2 - Lettres d'Afrique

 

Les trois textes rassemblés ici ont été publiés par Maupassant au cours de l'année 1881, dans Le Gaulois. Ce quotidien délègue le romancier comme envoyé spécial en Algérie, où la révolte couve. Les « lettres » rédigées par Maupassant, et signées de son nom ou du pseudonyme « un colon », soulignent l'incompétence du gouvernement français en matière de colonisation et la nécessité de développer la connaissance de la réalité algérienne. C'est donc l'observation du réel que prônent tous ces écrits, une observation lucide, exhaustive, et dénuée de préjugés, celle-là même qui nourrit l'esthétique réaliste pratiquée par le conteur et le romancier. En ce sens, l'article publié sous le titre « Sur les hauts plateaux » ne déparerait pas dans une nouvelle de fiction. Les premières lignes décrivant l'acheminement du voyageur par le chemin de fer évoquent d'ailleurs les anecdotes mises en ordre par Madeleine Forestier pour clore le premier article de Georges Duroy, les « Souvenirs d'un chasseur d'Afrique1 ».

La dimension provocatrice des prises de position anticolonialistes vise, comme le roman satirique, mais par d'autres moyens, à renverser les préjugés et à susciter une prise de conscience : « Toute notion de justice disparaît dès qu'on met le pied ici ; toutes les règles ordinaires sont renversées. »

LE GAULOIS, 29 JUILLET 1881

I

LE GOUVERNEUR CIVIL

Puisque votre journal s'occupe en ce moment des questions algériennes, permettez-moi de vous exposer quelques réflexions qui m'ont été suggérées par la longue pratique que j'ai de ce pays.

Toute l'attention de la France est depuis longtemps tournée vers l'Algérie. La crise que nous traversons, les événements graves et imminents qui se préparent, la surexcitation des esprits donnent une gravité particulière à notre situation actuelle.

On discute beaucoup, on ne dit pas grand-chose ; on propose bien des moyens, on n'en adopte aucun qui soit sage. Nous tournons dans un cercle vicieux dont il sera bien difficile de sortir tant qu'on ne convaincra pas de la nécessité absolue de placer à la tête de ce pays des hommes qui le connaissent à fond, et depuis longtemps.

[...]

Vous autres, Parisiens, qui jugez de loin et sans savoir exactement de quoi il s'agit, vous réclamez pour nous énergiquement un gouverneur militaire. Lui seul peut nous sauver, dites-vous. C'est possible... Mais à quoi bon nous sauver pour nous mieux perdre ensuite, pour nous ruiner ? Nous autres colons2, nous autres, seuls intéressés, nous demandons un civil, et il n'y a qu'une voix, sachez-le. Mais distinguons. Nous ne voulons point le premier civil venu.

Nous n'entendons pas dire par là que nous refusons la question d'un militaire. Nullement ; mais nous n'admettons pas qu'il intervienne directement dans nos affaires. Une solution me paraîtrait toute naturelle. L'Algérie se compose de deux territoires bien distincts, immenses tous deux. L'un civilisé, cultivé, habité en grande partie par une population européenne, n'a pour ainsi dire rien à craindre de l'Arabe. L'autre bande de pays qui sépare nos possessions absolues des contrées sauvages occupées par les indigènes, est à tout moment menacé par l'insurrection. Pourquoi celui-ci ne dépendrait-il pas uniquement d'un militaire, et celui-là uniquement d'un civil ? L'autorité militaire, énergique mais stérilisante, préparerait la domination européenne sur les terres encore menacées. L'autorité civile assurerait la prospérité des parties du pays entièrement conquises. Est-il donc possible que deux gouvernements vivent côte à côte comme le préfet et le général dans un département français ?

Arrivons maintenant aux fautes qu'ont commises jusqu'ici tous les gouverneurs,

M. Grévy3 comme les autres, même plus que les autres.

L'Algérie, grande comme un royaume d'Europe, est formée de régions très diverses, habitées par des populations essentiellement différentes. Voilà ce qu'aucun gouverneur n'a paru comprendre jusqu'ici.

Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre l'administrer, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposées. Or, le gouverneur, qui qu'il soit, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détails et de mœurs : il ne peut donc que s'en rapporter aux administrateurs qui le représentent.

Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus à Paris à la suite du vice-roi : les ratés de toutes les professions, ceux qui s'intitulent les ATTACHÉS des grandes administrations. Or, cette classe d'ATTACHÉS, ou plutôt de déclassés ignorants et nuls est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que des ratés.

Voilà donc un de ces jeunes imbéciles administrant cinquante ou cent mille hommes. Il fait sottise sur sottise et ruine le pays. C'est naturel.

[...]

Ce n'est donc pas un bon gouverneur qu'il nous faut avant tout, mais un bon entourage du gouverneur.

On a tenté, pour remédier à ce déplorable état de choses, à ces désastreuses coutumes, de créer ici une école d'administration, où les principes élémentaires indispensables pour conduire ce pays seraient inculqués à toute une classe de jeunes gens. On échoua. L'entourage du gouverneur, à force d'intrigues, fit avorter ce projet. Le favoritisme, encore une fois, eut la victoire.

Voilà la plus grande plaie de ce gouvernement. Voilà aussi pourquoi nous réclamons un civil pour toutes les contrées définitivement conquises, car les officiers plus que n'importe qui ont des idées arrêtées, inflexibles, se refusent à modifier leur action. Le sabre est un principe. Il nous faut, au contraire, des hommes souples, travailleurs, instruits du pays, et sans aucune idée préconçue.

II

LES CAUSES DES INSURRECTIONS

C'est une opinion répandue et indiscutée aujourd'hui que l'Arabe (et par Arabe le Parisien entend toutes les races africaines) que l'Arabe, dis-je, est rebelle à toute civilisation, à toute soumission. Prétendre le contraire soulèverait des ouragans de colère et d'indignation, me ferait traiter d'imbécile, d'imprévoyant et d'inobservateur, par tous les gens qui dirigent les affaires d'Algérie du boulevard des Italiens .

Les soldats, qui ont besoin d'avancement, autant que nous avons besoin de calme, ont répandu et fait accepter par tout le monde cette doctrine que l'Arabe demande à être massacré ; et on le massacre à toute occasion. Quand on manque d'occasions, on le bat comme plâtre, on le pille, on le ruine et on le force à mourir de faim. L'Arabe demande à vivre et il ne se révolte guère jusqu'à la dernière extrémité4.

J'ai vécu pendant des années au milieu des Arabes et surtout au milieu des Kabyles, et j'affirme qu'il n'y a pas de population plus douce, plus soumise et plus résignée aux abominables traitements que nous lui infligeons.

Je suis colon et me révolte, et je proteste, comme homme et comme colon, contre les moyens qu'on emploie pour livrer à l'Européen cet admirable pays où il y aurait place pour tout le monde.

Voici comment on procède.

Un particulier quelconque, miné, failli, peu honorable presque toujours, mais européen, va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans, et il tire un numéro quelconque correspondant à un lot de terre. Ce lot, désormais, lui appartient.

Il part. Il trouve là-bas, dans un village toute une famille installée sur la concession qu'on lui a désignée. Cette famille a défriché, mis en rapport ce bien sur lequel elle a toujours vécu. Elle ne possède rien autre chose. Il l'expulse ; elle part résignée, puisque c'est la loi française. Mais ces gens sans ressources désormais, gagnent le désert et deviennent des bandits.

Saviez-vous cela, monsieur Albert Grévy ?

D'autres fois, on s'entend. Le colon européen effrayé, par la chaleur, la solitude, l'aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle qui devient son fermier.

Et l'indigène, resté sur sa terre, envoie bon an, mal an, mille, quinze cents, ou deux mille francs à l'Européen retourné en France.

Cela équivaut à une concession de bureau de tabac.

Autre méthode.

M. Albert Grévy, le stupéfiant gouverneur actuel, et qui semble avoir été choisi spécialement par le parti militaire pour couler le gouvernement civil, vient de demander et d'obtenir 50 millions destinés à la colonisation. Là-dessus on crie bravo. Eh bien, ces cinquante millions feront plus de mal à la colonie que si on n'avait rien demandé. Et, s'il y avait cent millions, ce serait pis ; deux cents millions, ce serait pis encore. Pourquoi ? Parce qu'on emploie cet argent d'une façon déplorable ; et voici comment.

