En 1878, Maupassant a vingt-huit ans. Monté à Paris pour rejoindre son père et faire carrière dans le monde littéraire, il doit d'abord se contenter d'un emploi de petit fonctionnaire au ministère de la Marine et des Colonies, puis à l'Instruction publique.
LETTRES DE MAUPASSANT À FLAUBERT, 1878-1879
Les deux premières lettres expriment l'ennui du jeune homme, dont les forces s'usent à supporter un quotidien sans relief. La troisième offre des renseignements précieux quant aux conditions de vie des employés, et la quatrième, quant à celle des écrivains de l'époque, hors revenus journalistiques. Le ton de ces confidences est affectueux et respectueux à la fois : Maupassant désigne Flaubert comme son « cher maître ». L'auteur de Madame Bovary est un ami de la famille, ce qui explique pourquoi Maupassant détaille tout ce qui concerne la santé de sa mère – Laure Le Poittevin – autant que la sienne ; les accents les plus intimes donnent à ces missives un caractère quasiment filial. L'ennui dont se plaint Maupassant a tout, d'ailleurs, d'un trait de famille...
Dans ces années de vie de bureau, Maupassant souffre de son impuissance à écrire : il en pleure sur son papier, se décourage, comme Duroy face à sa première page blanche. À ces souffrances morales, s'ajoutent les désagréments liés à une santé déjà fragile : perte brutale des cheveux, mauvaise circulation du sang, douleurs d'estomac. Tous ces problèmes accentuent la tendance dépressive de l'écrivain, et soulignent a contrario le caractère délibérément optimiste et conquérant dont il a doté son héros, Georges Duroy.
Seul recours contre cette grisaille envahissante : les femmes, qui suscitent les plaisanteries les plus crues, mais qui rattachent aussi à la vie et à la ville. C'est uniquement à travers l'évocation du sort des « putains inabordables » que Maupassant fait allusion à l'Exposition universelle, qui se tient cette année-là à Paris : « [...] les étrangers les exténuent. Il en mourra plus de vingt-mille poitrinaires après l'exposition. » Certes, le romancier n'entend pas céder aux femmes le pouvoir de faire sa carrière, contrairement à Bel-Ami. Mais il entend bien, comme Georges Duroy, profiter de cet atout spécifiquement parisien, qui est de proposer des distractions féminines à tout homme un peu versé dans l'art de la conversation : « [Mme Brainne] me raconte ses rêves et je lui narre des réalités. »
MAUPASSANT À FLAUBERT, 5 JUILLET 18781
Vous me demandez des nouvelles, mon cher Maître, elles sont toutes mauvaises, hélas. D'abord ma mère ne va pas bien du tout. Son oculiste, à la fin, l'a envoyée consulter Vulpian, le Doyen de l'académie de Médecine. Il a reconnu d'abord deux maladies de cœur. Un rétrécissement de l'orifice de l'aorte et un épaississement des parois de l'organe même. De plus il y a une maladie nerveuse dont le siège est dans les premiers nœuds de la colonne vertébrale et qui a paru lui causer aussi certaines inquiétudes. Peut-être est-ce cette maladie nerveuse qui est la première cause des affections du cœur. Ajoutez à cela que la solitude dans laquelle ma mère a vécu a, peu à peu, usé toute son énergie, sa force de résistance ; et qu'elle est actuellement tantôt dans un état d'accablement absolu et tantôt dans une excitation violente.
Je ne vais aussi qu'à moitié. Mes cheveux, comme je le prévoyais depuis longtemps, se sont mis à tomber si vite que tout le milieu du crâne s'est dénudé de nouveau. Cela repousse maintenant grâce à un traitement embêtant. L'estomac est mauvais et, partant, le cœur bat bruyamment et durement. Ajoutez à cela que mon ministère m'énerve, que je ne puis travailler, que j'ai l'esprit stérile, et fatigué par des additions que je fais du matin au soir ; et qu'il me vient par moments des perceptions si nettes de l'inutilité de tout, de la méchanceté inconsciente de la création, du vide de l'avenir (quel qu'il soit), que je me sens venir une indifférence triste pour toutes choses et que je voudrais seulement rester tranquille, tranquille, dans un coin, sans espoirs et sans embêtements.
