Présentation

 
 
 

« Nul aujourd'hui ne gaspille moins de coups que lui ; et nul ne frappe plus juste. » C'est en ces termes que Henry James, dans un essai consacré à Guy de Maupassant, analyse l'efficacité singulière de son œuvre narrative1. Le récit, chez Maupassant, réussit « à tous les coups ». Et dans le registre des récits longs, on peut estimer que Bel-Ami offre une illustration exemplaire de ce don pour ce que l'on pourrait appeler la « rentabilité » narrative. Or, si Maupassant-romancier fait feu de tout bois, il semble bien que son héros lui-même, Georges Duroy, soit doté d'une aptitude fort comparable. En ce sens, la réussite du roman répond à la réussite dans le roman. Et cette tendance ascensionnelle du récit constitue bien, dans l'ensemble de l'œuvre de Maupassant, une forme d'exception.

D'UNE VIE À BEL-AMI

Publié en 1885, Bel-Ami est le deuxième roman de Maupassant. À bien des égards, l'histoire de l'ascension fulgurante de ce journaliste parisien apparaît comme le symétrique inverse du premier roman, publié en 1883, Une vie. Si Bel-Ami semble en effet dominé par l'urgence de l'ambition, Une vie relate au contraire le lent itinéraire d'une femme vers la désillusion et le malheur. Au récit d'un ennui provincial répond donc l'histoire d'une carrière parisienne menée tambour battant, à la passivité aliénée de la femme, l'activité conquérante, voire guerrière, de l'homme. Ce rythme interne reflète d'ailleurs les conditions mêmes de création romanesque : Bel-Ami fut achevé en sept mois, quand le projet d'Une vie connut une maturation de près de six années. Au moment où il invente l'histoire de Georges Duroy, autour de 1884, Maupassant a déjà des dizaines de contes et de chroniques derrière lui. Il n'en allait pas de même en 1877, quand il confiait à Flaubert : « J'ai fait le plan d'un roman », et recevait de son maître cette réponse encourageante : « Ah ! oui cela est excellent, voilà un vrai roman, une vraie idée. »

D'un roman à l'autre, Maupassant s'éloigne quelque peu du double modèle normand et flaubertien. La dédicace d'Une vie rappelait le « souvenir d'un ami mort ». Flaubert, l'ami de la famille, qui écrivait à Maupassant en l'appelant « mon chéri », est mort en 1880. Son ombre plane sur l'existence de Jeanne, l'héroïne normande d'Une vie, qui s'ennuie au moins autant qu'Emma Bovary. De son côté, l'univers de Bel-Ami met délibérément à distance la Normandie natale, qui n'existe plus guère qu'au titre de souvenir nostalgique, ou d'alibi nobiliaire. Si Georges Duroy prend le risque d'emprunter le nom de son village d'origine (Canteleu) en guise de complément à son nouveau patronyme – il devient alors « George du Roy du Cantel » –, c'est bien parce que ce lieu est assez reculé pour décourager toute entreprise de vérification.

ROMAN D'ACTUALITÉ OU ROMAN À CLEFS ?

Monté à Paris pour faire fortune, Georges Duroy s'inscrit plus naturellement dans la lignée des héros balzaciens. Le milieu d'affaires auquel il réussit à se mêler, la galerie des puissants qui gravitent autour de son journal, enfin la description de la « flexible morale parisienne » apparentent ce roman à une continuation de La Comédie humaine. L'intérêt documentaire ne doit pas pour autant être laissé de côté. Car Bel-Ami a pour particularité, on l'a souvent souligné, de restreindre la distance existant entre l'univers décrit et le moment de la rédaction. En d'autres termes, quelques années seulement séparent l'époque à laquelle doivent se dérouler les événements évoqués dans le récit (1880-1883) et l'année de publication du roman en feuilleton dans Gil Blas (1885). Cette proximité devait d'ailleurs causer au romancier quelques difficultés : nombreux, en effet, sont les lecteurs contemporains qui ne se sont que trop bien reconnus dans le miroir qui leur était ainsi tendu. Bel-Ami, roman d'actualité, devient alors roman à clefs ; et l'on se plaît à désigner les personnalités visées derrière les personnages de fiction, Aurélien Scholl derrière Jacques Rival ou Georges Duroy, Théodore de Banville derrière Norbert de Varenne... Maupassant s'expliqua très vite sur cette confusion : « Quelqu'un peut-il se reconnaître dans un seul de mes personnages ? Non. – Peut-on affirmer même que j'ai songé à quelqu'un ? Non. – Car je n'ai visé personne2. »