En Kabylie5 (la partie du pays où on jette le plus d'Européens, parce que c'est la plus fertile), la terre a acquis une valeur considérable. Elle atteint dans les meilleurs endroits SEIZE CENTS FRANCS L'HECTARE et elle se vend communément huit cents francs. Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquilles sur leurs exploitations. Riches, ils ne se révoltent pas ; ils ne demandent qu'à rester en paix.

Qu'arrive-t-il ? M. Grévy dispose de cinquante millions. La Kabylie est le plus beau pays d'Algérie. Eh bien, on exproprie les Kabyles au profit de colons inconnus.

Mais comment les exproprie-t-on ? On leur paie QUARANTE FRANCS l'hectare qui vaut au MINIMUM HUITS CENTS FRANCS.

Et le chef de famille s'en va sans rien dire (c'est la loi), n'importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.

Ce peuple n'est point commerçant, ni industriel, il N'EST QUE CULTIVATEUR

Donc, la famille vit tant qu'il reste quelque chose de la somme dérisoire qu'on lui a donnée. Puis la misère arrive ; les hommes prennent le fusil et suivent un Bou-Ahmema quelconque pour prouver une fois de plus que l'Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.

Saviez-vous cela, monsieur Albert Grévy ?

Mais voilà, vous dites : Nous laissons l'indigène dans les parties fertiles tant que nous manquons d'Européens ; puis, quand il en vient, nous exproprions le premier occupant. – Très bien. Mais quand vous n'aurez plus de parties fertiles que ferez-vous ? – Nous fertiliserons, parbleu ! – Eh bien, pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque vous avez cinquante millions ?

Comment ! vous voyez des compagnies particulières créer des barrages gigantesques pour donner de l'eau à des régions entières ; vous savez, par les travaux remarquables d'ingénieurs de talent, qu'il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à l'agriculture des lieues de pays qui s'étendent au-dessous et vous ne trouvez pas d'autre moyen que celui d'expulser les Kabyles, que vous traitez en moines français !

Au moins, les soldats savent défendre le pays, s'ils s'entendent peu à le faire produire (et ce n'est par leur métier de cultiver la terre). Mais vous, monsieur Grévy, vous n'avez rien fait, vous ne savez rien faire ; vous vivez comme les rois fainéants dans le fond mystérieux de votre palais, cachant votre figure autant que possible (et vous avez raison), mais ne cachant à personne votre immense incapacité et votre colossale incompréhension des affaires de l'Algérie.

UN COLON.

« SUR LES HAUTS-PLATEAUX », LE GAULOIS, 31 JUILLET 1881 

D'Arzew à Saïda6, le chemin de fer à voie étroite, construit par la Compagnie franco-algérienne pour l'exploitation de l'alfa, monte sans cesse, court en serpentant sur le flanc des côtes de sable jaune, pivote en des courbes rapides pour éviter les obstacles, puis soudain s'élance dans une plaine à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu comme par suite de l'habitude prise. Il côtoie les difficultés du sol ; et soufflant, râlant, comme exténué parfois, il marche vers le désert, vers les solitudes mornes des hauts plateaux, vers l'inconnu, à la façon de ces deux voyageurs hardis du Moyen Âge qui découvraient des continents.

Toute la contrée qu'il traverse est aride et désolée. C'est le pays du feu, le royaume brûlé du soleil. Il règne là, en maître absolu, l'astre ardent qu'on pourrait appeler le roi d'Afrique. Le train s'arrête à Saïda. C'est une petite ville qui ressemble à un village de France. Ce point, en ce moment, ne semble habité que par des généraux. On en rencontre partout : général Saussier, général Delebecque, général Colonieu, général Germain (un invalide toujours au lit, qu'on a justement envoyé dans le pays où il faudrait être toujours à cheval) ; plus deux ou trois généraux du commun, qui se promènent sous l'ironie des habitants et des réfugiés. Parmi ces réfugiés, il en est qui sont restés huit jours enfermés avec quelques hommes dans des fermes assiégées par les Arabes, et ces fermes, détruites aujourd'hui par les révoltés, existeraient encore si l'autorité militaire avait envoyé seulement vingt soldats au secours de leurs énergiques défenseurs.