Je vis tout à fait seul parce que les autres m'ennuient ; et je m'ennuie moi-même parce que je ne puis travailler. Je trouve mes pensées médiocres et monotones, et je suis si courbaturé d'esprit que je ne puis même les exprimer. Je fais moins d'erreurs dans mes additions, ce qui prouve que je suis bien bête.
De temps en temps je vais passer une heure ou deux chez notre bonne amie Mme Brainne qui est la meilleure femme de la terre et que j'aime de tout mon cœur. Je lui raconte beaucoup d'histoires qui lui semblent, je crois, par moments, un peu crues. Elle me trouve bien peu sentimental. Elle me raconte ses rêves et je lui narre des réalités.
J'enseigne, tout bas, à d'autres belles dames que je rencontre chez elles, les arcanes de la lubricité ; et je me considère dans leurs cœurs parce qu'elles me trouvent pas assez « à genoux ».
Quant aux putains je n'en ai pas beaucoup foutu parce qu'elles sont inabordables, et que les étrangers les exténuent. Il en mourra plus de vingt mille poitrinaires après l'exposition2.
J'ai rencontré des Indiens qui m'excitent.
Zola, propriétaire à Médan (Seine-et-Oise), s'est aperçu qu'un plancher de sa maison pliait ; il en a fait lever un bout et a reconnu que les poutres étaient pourries. Alors, sans architecte, avec le conseil du maçon du pays, il les a remplacées par des poutrelles de fer. De sorte que je m'attends à voir quelque jour la maison tout entière s'écrouler. Ô Réalistes !
Il n'a pas l'air trop triste de la disparition du Bien public3.
Moi, je dis chaque soir, comme saint Antoine : « Encore un jour, un jour de passé. » – Ils me semblent longs, longs et tristes ; entre un collègue imbécile et un chef qui m'engueule. Je ne dis plus rien au premier ; je ne réponds plus au second. Tous deux me méprisent un peu et me trouvent inintelligent ; ce qui me console.
Les figures des étrangers font grimacer les rues. On sent le nègre sur le boulevard ; et, de place en place, un encombrement de provinciaux vous arrête. Les chevaux de fiacre me font pitié tant ils sont maigres. Ils ne meurent plus, ils disparaissent, ils se dissipent. Il flotte dans Paris tant de bêtises venues de tous les coins du monde qu'on en éprouve comme un accablement.
Adieu mon cher Maître, je vous embrasse en vous serrant les mains4.
MAUPASSANT À FLAUBERT, 21 AOÛT 18785
Je ne vous écrivais point, mon cher Maître, parce que je suis complètement démoli moralement. Depuis trois semaines j'essaye à travailler tous les soirs sans avoir pu écrire une page propre6. Rien, rien. – Alors je descends peu à peu dans des noirs de tristesse et de découragement dont j'aurai bien du mal à sortir. Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m'accablent l'esprit. J'ai même essayé d'écrire quelques chroniques pour Le Gaulois afin de me procurer quelques sous. Je n'ai pas pu. Je ne trouve pas une ligne ; et j'ai envie de pleurer sur mon papier7. Ajoutez à cela que tout va mal autour de moi. Ma mère qui est retournée à Étretat depuis deux mois environ ne va nullement mieux. Son cœur surtout la fait beaucoup souffrir et elle a eu des syncopes fort inquiétantes. Elle est tellement affaiblie qu'elle ne m'écrit même plus, et c'est à peine si, tous les quinze jours, je reçois un mot qu'elle dicte à son jardinier.
[...]
Comment se fait-il que Zola n'ait point été décoré, après la promesse de M. Bardoux8 ? La chose a fait du bruit du reste car tous les journaux avaient annoncé sa décoration. Je dois bientôt aller passer un dimanche chez lui, j'ai envie de voir ce qu'il m'en dira. Je suis sûr qu'il est très embêté. Qu'avait-il besoin de cela ?
J'ai rencontré Tourgueneff9 quelques jours avant son départ pour la Russie et je l'ai trouvé triste et inquiet. Quelques accidents qu'il avait eus au cœur l'avaient décidé à consulter et le médecin avait constaté une maladie du ventricule gauche. Tout le monde a donc le cœur détérioré.