L'AMBIGUÏTÉ DE L'INSPIRATION AUTOBIOGRAPHIQUE

Collant à l'actualité comme pourrait le faire une chronique journalistique, Bel-Ami renvoie aussi à l'expérience autobiographique. Non que Georges Duroy puisse être considéré comme un double du romancier : il n'en a ni l'exigence esthétique ni les caractéristiques morales. Pour autant, il lui doit certaines de ses expériences. Arrivant comme Duroy à Paris après une jeunesse normande, Maupassant mène pendant près de dix ans la médiocre existence d'un petit fonctionnaire, au ministère de la Marine et des Colonies tout d'abord, puis au ministère de l'Instruction publique. C'est le travail de sa plume qui lui permet d'échapper à la vie de bureau, véritable école d'humiliation, dont il se souvient encore dans une chronique publiée en 1882 : « Sur la porte des Ministères, on devrait écrire en lettres noires la célèbre phrase de Dante : Laissez toute espérance, vous qui entrez3. »

Le succès immédiat de Boule de Suif, publié en 1880 dans Les Soirées de Médan, assure à Maupassant la notoriété, et lui ouvre la porte des journaux, en l'autorisant à claquer celle de son bureau, « cercueil de vivant4 ». Après l'ennui de la fonction publique, il découvre donc, comme son héros, l'excitation permanente des salles de rédaction, et côtoie ces « messieurs de la chronique » – ceux qui font ce « métier terrible d'écrire tous les jours, d'avoir de l'esprit tous les jours, de plaire tous les jours au public5 ». Le Gaulois, Gil Blas, Le Figaro, L'Écho de Paris, accueillent ses articles et ses contes, ses chroniques et ses romans découpés en feuilletons, les uns et les autres balayant un éventail de sujets étonnamment divers, tour à tour objets de fiction ou de considérations plus générales : de l'art de rompre aux erreurs des grands financiers, de la peur de la mort à l'évolution du roman contemporain, des injustices commises dans les colonies à l'apparition de nouveaux types féminins...

DEUX UNIVERS D'ÉCRITURE : LITTÉRATURE ET JOURNALISME

Plongé dans l'effervescence de cet univers de parole, Maupassant ne pouvait manquer de questionner la spécificité de l'écriture littéraire. Tout en lui donnant les moyens d'étendre ses relations aux plus grands salons parisiens (celui de Mme Adam, de la princesse Mathilde, par exemple), l'exercice journalistique aiguise aussi chez le romancier la conscience de la liberté propre à la fiction. Et Bel-Ami offre une expression privilégiée de cette réflexion : on y voit en effet Duroy s'initier péniblement à l'exercice de la chronique, peiner devant la page blanche, puis acquérir les ficelles d'un métier qui joue beaucoup du recyclage et des effets rhétoriques. Différentes leçons d'écriture jalonnent le roman ; la première, celle de Madeleine Forestier, met l'accent sur la nécessité propre à la chronique de susciter une relation de familiarité avec le lecteur, directement pris à partie par le choix d'une forme prétendument épistolaire : « D'abord, nous supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire des remarques de toute espèce, d'être naturel et drôle, si nous pouvons6. » Saint-Potin, au chapitre suivant, enseigne au jeune homme l'art du ragot mondain, qui doit répondre mot pour mot à l'attente du lectorat : « Vous êtes encore naïf, vous ! Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu'ils pensent de l'Angleterre. Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de La Vie française7. » Plus loin, Duroy s'essaie, seul, à la rédaction d'une nouvelle chronique ; mais la leçon s'apparente ici à un contre-modèle, car les procédés employés accumulent les erreurs et la confusion des genres, tombant dans le mauvais roman « romanesque » si souvent condamné par les naturalistes : « Il continua l'aventure commencée par Mme Forestier, accumulant des détails de roman-feuilleton, des péripéties surprenantes et des descriptions ampoulées, avec une maladresse de style de collégien et des formules de sous-officier8. »

Ce n'est que dans la seconde moitié du roman que le héros semble avoir tout à fait assimilé la méthode de l'écriture journalistique. En l'occurrence, la clé du succès est ici de préférer la réécriture à l'inédit – qu'il s'agisse de colporter des nouvelles déjà diffusées par d'autres journaux, ou de maquiller par quelques artifices un texte déjà publié. Ainsi le premier article de Duroy, « Souvenirs d'un chasseur d'Afrique », qui avait assuré ses débuts à la Vie française, reparaît-il, à l'occasion de l'affaire marocaine, « débaptisé, retapé et modifié » sous le titre « De Tunis à Angers » : « En trois quarts d'heure, la chose fut refaite, rafistolée, mise au point, avec une saveur d'actualité, et des louanges pour le nouveau cabinet9. » Ailleurs, c'est le « discours plein d'esprit » d'un député de la droite qui nourrit dix articles du héros, achevant ainsi « toute sa série interrompue lors de ses débuts au journal ».

L'école de l'écriture journalistique est celle d'une drastique économie de moyens, qui valorise l'effet, et ne lésine pas sur le conditionnement du lecteur. Toute l'habileté de Duroy tient à l'art consommé par lequel il manipule la croyance de son public : « Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui rendaient plus profonde et plus puissante la portée d'une attaque. Il savait en outre l'art des sous-entendus perfides, qu'il avait appris en aiguisant des échos ; et quand un fait donné pour certain par Madeleine lui paraissait douteux ou compromettant, il excellait à le faire deviner et à l'imposer à l'esprit avec plus de force que s'il l'eût affirmé10. » Les articles qu'il publie à la rédaction politique du journal font de l'écriture un acte exceptionnellement efficace : « L'attaque, toujours adroite et nourrie de faits, tantôt ironique, tantôt sérieuse, parfois plaisante, parfois virulente, frappait avec une sûreté et une continuité dont tout le monde s'étonnait11. » La dimension pragmatique du langage domine donc en régime journalistique ; et il est tentant de penser que cette relation d'immédiateté entre le mot et le monde constitue la représentation d'un pouvoir inédit pour l'homme de lettres.

Alors que l'exercice journalistique se définit par l'étroitesse du lien qui l'unit à l'actualité – actualité politique, mais aussi actualité de sa production et de sa réception –, l'art de la fiction tend, dans les écrits théoriques de Maupassant, à gagner en liberté. À mesure que son nom s'impose dans les journaux et dans les cercles littéraires, Maupassant élabore en effet une théorie de la création romanesque qui s'éloigne de la recherche d'une « humble vérité » (sous-titre d'Une vie), pour reconnaître le rôle crucial de l'illusion : « L'art consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer12. »

De « l'humble vérité » à la « vérité spéciale », c'est le rôle du document et de l'observation qui se voit redéfini. D'où l'ambiguïté majeure de Bel-Ami, qui décrit sous un jour unilatéralement négatif un monde journalistique qui a longtemps constitué aussi la famille de l'écrivain. Il en va de même de l'évocation du Maghreb, qui doit beaucoup aux différents voyages effectués par l'auteur dans les années 1880, tout en prenant le contre-pied radical de ses propres idées concernant la colonisation. L'intérêt majeur de l'emprunt autobiographique de Bel-Ami réside très précisément dans l'opération de transposition, et même de formalisation, auquel il se prête systématiquement, non sans produire un effet d'ironie. Comme Georges Duroy, Maupassant a visité l'Afrique du Nord : en 1881, il est envoyé spécial en Algérie pour Le Gaulois. Les « Souvenirs d'un chasseur d'Afrique » publiés par Georges Duroy dans le roman font écho à la « Lettre d'Afrique », et à la « Lettre d'un colon » envoyées au journal par Maupassant en juillet et en août 1881. Seul le titre demeure toutefois, car Maupassant prête à son héros des opinions et des comportements contre lesquels il s'élève avec virulence dans ses propres chroniques. Le romancier y dénonce en effet les iniquités du gouvernement colonisateur, s'indigne contre l'injustice du traitement infligé aux Arabes : « Les soldats [...] ont fait accepter à tout le monde [...] que l'Arabe demande à être massacré ; et on le massacre à toute occasion... on le bat comme plâtre, on le pille, on le ruine et on le force à mourir de faim. L'Arabe demande à vivre et il ne se révolte guère qu'à la dernière extrémité13. »

Duroy, lui, ne peut contenir un « sourire cruel et gai » quand il se remémore « [le] souvenir d'une escapade qui avait coûté la vie à trois hommes de la tribu des Ouled-Alane et qui leur avait valu, à ses camarades et à lui, vingt poules, deux moutons et de l'or, de quoi rire pendant six mois14. »

L'AUTOPORTRAIT IRONIQUE D'UN BOURGEOIS

Cette ambiguïté ironique s'étend à l'ensemble de la société représentée, cette société parisienne qui mêle affairistes, journalistes et hommes (ou femmes) politiques. Bel-Ami ne relève pas de l'inspiration rurale ou vernaculaire commune à de nombreux contes ou romans de Maupassant. La Normandie, on l'a vu, n'est présente que le temps d'une visite à Canteleu – mais l'épisode est évoqué à travers le point de vue de Madeleine, parisienne effarée par la rusticité des attitudes locales. L'univers décrit dans le roman correspond de beaucoup plus près à l'environnement bourgeois côtoyé par Maupassant dès que sa réussite le lui a permis. Et cet environnement ne saurait se réduire au simple exercice professionnel (la pratique journalistique), ni même à des mœurs peu rigoureuses, traditionnellement associées à cette classe sociale – ainsi du caractère quasiment institutionnel de l'« adultère bourgeois ». Il y a, dans Bel-Ami, les éléments nécessaires à la construction d'un portrait fort complet du goût bourgeois à la fin du XIXe siècle. Or ce goût est aussi celui du romancier.

L'intérêt de ce portrait d'époque vient de ce qu'il s'agit d'abord d'un autoportrait, et d'un autoportrait empreint d'une ironie très déstabilisatrice. Ainsi, l'ensemble du territoire arpenté par les personnages, cette rive droite autour des grands boulevards et du quartier des « lorettes », est-il très familier au romancier, puisqu'il y rejoignit son père dès son arrivée à Paris, à l'âge de vingt-trois ans. Plus précisément, quand, au septième chapitre de la seconde partie, Maupassant décrit la grande réception organisée chez les Walter, il se livre à une amusante parodie de ses propres goûts domestiques et artistiques. La spectaculaire mise en lumière du tableau pompier, Le Christ marchant sur les flots, ne fait que transposer son propre désir de confort et de visibilité. L'hôtel particulier qu'il habite rue Montchanin comprend en effet, comme celui de Walter, un jardin d'hiver orné d'une verrière peinte, une serre privée, un mobilier confortable mêlant tous les styles, et surtout une installation électrique, dans son cabinet de travail, qui faisait toute sa fierté. Edmond de Goncourt, expert en « bon goût », critique d'ailleurs le peu de discernement dont souffre cette passion de l'ameublement, et condamne ce qui n'est pour lui qu'un « mobilier de putain15 ». Ainsi, la mise en scène du goût bourgeois pour le spectacle et la pompe se double-t-elle d'un procédé d'autodérision, qui mène Maupassant à se montrer lui-même dans son attirance pour « la montre ».

Le tableau d'une classe, désignée par un effet de mise en abyme à travers ses tableaux privilégiés, relève du même procédé. Il faut noter tout d'abord que les œuvres appréciées par la société des Walter sont loin de constituer des repoussoirs aux yeux de Maupassant lui-même : le romancier apprécie en effet à la fois les représentants de la modernité en peinture – les œuvres des impressionnistes, Monet, Manet – et les représentants d'une peinture historique pompière (Meissonnier), ou d'un certain académisme (Puvis de Chavannes, Alfred Roll).

Dans le roman, la soirée chez Walter constitue un point culminant pour la carrière de Georges Duroy : c'est le moment où il abandonne une femme pour une autre (prenant conscience de l'infidélité de Madeleine, il décide d'épouser la fille de Walter, Suzanne), se débarrasse d'une maîtresse encombrante – mettant en pratique cet art de rompre sur lequel Maupassant badinait dans des chroniques journalistiques – et finit, au terme de la soirée, par obtenir la Légion d'honneur. Or le comble de ces succès réside dans l'étonnante ressemblance qui unit Duroy au Christ représenté sur le tableau. Comme le héros du peintre pompier incarne, pour la foule réunie chez Walter, l'expression parfaitement adéquate des goûts et même des valeurs bourgeoises (un christianisme esthétisant, fort compromis par ses relations avec l'argent, et privilégiant le paraître), de même le personnage de Maupassant apparaît-il comme le type incarnant le plus synthétiquement possible le cours d'une existence dans ce milieu semi-intellectuel, relativement doué pour les affaires, qui fut aussi le sien. Il est tentant d'établir une relation d'analogie entre le rapport d'identification qui lie Duroy à la foule réunie, et celui qui unit le sujet du roman à l'expérience autobiographique de son auteur. Dans un cas comme dans l'autre – et c'est bien le fondement de cette analogie –, le rapport d'identification se double d'une très forte ironie : pas plus que Duroy ne respecte ce Christ dont il est l'image, Maupassant n'est dupe de ce jeu de pouvoir qui lui donne notoriété et aisance matérielle. L'un comme l'autre, ils utilisent avec habileté les ressorts d'un jeu social froidement analysé. En ce sens, la scène finale qui montre le triomphe de Duroy à la Madeleine, dans un mariage orné de toutes les pompes religieuses, où le héros croit voir « l'Homme-Dieu » descendu sur terre pour consacrer son triomphe, correspond aussi à l'accomplissement par l'auteur d'un programme narratif articulé autour du même impératif – celui de la carrière.

LES MARCHES DE LA GLOIRE

L'histoire de Georges Duroy dans Bel-Ami est celle d'une réussite accomplie en un temps record, sans un seul faux pas, ni un seul revers de fortune. Une telle linéarité dans l'itinéraire social du héros fait du roman l'illustration d'un modèle narratif traditionnel, celui du roman de formation.

Georges Duroy, jeune homme « neuf » au début du récit, subit en effet un certain nombre d'épreuves, qui vont lui assurer l'entrée dans l'univers des adultes – ou plus précisément de ceux qui sont superlativement adultes, c'est-à-dire les puissants. Le roman se concentre très exactement sur l'histoire de son ascension : les premières pages le saisissent dans une attitude de disponibilité et d'attente vis-à-vis de son destin, les dernières le montrent au sommet de sa gloire, envisageant, du parvis de la Madeleine, la porte de la Chambre des députés, de l'autre côté de la Seine. À la fin du roman, son succès est assuré, mais sa carrière n'a pas encore atteint son terme. La dynamique de réussite qui caractérise son personnage domine encore cette dernière scène. La poétique de la « tranche de vie » naturaliste – qui consiste à saisir l'existence moyenne dans un continuum se déroulant sans coups de théâtre, ni effets de conclusion artificiels – semble ici réinterprétée selon une formule plus dirigiste : il y a peu de temps morts dans la course à la gloire de Georges Duroy.

DES BAPTÊMES EN SÉRIE

Les différentes étapes de ce parcours s'organisent tout d'abord autour d'une série de baptêmes successifs. L'identité de ce personnage qui se « forme », au sens professionnel et au sens esthétique du terme, tout au long du récit, connaît différents points forts. Tout d'abord, le nom initial de Georges Duroy acquiert une existence publique dès lors qu'il accède au statut de signature d'auteur, et donc de nom lu massivement par un public anonyme. L'émoi du jeune homme avant la publication de son premier article tient à cette entrée dans la famille des noms connus, publics : « Son cœur se mit à battre ; il ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en lisant, au bas d'une colonne, en grosses lettres : “Georges Duroy”. Ça y était ! quelle joie ! » Dès cette première publicité autour de son nom, Duroy s'empresse de démissionner de son bureau, afin de pouvoir faire imprimer de nouvelles cartes de visite qui portent sous son patronyme la mention de sa nouvelle profession.

Le second baptême dote le personnage de son nom de héros : il s'agit de ce surnom, « Bel-Ami », qui lui est très significativement donné par une enfant, la fille de Clotilde de Marelle. L'expression évoque à la fois la séduction du personnage – voué à ne réussir que par ceux, ou celles, dont il sera l'ami – et son statut de quasi-adolescent, très lié encore au monde de l'enfance et du plaisir de jouer.

Un troisième baptême fait entrer Duroy dans le monde des adultes ; comme par empathie avec les femmes dont il est l'éternel « bel-ami », le jeune homme change de nom en se mariant. C'est en effet sur l'instance de son épouse, Madeleine, que Georges Duroy devient Georges du Roy du Cantel. L'ajout d'une particule coïncide ainsi, non sans ironie, avec cette alliance conjugale : épouser Madeleine, c'est monter d'un cran dans la société. L'apport de cette union ne s'arrête pas là – tant il est vrai qu'un couple d'ambitieux progresse plus vite encore qu'un carriériste célibataire. Le détournement d'héritage auquel procède Duroy, qui s'approprie jusqu'à la fortune des anciens amants de sa femme, lui procure à la fois la richesse et un nouveau titre. Au sortir de l'étude notariée, le journaliste entraîne Madeleine chez un bijoutier, lui offre un bracelet, et choisit pour lui un chronomètre qu'il fait graver de ses initiales, « enlacées au-dessous d'une couronne de baron ». Duroy, comme le symbolise l'achat de ce chronomètre, ne perd pas de temps : « Maintenant qu'il avait des rentes, il lui fallait un titre, c'était juste16. » Symétriquement, la rupture avec sa femme lui ouvre encore de nouvelles perspectives de carrière. Duroy surprend en effet Madeleine en flagrant délit d'adultère avec le ministre Laroche-Mathieu ; la publication d'un article dénonçant ce scandale débarrasse le jeune homme d'une femme dont il a épuisé tous les atouts, et lui permet de renverser un ministère, donc d'envisager un avenir politique.

L'ÉPREUVE DE LA MORT

À cette réussite sans faute du héros, répond, sur le plan romanesque, une exceptionnelle concentration des moyens. La mise en scène de la carrière du héros dicte sa loi à l'organisation du récit, qu'il s'agisse de la répartition des épisodes, ou du rôle structurant d'un certain nombre de motifs romanesques. Les différentes étapes menant Duroy à son triomphe ménagent ainsi, dans les derniers chapitres de la première partie, trois rencontres avec la mort, qui relancent en quelque sorte la dynamique ascensionnelle et conquérante de son itinéraire.

Il s'agit d'abord du sombre discours auquel se livre Norbert de Varenne, en sortant d'un dîner chez Forestier (I, 6). Le pessimisme absolu du poète renvoie un écho très familier aux lecteurs de Maupassant, qu'il s'agisse de ses contes ou des chroniques journalistiques : « Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c'est fini de rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu'on regarde c'est la mort qu'on aperçoit17. » Là encore, l'ironie intervient pour éloigner de telles pensées, qui menaceraient, à terme, la poursuite de la carrière rectiligne du héros ; aussi Duroy s'empresse-t-il de balayer ces idées noires, d'une boutade prononcée pour lui seul : « Bigre, ça ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au défilé de ses idées, nom d'un chien. » Et joignant le geste à la parole, le jeune homme s'empresse de concentrer son attention sur un défilé plus riant, celui des femmes parfumées, puis des riches cavaliers de l'Étoile.

Au chapitre suivant, la mort s'impose de nouveau à Duroy. Le journaliste est en effet provoqué en duel, et connaît les affres de l'angoisse qui saisissent si souvent les héros de Maupassant. La nuit qui précède cette épreuve présente des ressemblances frappantes avec certains contes d'inspiration fantastique. En fin de compte, la réussite de cette épreuve apporte au héros un double bénéfice : non seulement il sort vivant de l'affrontement, mais en outre, il en retire un surplus de notoriété et de charisme.

Enfin, la mort reparaît plus loin sous les traits de Charles Forestier, qui s'éteint sous les yeux de Duroy, et paye donc sa réussite par l'usure et l'épuisement de ses forces vitales. Mais voir la mort, pour le jeune ambitieux, c'est encore remporter une manche : Madeleine Forestier accepte de le prendre pour époux après cet épisode, qui a fait la preuve de son feint dévouement. Le couple d'ambitieux s'attarde peu aux considérations métaphysiques : « Ils s'assirent en face l'un de l'autre pour déjeuner avec une envie éveillée de parler de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans la vie, puisqu'ils en avaient fini avec la mort18. »

LES DEGRÉS DE LA RÉUSSITE

Ce n'est pas seulement à titre anecdotique, ou pour reprendre un stéréotype galvaudé, que nous évoquions les « marches de la gloire » gravies par le héros. Décidant de consacrer son roman à la carrière d'un jeune ambitieux, Maupassant sature son texte de l'évocation des escaliers qui jalonnent son parcours. Retenons-en quelques-uns : au premier chapitre, Duroy suit Walter dans les locaux de La Vie française, et gravit avec lui les marches d'un « escalier luxueux et sale que toute la rue voyait19 » ; ce même escalier est désigné plus loin comme « escalier-réclame ».

Au second chapitre, Georges Duroy monte seul l'escalier qui mène chez Forestier, où il est attendu pour son premier dîner dans le monde. Cet épisode est resté célèbre, en raison de l'usage tout à fait saisissant du miroir qui orne chaque palier de cet immeuble bourgeois. Duroy rencontre en effet son image dans le miroir du premier palier gravi, sans se reconnaître tout d'abord : « Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie20. » La montée des marches s'apparente donc bien à une métamorphose ; le héros y gravit le premier échelon de l'ascension sociale. La descente de cet escalier en apporte d'ailleurs la confirmation, à la fin de ce même chapitre. La première des épreuves à laquelle s'est soumis le héros – celle du « déguisement » en homme du monde, à l'aide d'un costume chichement loué, et d'une conversation qui se modèle sur celle des autres convives – se voit franchie avec succès, et l'escalier en est la pierre de touche : « Quand il se retrouva dans l'escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s'élança, enjambant les marches deux par deux21. »

Au chapitre suivant, Duroy se voit rappelé à son état de petit employé par la seule nécessité de monter l'escalier sordide qui mène à sa chambre, au cinquième étage d'une maison populaire : « [...] Il éprouva, en montant l'escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales où traînaient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écœurante sensation de dégoût et une hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, en des demeures propres, avec des tapis22. » Quelques épisodes plus tard, ce même escalier, chargé d'une « odeur lourde de nourriture, de fosse d'aisances et d'humanité », incitera Clotilde de Marelle, devenue l'amante de Duroy, à louer un garni. Et ce lieu de rendez-vous, plus sûr et moins compromettant que la maison de la rue Boursault, aura pour principal avantage de se trouver au rez-de-chaussée, comme le souligne Clotilde : « Est-ce gentil, dis, est-ce gentil ? Et pas à monter, c'est sur la rue, au rez-de-chaussée ! On peut entrer et sortir par la fenêtre sans que le concierge vous voie23. »

L'escalier incarne avec efficacité les hauts et les bas de la vie : c'est bien ce que semble suggérer l'un des tableaux de Walter, intitulé précisément Le Haut et le bas, qui montre « une jolie parisienne montant l'escalier d'un tramway en marche ». C'est surtout ce que théorise avec une certaine emphase le poète Norbert de Varenne, au cours de la conversation évoquée plus haut : « La vie est une côte. Tant qu'on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu'on arrive en haut, on aperçoit tout d'un coup la descente, et la fin, qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend24. »