On revoit ici chaque jour la prodigieuse confusion et l'indicible incapacité dont nous avons été témoins pendant toute la campagne de Prusse. Seulement, le chef ennemi, au lieu de s'appeler le feld-maréchal de Moltke, s'appelle Bou-Amama, un simple bandit, un pillard à la tête d'une bande, rien de plus.

Saïda fut autrefois une résidence d'Abd-el-Kader7. La ville du célèbre émir se trouve un peu au sud de la colonie européenne.

Il n'en reste presque rien. On voit un roc à pic d'un rouge superbe, d'un rouge de brique panée au four, et sur ce roc, un reste de muraille. Il est séparé de la montagne par un adorable ravin, tout rempli, tapissé, fleuri de lauriers-roses. Ces merveilleux arbustes poussent jusque dans le lit du FLEUVE, L'OUED Saïda, large de deux mètres, mais le seul fleuve du pays dont l'eau ne soit pas tarie tout de suite par le soleil et par le sable, ces deux insatiables buveurs.

On y voit même des cascades, et des sources claires au pied des figuiers, sous le squelette morne de la vieille forteresse arabe.

[...]

J'ai donc traversé les hauts-plateaux depuis Saïda jusqu'aux Chotts. C'est sinistre et lamentable. Les Espagnols qui n'ont pas été tués sont partis, de sorte que le train court un jour entier dans ces solitudes sans rencontrer un être. Quant à Bou-Amama, où est-il aujourd'hui ? Personne ne le sait, pas plus les militaires que nous. Il attend sans doute, embusqué quelque part, car il n'a pas encore pu charger les quatre cents chameaux qui le suivent. Cet homme, je le répète, n'est qu'un chef de bandits. Il ne se bat pas pour l'indépendance de son pays, mais pour voler seulement. On dirait vraiment que toute cette ridicule et sanglante insurrection a été jusqu'à un certain point favorisée ; car on entend des gens dire sérieusement que ce massacre des Espagnols n'est pas un mal. Tout cela est louche, ténébreux. Qu'y a-t-il dessous ? Quant aux dépêches communiquées par les agences aux journaux parisiens, elles sont presque toutes d'une fausseté impudente et révoltante. Pourquoi trompe-t-on ainsi ?

Enfin le général Saussier vient d'arriver. C'est, paraît-il, un homme habile, énergique et intègre. Ce n'est pas trop tôt. Voir clair dans ces. affaires algériennes où chacun travaille pour soi ; saisir la vérité dans ce pays où tout le monde trafique, pille, ment et tue à l'occasion ; où l'Arabe, sans cesse pressuré, volé et assommé, ne vaut pas mieux que l'Européen qui pressure, vole et assomme, semble un problème trop compliqué pour l'intelligence humaine.

Toute notion de justice disparaît dès qu'on met le pied ici ; toutes les règles ordinaires sont renversées ; toute droiture est inconnue ; toute raison est bafouée, toute question devient insoluble par la faute des intéressés. « Buvons de l'absinthe, rossons l'Arabe et trompons tout le monde », semble être la devise des Algériens. Seulement, quand l'Arabe enfin se fâche, c'est lui qui rosse à son tour, voilà le mal.

GUY DE MAUPASSANT.

LE GAULOIS, 20 AOÛT 1881 

Djelfa, 10 août.

Mon cher directeur,

J'apprends que plusieurs journaux algériens ont répondu avec aigreur à mes chroniques sur l'Algérie. Comme je me suis trouvé presque toujours en route, aucun de ces articles ne m'est tombé sous les yeux. Je n'en ai entendu parler que par des étrangers, et il m'est fort difficile, par conséquent, de savoir au juste ce qu'ils contenaient.

Voici pourtant, à ce que je crois, les points sur lesquels on m'a le plus critiqué. J'ai écrit que le monde jetait en Algérie ses aventuriers. Là-dessus, un journal local m'a répondu : « Aventuriers vous-mêmes ! » L'argument m'a réjoui et m'a ouvert des horizons. Comme j'ai l'intention d'ajouter à mes critiques sur l'Algérie celle de la détestable cuisine qu'on mange en ce pays, je m'attends à lire dans quelques jours d'autres injures analogues à la première, et je frémirai certainement en apprenant que je suis moi-même un mauvais cuisinier ou un détestable coiffeur, si je proteste contre la façon dont on m'a coupé les cheveux. Quant au fond de la question, je mets en fait qu'il est impossible de passer une demi-journée avec un Algérien intelligent et aimant l'Algérie sans l'entendre s'élever avec violence, et peut-être avec raison, contre le flot d'aventuriers étrangers qui s'est jeté sur son pays.

Que ne dit-on pas contre les Espagnols8 qui peuplent toute la province d'Oran, contre certains Italiens dont l'argent coûte cher à ceux qui sont gênés, et contre les juifs cosmopolites dont l'extermination par les Arabes suivrait de près, sans doute, celle des alfatiers espagnols si les Français cessaient soudain d'occuper le pays.

À propos des alfatiers espagnols massacrés, permettez-moi d'ouvrir une parenthèse. Je viens de parcourir tout le pays qu'ils occupaient, et j'ai beaucoup entendu parler d'eux par des gens assurément impartiaux et qui se désespéraient de la fuite des survivants. Or, voici ma conviction : si on les a tués, c'est leur faute bien plus encore que la nôtre.

L'histoire nous a appris comment l'Espagnol se comporte ordinairement en pays conquis : avec quelle violence il traite les vaincus.

Eh bien, il me paraît évident que les alfatiers ont suivi en Algérie leur coutume nationale ; et qu'il n'est point de durs traitements qu'ils n'aient infligé aux Arabes dont ils occupaient le territoire et qu'ils privaient de travail en accaparant la cueillette de l'alfa. Ce sont les tribus au milieu desquelles vivaient ces étrangers qui les ont massacrés, et non les cavaliers de Bou-Amama. Or, aucun Français n'a été tué ; la ligne de chemin de fer qui traverse le pays n'a point été endommagée ; et les personnes forcées par leurs fonctions de parcourir cette contrée m'ont affirmé qu'elles se seraient estimées beaucoup plus en sûreté au milieu d'une tribu insurgée qu'au milieu d'un de ces groupes d'alfatiers qui vivaient isolés sur les hauts-plateaux. Quoi d'étonnant à cela ? ces émigrés étaient pour la plupart le rebut de leur nation. C'est la règle, d'ailleurs ; ce que rejette un pays ne constitue pas ordinairement ce qu'il possède de meilleur. Des Espagnols établis en Algérie, et fort bien vus sous tous les rapports, ne m'ont pas paru éloignés de penser ainsi.

D'où je conclus que les revendications de l'Espagne, très fondées en principe, le sont, en fait, beaucoup moins.

Or, s'il arrivait que des Français, tentés par l'argent qu'on peut gagner dans l'industrie de l'alfa (dans les ateliers d'Aïn-el-Hadjar, les femmes sont payées jusqu'à cinq francs par jour), s'il arrivait, dis-je, que des Français, tentés par ces bénéfices, émigrassent à leur tour et vinssent en foule ici, vous entendriez les Espagnols pousser bien d'autres cris, car ils attendent, ces fugitifs, que la question d'indemnité soit réglée entre les deux pays, et nous ne tarderons pas à les voir revenir en plus grand nombre encore qu'auparavant.

On m'a reproché, en outre, d'avoir affirmé que la France envoyait ici ses fonctionnaires avariés. Il n'en est plus ainsi, paraît-il. Tant mieux. Je voudrais bien seulement savoir s'il en a été ainsi et si on n'a pas, pendant longtemps, livré la colonie à bon nombre d'autorités d'un placement difficile dans la mère patrie.

Au fond, on m'en a surtout voulu, je crois, de la sympathie que l'Arabe m'a inspirée à première vue, et de l'indignation qui m'a saisi en découvrant quels sont les procédés de civilisation qu'on emploie envers lui.

Nous n'avons, à Paris, aucun soupçon de ce qu'on pense ici. Nous nous imaginons bonnement que l'application du régime civil est l'inauguration d'un régime de douceur. C'est, au contraire, dans l'espérance de la plupart des Algériens, le signal de l'extermination de l'Arabe. Les journaux les plus hostiles au système des bureaux arabes publient à tout instant des articles avec des titres comme celui-ci « Plus d'arabophiles ! », ce qui équivaut à ce cri « Vivent les arabophages ! » Le mot d'ordre est : « Extermination ! » la pensée : « Ôte-toi de là que je m'y mette ! » Qui parle ainsi ? – Des Algériens d'Alger qui dirigent les affaires à la place du gouvernement. Ils n'ont point vu d'autres Arabes que ceux qui leur cirent les bottes : ils font de la colonisation en chambre et de la culture en gandoura.

Ont-ils parcouru leur pays ? – Jamais. Ont-ils passé huit jours dans un cercle militaire ; puis huit jours dans une commune, auprès d'un administrateur civil, pour se rendre compte de la façon dont les deux principes sont appliqués ? – Jamais. Ils crient : « L'Arabe est un peuple ingouvernable, il faut le rejeter dans le désert, le tuer ou le chasser ; pas de milieu. »

Alors on part pour l'intérieur du pays avec les idées que les journaux algériens vous ont inculquées. On gagne un cercle militaire et on se présente chez ces légendaires capitaines de bureaux arabes, ces ogres féroces, ces monstres, ces spoliateurs !!! On trouve des hommes charmants, instruits, pleins de réflexion, de douceur et de pitié pour l'Arabe. Ils vous disent : « C'est un peuple enfant qu'on gouverne avec une parole. On en fait ce qu'on veut, il suffit de savoir les prendre. » Et savez-vous ce qu'ils font, ces capitaines de bureaux indigènes ? – Ils défendent l'Arabe contre les vexations et les exactions du colon.

Alors vous dites : « Je comprends : c'est un rôle nouveau qu'ils jouent pour faire pièce à l'autorité civile. C'est de bonne guerre. Allons voir la boutique à côté. » Et on se rend dans un pays gouverné par un administrateur en redingote. À vos questions, il répond : « Oh ! mes idées ont bien changé depuis que je suis ici. À Alger, je pensais tout autrement. Avec de la justice et de la fermeté, de la bienveillance sévère, on fait ce qu'on veut de l'Arabe. Il est docile et toujours prêt pour les corvées. Il tient de l'enfant et de la femme. Il suffit de savoir le prendre. »

La stupéfaction vous saisit. Et on s'écrie : « Alors nous sommes terriblement coupables. Comment ! ce peuple qu'il suffit de surveiller avec soin, les citadins ne parlent de rien moins que de l'exterminer et le chasser au désert, sans s'occuper de la façon dont on le remplacera. »

Il se révolte, dites-vous ; mais est-il vrai qu'on l'exproprie et qu'on lui paie ses terres un centième de ce qu'elles valent ?

Il se révolte. – Est-il vrai que, sans raison, même sans prétexte, on lui prenne des propriétés qui valent environ soixante mille francs et qu'on lui donne comme compensation une rente de trois cents francs par an ?

On lui a reconnu le droit de parcours dans ses forêts, seul moyen qui lui reste de faire paître ses troupeaux quand toutes les plaines sont séchées par le soleil et quand on lui ferme l'entrée du Tell ; mais est-il vrai que l'administration forestière, la plus tracassière et la plus injuste des administrations algériennes, ait mis alors la presque totalité de ces forêts en défense et fasse procès sur procès aux pauvres diables dont les chèvres passent les limites, limites que peut seul apprécier l'œil exercé des forestiers ?

Alors qu'arrive-t-il ? Les forêts brûlent9.

Elles brûlent en ce moment partout : des milliers d'hectares sont dévorés, des parties du pays sont rainées par le feu. On a vu, de loin, des incendiaires. Et on crie : « Extermination ! » Mais, c'est justement quand on l'extermine qu'il se révolte, ce peuple.

Ce que je dis là, du reste, il n'est peut-être pas un officier du bureau arabe qui ne le pense et ne le dise à l'occasion.

Mais à Alger, les gens sédentaires et compétents ne voient que les torts et les vices de l'Arabe. Ils répètent sans fin que c'est un peuple féroce, voleur, menteur, sournois et sauvage. Tout cela est vrai. Mais, à côté des défauts, il faut voir des qualités.

J'aurais peut-être cédé moi-même et accepté enfin la manière de voir des fougueux Algériens, si je n'avais appris tout à coup, par l'article virulent d'un petit article local, qu'il se fonde en ce moment, à Paris, une société protectrice des indigènes algériens.

À la tête de cette société, on voit les noms de MM. de Lesseps, Schœlcher, Élisée Reclus10 etc., etc.