Quant à moi je suis toujours déplumé. La faculté croit maintenant qu'il n'y a rien de syphilitique dans mon affaire mais que j'ai un rhumatisme constitutionnel qui a d'abord attaqué l'estomac et le cœur, puis, en dernier lieu, la peau. On me fait prendre des bains de vapeur en boîte, ce qui, jusqu'ici, ne m'a rien fait. Mais ce traitement joint aux tisanes amères, sirops, et eaux minérales de table, a mangé le peu d'argent que j'avais mis de côté pour mon été – Ça, c'est toujours un résultat –. J'espère, pour la confusion des médecins, que je n'en obtiendrai pas d'autre.
Je vous embrasse de grand cœur, mon cher Maître, et vous prie de m'écrire quelques mots entre deux phrases de B [ouvard] et P [écuchet].
Je vous serre encore les mains10.
MAUPASSANT À FLAUBERT, 26 DÉCEMBRE 187811
J'ai été fort bousculé ces jours-ci, mon bien cher Maître, et je n'ai pu encore vous écrire. Enfin je suis installé dans un beau bureau sur des jardins, mais je trouve que ça sent le provisoire.
On m'a promis de me titulariser à 1800 francs (j'ai hâte que ce soit fait) et de me laisser, lorsque le ministre tombera, une partie de l'indemnité de Cabinet à titre définitif.
Tant que M. Bardoux sera là la situation pécuniaire sera belle. J'aurai 1800 francs de traitement, 1000 d'indemnité de Cabinet et 500 francs au moins de gratifications par an. Mais s'il tombe tout de suite – Rien –.
Je n'ai pas encore vu le ministre, mais je vois souvent M. Charmes, qui m'a rendu de grands services et peut m'en rendre encore. Je suis dans la place, il s'agit de s'y établir solidement et d'avancer vite tant que la chose sera possible.
Par exemple pour du temps je n'en ai pas. J'arrive à neuf heures du matin et je pars à 6 heures 1/2 du soir. Je sors deux heures dans le jour pour déjeuner. Mais cela n'est qu'un moment à passer et je serai fort libre quand je rentrerai dans l'administration.
Je jouis d'une haute considération. Les directeurs me traitent avec déférence et les chefs de bureaux m'adorent. Le reste me regarde de loin. Mes collègues posent. Ils me trouvent, je crois, trop simple.
Je vois des choses farces, farces, farces, et d'autres qui sont tristes, tristes, tristes, en somme, tout le monde est bête, bête, bête, ici comme ailleurs.
Une chose me gêne, j'ai déplu au lampiste qui n'a pas encore voulu me donner de lampe. Si cela continue j'en rendrai compte au chef du Cabinet.
J'ai été de nouveau à la Librairie Nouvelle. M. Achille n'a pu se procurer nulle part Le Bien et le Mal des Femmes12. C'est tout à fait épuisé.
[...]
Ballande13 va jouer en matinée (quand ? je l'ignore) mon Histoire du vieux temps. C'est toujours ça. Malheureusement ça ne rapporte rien, les matinées.
Détail embêtant. Au cabinet du ministre, on vient tous les dimanches jusqu'à midi. Je crois que j'aurai cependant du temps pour travailler ; la besogne de la maison ira vite, quand j'y serai accoutumé, elle n'est pas difficile.
Je vous embrasse tendrement mon cher Maître, en vous remerciant, et je vous prie de présenter à Madame Commanville mes compliments respectueux et dévoués14.
