé se précipita pour récupérer le trésor qu’elle gardait sous clé au-dessus de la salle du trône.
Des centaines de forceps.