Or, si les indigènes ont tant besoin d'être protégés, c'est donc qu'on les opprime. Qui les opprime ? Ce n'est pas moi assurément. Alors c'est l'Algérien. Vraiment, si des hommes comme MM. de Lesseps, et Élisée Reclus reconnaissent qu'il faut secourir ce peuple, à la façon des animaux que protège la loi Grammont, c'est qu'il est bien nécessaire de venir à son secours.

Ici, dans l'intérieur, tout à fait au sud de la province où je me trouve en ce moment, les Algériens sortis d'Alger admettent parfaitement l'utilité de cette société.

J'ai dit également qu'on perdait en ce pays la notion du droit. C'est tellement vrai que je n'ai pu m'empêcher de rire à mon tour en voyant un conducteur de voiture payer à coups de matraque deux perdrix achetées à un Arabe. Ici, on s'accoutume à l'injustice, tant on vit dans l'injustice ; mais je défie un Français quelconque de ne pas s'indigner véhémentement s'il passe, comme je viens de le faire, vingt jours sous la tente, au milieu des Arabes, allant de tribu en tribu.

Et cependant, les bureaux arabes sont animés d'un esprit de justice qui m'a fortement surpris ; les administrateurs civils sont, pour la plupart, dans les mêmes idées. Mais, que voulez-vous ? l'habitude est prise, et Alger pousse à la roue.

Pardon pour cette longue lettre. Je pars pour l'oasis de Laghouat, et je suivrai ensuite le sud de la province d'Alger et de Constantine par Ain, Rich et Bou-Saada. On dit que les tribus de ce côté sont travaillées et qu'un mouvement aura lieu dès la fin du Ramadan. Je vous parlerai incessamment de ce pays, dont il n'existe même aucune carte et que bien peu de voyageurs ont visité. Les officiers des bureaux sont presque seuls à le connaître. C'est avec deux officiers que je pars.

GUY DE MAUPASSANT.


1 « Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux, et par une jolie intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole employée à la manufacture d'alfa de Aïn-el-Hadjar» (Bel-Ami, I, 3, p. 77, p. 85)

2 L'auteur de l'article est censé être « un homme très considérable de l'Algérie, et qui l'habite depuis l'enfance ».

3 Il s'agit d'Albert Grévy (1824-1889), frère du président de la République Jules Grévy, gouverneur général de l'Algérie entre 1879 et 1881.

4 « Et il se rappelait ses deux années d'Afrique, la façon dont il rançonnait les Arabes dans les petits postes du Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur ses lèvres au souvenir d'une escapade qui avait coûté la vie à trois hommes de la tribu des Ouled-Alane. [...] On n'avait jamais trouvé les coupables, qu'on n'avait guère cherchés d'ailleurs, l'Arabe étant un peu considéré comme la proie naturelle du soldat. » (Bel-Ami, I, 1,p.48)

5 « Ce qui manque le plus là-bas, c'est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu'en France, et sont achetées, comme placement de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d'eau» (Bel-Ami, I, 2, p. 68)

6 On se reportera à l'épisode de la rédaction de l'article « Lettre d'un chasseur d'Afrique. » dans (Bel-Ami, I, 3, p. 83sq.)

7 Abd-el Kader (1807-1883), émir algérien qui établit son autorité sur les deux tiers de l'Algérie, mena pendant quinze ans la guerre sainte contre les Français.

8 « [Duroy] avait fait vibrer la corde patriotique et bombardé l'Espagne avec tout l'arsenal d'arguments méprisants qu'on emploie contre les peuples dont les intérêts sont contraires aux vôtres» (Bel-Ami, II, 5, p. 285)

9 « La terre d'Afrique est en effet une cheminée pour la France, messieurs, une cheminée qui brûle notre meilleur bois, une cheminée à grand tirage qu'on allume avec le papier de la banque. » (Bel-Ami, II, 5, p. 284)

10 Ferdinand de Lesseps (1805-1894), diplomate et administrateur français, dirigea les opérations de percement du canal de Suez ; on doit à Victor Schœlcher (1804-1893) le décret sur l'abolition de l'esclavage dans les colonies ; Élisée Reclus (1830-1905), géographe et théoricien français de l'anarchisme.