Dans les montées et les descentes se jouent donc la réussite et l'échec des personnages : Duroy croise, en sortant de chez Madeleine qui n'est pas encore sa femme, le comte de Vaudrec, qui mourra avant lui, et dont il détournera l'héritage. Et, le jour même où Duroy parvient à accaparer la moitié de la fortune léguée par le défunt, le récit le saisit une fois encore dans ce même escalier. Le jeune homme en gravit les marches à la lueur d'une bougie, accompagné cette fois de son épouse, Madeleine. Le reflet à la fois triomphal et effrayant que leur renvoie le miroir du premier palier avalise le franchissement d'une nouvelle étape dans l'ascension sociale du héros – celle de la richesse : « En arrivant sur le palier du premier étage, la flamme subite éclatant sous le frottement fit surgir dans la glace leurs deux figures illuminées au milieu des ténèbres de l'escalier. Ils avaient l'air de fantômes apparus et prêts à s'évanouir dans la nuit. Duroy leva la main pour bien éclairer leurs images, et il dit, avec un rire de triomphe : – Voilà des millionnaires qui passent. »

L'escalier vaut donc à la fois comme métaphore des hiérarchies sociales – le nouvel hôtel Walter dispose ainsi d'un « escalier monumental » dont la rampe est « une merveille de fer forgé » – et comme lieu où se noue et se dénoue l'intrigue. Il réunit dans un même motif romanesque la représentation d'une échelle de valeur et celle de l'itinéraire qui permet de la parcourir. Pensons par exemple aux moments de doute de Duroy, qui se demande « par quelle voie il escaladerait les hauteurs où l'on trouve la considération, la puissance et l'argent ».

Aussi ce motif romanesque illustre-t-il l'efficacité d'un récit qui ne s'attarde jamais en vain sur les objets décrits. Il en va de l'escalier, accessoire majeur de la réussite sociale, comme du miroir, qui reparaît à intervalles réguliers pour faire le point sur l'évolution physique ou morale des protagonistes, ou des fenêtres, qui sanctionnent la relation des personnages à l'univers environnant. À la cohésion d'un monde où domine la soif de pouvoir, répond donc une poétique romanesque pour laquelle l'évocation du détail renvoie toujours à la totalité de la représentation. L'extrême vitesse à laquelle Duroy parcourt les étapes de sa carrière n'a d'autre égale que ce rythme haletant imposé par Maupassant à son lecteur, rapidement gagné à son tour par la frénésie de plaisirs et de pouvoir – plaisir et pouvoir d'un récit qui jamais, avant la dernière page, ne le laisse sur sa faim.

 

Adeline WRONA.


1 Henry James, Guy de Maupassant (1888), rééd., Bruxelles, Éditions Complexe, 1987, p. 90.

2 Lettre de Maupassant adressée au rédacteur en chef du Gil Blas, et publiée dans ce journal le 7 juin 1885. Voir le dossier, p. 401-405.

3 « Les employés », article publié dans Le Gaulois, le 4 janvier 1882, repris par Gérard Delaisement in Maupassant journaliste et chroniqueur, Albin Michel, 1956, p. 51.

4 Ibid., p. 52.

5 « Messieurs de la chronique », article publié dans Gil Blas, le 11 novembre 1884, repris par Gérard Delaisement, op. cit., p. 30.

6 Bel-Ami, I, 3, p. 83.

7 Ibid., I, 4, p. 100.

8 Ibid., I, 4, p. 102.

9 Ibid., II, 4, p. 280.

10 Ibid., II, 2, p. 238.

11 Ibid., II, 2, p. 239.

12 « Le roman », étude publiée en préface de Pierre et Jean, en 1887 ; GF-Flammarion, 1992, p. 21-22.

13 « Lettre d'un colon », 21 juillet 1881, voir le dossier p. 381. On se reportera à l'ensemble du chapitre 4 du dossier.

14 Bel-Ami, I, 1, p. 48.

15 Cité par Albert-Marie Schmidt dans Maupassant par lui-même, Le Seuil, 1962, p. 81.

16 Bel-Ami, II, 6, p. 313.

17 Bel-Ami, I, 6, p. 162.

18 Bel-Ami, I, 8, p. 208.

19 Bel-Ami, I, 1, p. 52.

20 Bel-Ami, I, 2, p. 61.

21 Bel-Ami, I, 2, p. 74.

22 Bel-Ami, I, 3, p. 75.

23 Bel-Ami, I, 5, p. 125.

24 Bel-Ami, I, 6, p. 161.