MAUPASSANT À FLAUBERT, 24 AVRIL 187915
Je serai toujours, mon cher Maître, une victime des Ministères. Voici 8 jours que je veux vous écrire et je n'ai pas pu trouver une demi-heure pour le faire. J'ai ici des rapports très agréables avec Charmes mon chef, nous sommes presque sur un pied d'égalité, il m'a fait donner un très beau bureau. Mai je lui appartiens, il se décharge sur moi de la moitié de sa besogne, je marche et j'écris du matin au soir ; je suis une chose obéissant à la sonnette électrique et, en résumé, je n'aurai pas plus de liberté qu'à la Marine. Les relations sont douces, c'est là leur seul avantage ; et le service est beaucoup moins ennuyeux. Et le soir de ma petite pièce, Charmes me disait : « Décidément, il faut que nous vous laissions du temps pour travailler et, soyez tranquille, nous vous en laisserons !!!!! » Ah bien oui !! Je lui suis utile et il en abuse. C'est toujours ainsi du reste. J'ai voulu me faire bien voir de lui et j'ai trop réussi. Quant à votre affaire, je vous ai dit qu'on vous offrirait 5000 francs, et on vous les offrira : mais vous savez combien il faut de temps pour la moindre chose. Et celle-ci est considérable, puisqu'on modifie complètement tout le système des pensions pour les répartir plus équitablement. Il y a 600 hommes de lettres qui reçoivent une pension. Dans ce nombre il y en a beaucoup qui n'en ont nullement besoin et qui gagnent ou possèdent de 8 000 à 10 000 francs par an, il faut leur supprimer ce qu'on leur donne : mais vous comprenez que la chose est délicate et ne peut se faire en un jour. Pour vous, c'est une affaire décidée ; ainsi que pour Leconte de Lisle, qui avait 1600 francs et à qui on va donner 2000 francs. Charmes me l'a formellement annoncé. Mais naturellement, ce ne sera fait que lorsque le travail d'ensemble sera terminé.
[...]
Mme Pasca (ceci entre nous) a failli mourir de chagrin de sa rupture avec Ricard, et vous pouvez être assuré qu'elle ne jouera pas ma pièce chez la princesse Mathilde. Elle n'a pas autre chose en tête que son désespoir d'amour. Nom de Dieu que les femmes sont bêtes !
Zola m'a chargé de vous dire qu'il vous attendait avec impatience pour donner le dîner qu'il a promis pour la 50e édition de L'Assommoir. Il espère que vous serez ici dans les tout premiers jours de mai parce qu'il compte partir immédiatement après. Il a retardé son départ pour cela. Les Charpentier descendent dans des profondeurs de stupidité prodigieuses. La femme est encore plus étonnante que l'homme.
Je vous attends avec impatience. Je m'embête. Je suis un peu souffrant : le sang circule mal et les médecins ne peuvent que répéter leur éternelle phrase : « De l'exercice : faites de l'exercice. » Je n'ai pas le temps de travailler, ce qui me rend fort grincheux.
Adieu, mon cher Maître, je vous embrasse filialement.
À vous.
1 Lettre datée du ministère de la Marine et des Colonies.
2 L'Exposition universelle se tint à Paris de mai à octobre 1878. Dans le contexte de la politique de colonisation, elle faisait la part belle aux pays exotiques.
3 Le Bien public était un quotidien républicain et anticlérical, dans lequel Zola tenait une « Revue dramatique et littéraire » et où il publia en feuilleton son roman Une page d'amour.
4 Correspondance Flaubert-Maupassant, éd. Yvan Leclerc, Flammarion, 1993, p. 139-140.
5 Lettre datée du ministère de la Marine et des Colonies.
6 Maupassant travaille à la rédaction d'Une vie.
7 « Il sentait vaguement des pensées lui venir ; il les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait point formuler avec des mots écrits. Et son impuissance l'enfiévrant, il se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le sang battant aux tempes. » (Bel Ami, I, 3, p. 177)
8 Flaubert était intervenu auprès du ministre de l'Instruction publique, Bardoux, pour la Légion d'honneur d'Émile Zola, qui se vit préférer au dernier moment un écrivain bien-pensant, Ferdinand Fabre.
9 Ivan Tourguéniev (1818-1883), écrivain russe, auteur de Premier Amour (1860).
10 Correspondance Flaubert-Maupassant, éd. cit., p. 143-144.
11 Lettre datée du ministère de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts, où Maupassant vient d'obtenir sa nouvelle affectation.
12 Il s'agit d'une anthologie publiée par Émile Deschanel, regroupant des extraits d'auteurs divers et des remarques personnelles. Flaubert entendait s'en servir, sans doute comme mine de lieux communs, pour la rédaction de Bouvard et Pécuchet.
13 Hilarion Ballande (1820-1887), acteur et auteur dramatique, dirigeait le théâtre Dejazet où fut représentée en février 1879 la pièce de Maupassant.
14 Correspondance Flaubert-Maupassant, éd. cit., p. 160-161.
15 Lettre datée du ministère de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts.