5 - La Bourse, la presse, le pouvoir

UNE AUTRE VISION NATURALISTE : L'ARGENT D'ÉMILE ZOLA

Paru en 1891, l'Argent est le dix-septième volume des Rougon-Macquart ; trois romans seulement suivront avant la fin du cycle, en 1893, avec Le Docteur Pascal. Comme Bel-Ami, L'Argent évoque la collusion entre les milieux d'affaires, la presse et le pouvoir. Le lien entre ces trois univers est assuré par le héros du roman, Aristide Saccard, banquier audacieux, prêt à tout risquer pour faire fortune. Son appétit de pouvoir apparaissait déjà dans La Curée, deuxième tome du cycle, paru en 1872. Le personnage y accomplissait la métamorphose qui devait faire d'Aristide Rougon, petit employé parisien récemment monté à Paris depuis sa Provence natale, le riche financier Saccard – selon un pseudonyme qu'il s'est lui-même attribué, comme Duroy dans Bel-Ami.

Si les mécanismes qui régissent les milieux du pouvoir sont les mêmes dans le roman zolien et dans celui de Maupassant, pourtant l'époque diffère. Les Rougon-Macquart portent comme sous-titre « Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire ». Bel-Ami, au contraire, se déroule à l'époque même de sa rédaction, c'est-à-dire dans les années 1880. Mais la proximité d'inspiration entre ces deux œuvres est patente. C'est que Zola, comme Maupassant, transpose les événements décrits dans son roman. La transposition est ici chronologique, et non, comme dans Bel-Ami, géographique. L'entreprise fondée par Saccard dans L'Argent, la Banque universelle, s'inspire au plus près de l'exemple de l'Union générale, dont le krach, en 1882, avait aussi fortement marqué Maupassant. Le Second Empire de Saccard doit beaucoup à la Troisième République, aussi étonnant que cela puisse paraître : affairisme, antisémitisme et même colonialisme sont en effet pour une large part empruntés aux années 1880-1890.

Le réalisme de Zola dans le roman joue donc, comme celui de Maupassant, d'une série de déplacements : les allusions à l'actualité des années 1885-1890 se mêlent aux détails historiques renvoyant au Second Empire (expédition du Mexique, éloignement du régime et du pape, déclarations de Napoléon III sur « l'empire libéral »). Le frère de Saccard, Eugène Rougon, est un ministre important du régime en place. Le lien entre le pouvoir politique (l'Empire), l'argent (la Banque universelle) et la presse (L'Espérance), occupe le centre du roman. Toutefois, les techniques narratives adoptées par Zola diffèrent d'emblée de celles qui caractérisent Bel-Ami. Alors que Maupassant se montre volontiers complice de son personnage, Zola conserve vis-à-vis de l'univers décrit la distance de l'observateur, et va même jusqu'à laisser paraître son hostilité face au milieu évoqué.

L'extrait choisi décrit l'atmosphère régnant dans les locaux de L'Espérance, journal acheté par Saccard pour assurer la publicité de la Banque universelle dans le grand public. On y retrouve, comme à La Vie française, le contraste opposant le brillant du monde financier, au caractère sordide et clandestin des activités journalistiques.

 

Les bureaux de L'Espérance, le journal catholique en détresse que, sur l'offre de Jantrou, Saccard avait acheté, pour travailler au lancement de l'Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hôtel noir et humide, dont ils occupaient le premier étage, au fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambre, où le gaz brûlait éternellement ; et il y avait, à gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une pièce que Saccard s'était réservée, tandis que s'alignaient, à droite, la salle commune de la rédaction, le cabinet du secrétaire, des cabinets destinés aux différents services. De l'autre côté du palier, étaient installées l'administration et la caisse, qu'un couloir intérieur, tournant derrière l'escalier, reliait à la rédaction.

Ce jour-là, Jordan, en train d'achever une chronique, dans la salle commune, où il s'était installé de bonne heure pour ne pas être dérangé, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, à la flamme large du gaz, malgré la radieuse journée de juin qu'il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu'on apportait et dont il prenait le premier connaissance.

– Dites donc, Dejoie, c'est monsieur Jantrou qui vient d'arriver ?

– Oui, monsieur Jordan.

Le jeune homme eut une hésitation, un court malaise qui l'arrêta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux ménage, des dettes anciennes étaient tombées ; et, malgré sa chance d'avoir trouvé ce journal où il plaçait des articles, il traversait une atroce gêne, d'autant plus qu'une saisie-arrêt était mise sur ses appointements et qu'il avait à payer, ce jour-là, un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. Déjà, deux fois, il avait demandé vainement une avance au directeur, qui s'était retranché derrière la saisie-arrêt, faite entre ses mains.

Pourtant, il se décidait, s'approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit :

– C'est que monsieur Jantrou n'est pas seul.

– Ah !... Avec qui est-il ?

– Il est arrivé avec monsieur Saccard, et monsieur Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que monsieur Huret, qu'il attend.

Jordan respira, soulagé par ce délai, tant les demandes d'argent lui étaient pénibles.

– C'est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre.

Mais, comme il s'en allait, Dejoie le retint, avec un éclat de jubilation extrême.

– Vous savez que l'Universelle a fait 750.

D'un geste, le jeune homme dit qu'il s'en moquait bien, et il rentra dans la salle de rédaction.

Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, après la Bourse, et souvent même il donnait des rendez-vous dans la pièce qu'il s'était réservée, traitant là des affaires spéciales et mystérieuses. Jantrou, du reste, bien qu'officiellement il ne fût que directeur de L'Espérance, où il écrivait des articles politiques d'une littérature universitaire soignée et fleurie, que ses adversaires eux-mêmes reconnaissaient « du plus pur atticisme », était son agent secret, l'ouvrier complaisant des besognes délicates. Et, entre autres choses, c'était lui qui venait d'organiser toute une vaste publicité autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financières qui pullulaient, il en avait choisi et acheté une dizaine. Les meilleures appartenaient à de louches maisons de banque, dont la tactique, très simple, consistait à les publier et à les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne représentait même pas le prix de l'affranchissement ; et elles se rattrapaient d'autre part, trafiquaient sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prétexte de publier les cours de la Bourse, les numéros sortis des valeurs à lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu à peu des réclames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d'abord modestes, raisonnables, bientôt sans mesure, d'une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnés crédules1. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d'être de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore, qui n'étaient point trop déconsidérées. Mais la grosse affaire qu'il méditait, c'était d'acheter une d'elle, La Cote financière, qui avait déjà douze ans de probité absolue ; seulement, ça menaçait d'être très cher, une probité pareille ; et il attendait que l'Universelle fût plus riche et se trouvât dans une de ces situations où un dernier coup de trompette détermine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d'ailleurs, ne s'était pas borné à grouper un bataillon docile de ces feuilles spéciales, célébrant dans chaque numéro la beauté des opérations de Saccard ; il traitait aussi à forfait avec les grands journaux politiques et littéraires, y entretenait un courant de notes aimables, d'articles louangeurs, à tant la ligne, s'assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des émissions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menée sous ses ordres par L'Espérance, non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion même, une façon lente de s'emparer du public et de l'étrangler, correctement.

Ce jour-là, c'était pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvé, dans le numéro du matin, un article d'Huret d'un éloge si outré sur un discours de Rougon, prononcé la veille à la Chambre, qu'il était entré dans une violente colère, et qu'il attendait le député, pour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait à la solde de son frère ? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissât compromettre la ligne du journal par une approbation sans réserve des moindres actes du ministre ? Lorsqu'il entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D'ailleurs, il l'écoutait, très calme, en s'examinant les ongles, du moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses épaules. Lui, avec son cynisme de lettré désabusé, avait le plus parfait dédain pour la littérature, pour la une et la deux, comme il disait en désignant les pages du journal où paraissaient les articles, même les siens ; et il ne commençait à s'émouvoir qu'aux annonces. Maintenant, il était tout flambant neuf, serré dans une élégante redingote, la boutonnière fleurie d'une rosette panachée de couleurs vives, portant l'été sur le bras un mince pardessus de nuance claire, enfoncé l'hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irréprochables, d'un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son élégance, la vague impression d'une malpropreté persistant en dessous, l'ancienne crasse du professeur déclassé, tombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Paris, la peau pénétrée et teinte des saletés immondes qu'il y avait essuyées pendant dix ans ; de même que, dans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilités, s'effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derrière, ainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait à quoi, car il n'affichait pas de maîtresse, tenaillé sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrète qui l'avait fait chasser de l'Université. L'absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son œuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d'aujourd'hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crâne et sa face, dont sa barbe noire en éventail demeurait l'unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard ayant de nouveau invoqué la ligne du journal, il l'avait arrêté d'un geste, de l'air fatigué d'un homme qui, n'aimant point perdre son temps en passion inutile, se décidait à lui parler d'affaires sérieuses, puisque Huret se faisait attendre.

Depuis quelques temps, Jantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d'abord à écrire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intérêt d'un petit roman, dramatisé en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculées. Ensuite, il projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements : on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le payeraient un prix dérisoire, et l'on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idées, jusqu'à ce que celui-ci les adoptât, les fît siennes, les élargît au point de les recréer réellement. Les minutes s'écoulaient, tous deux en étaient venus à régler l'emploi des fonds de la publicité pour le trimestre, les subventions à payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d'une très ancienne feuille, très respectée. Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions.

[...]

Saccard, puissant à cette heure, redevenu le maître, voulait être obéi, sachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux.

– Ah ! vous voilà donc, cria-t-il en apercevant Huret. Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadré, que vous vous êtes attardé à la Chambre ?... J'en ai assez, vous savez, des coups d'encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c'est fini, qu'il faudra, à l'avenir, nous donner autre chose.

Interloqué, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien décidé à ne pas s'attirer des ennuis en le secourant, s'était mis à passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus.

– Comment, autre chose ? finit par répondre le député, mais je vous donne ce que vous m'avez demandé !... Quand vous avez pris L'Espérance, cette feuille avancée du catholicisme et de la royauté, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c'est vous qui m'avez prié d'écrire une série d'articles élogieux, pour montrer à votre frère que vous n'entendiez pas lui être hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal2.

– La ligne du journal, précisément, reprit Saccard avec plus de violence, c'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre... Est-ce que vous croyez que je veux m'inféoder à mon frère ? Certes, je n'ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l'empereur, je n'oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n'est pas attaquer l'empire, c'est faire au contraire son devoir de sujet fidèle, que de signaler les fautes commises... La voilà, la ligne du journal : dévouement à la dynastie, mais indépendance entière à l'égard des ministres, des personnalités ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries !

Et il se livra à un examen de la situation politique, pour prouver que l'empereur était mal conseillé. Il accusait Rougon de n'avoir plus son énergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idées libérales, dans l'unique but de garder son portefeuille. Lui se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la première heure, croyant du coup d'État, convaincu que le salut de la France était, aujourd'hui comme autrefois, dans le génie et la force d'un seul. Oui, plutôt que d'aider à l'évolution de son frère, plutôt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu'il prévoyait. Et que Rougon prît garde, car L'Espérance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome !

Huret et Jantrou l'écoutaient stupéfaits de sa colère, n'ayant jamais soupçonné en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir défendre les derniers actes du gouvernement.

– Dame ! mon cher, si l'empire va à la liberté, c'est que toute la France est là qui le pousse ferme... L'empereur est entraîné, Rougon se trouve bien obligé de le suivre.

Mais Saccard, déjà, sautait à d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques.

– Et, tenez ! c'est comme notre situation extérieure, eh bien ! elle est déplorable... Depuis le traité de Villafranca3, après Solférino, l'Italie nous garde rancune de ne pas être allés jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donné la Vénétie ; si bien que la voici alliée avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l'aidera à battre l'Autriche... Lorsque la guerre éclatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nôtre ; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchés4, dans l'affaire du Danemark, au mépris d'un traité que la France avait signé : c'est un soufflet, il n'y a pas à dire, nous n'avons plus qu'à tendre l'autre joue... Ah ! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru à une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-être, l'Europe sera en feu.

De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude.

– Vous parlez comme les journaux de l'opposition, vous ne voulez pourtant pas que L'Espérance emboîte le pas derrière Le Siècle et les autres... Il ne vous reste plus qu'à insinuer, à l'exemple de ces feuilles, que, si l'empereur s'est laissé humilier, dans l'affaire des duchés, et s'il permet à la Prusse de grandir impunément, c'est qu'il a immobilisé tout un corps d'armée, pendant de longs mois, au Mexique5. Voyons, soyez de bonne foi, c'est fini, le Mexique, nos troupes reviennent... Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher. Si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l'air de blâmer la paix hâtive de Villafranca ? La Vénétie à l'Italie, mais c'est les Italiens à Rome avant deux ans, vous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussi, bien qu'il jure le contraire à la tribune...

– Ah ! vous voyez que c'est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous ! sans que la France catholique entière se lève pour le défendre... Nous lui porterions notre argent, oui ! tout l'argent de l'Universelle. J'ai mon projet, notre affaire est là, et vraiment, à force de m'exaspérer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore !

Jantrou, très intéressé, avait brusquement dressé l'oreille, commençant à comprendre, tâchant de faire son profit d'une parole surprise au passage.

– Enfin, reprit Huret, je désire savoir à quoi m'en tenir, moi, à cause de mes articles, et il s'agit de nous entendre... Voulez-vous qu'on intervienne, voulez-vous qu'on n'intervienne pas ? Si nous sommes pour le principe des nationalités, de quel droit irions-nous nous mêler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne ?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontières menacées...

Mais Saccard, hors de lui, debout, éclata.

– Ce que je veux, c'est que Rougon ne se fiche pas de moi davantage !... Comment ! après tout ce que j'ai fait ! J'achète un journal, le pire de ses ennemis, j'en fait un organe dévoué à sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-là ne nous donnerait un coup d'épaule, j'en suis encore à attendre un service de sa part !

Timidement, le député fit remarquer que, là-bas, en Orient, l'appui du ministre avait singulièrement aidé l'ingénieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages.

– Laissez-moi donc tranquille ! Il n'a pas pu faire autrement... Mais est-ce qu'il m'a jamais averti, la veille d'une hausse ou d'une baisse, lui qui est si bien placé pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargé de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en êtes encore à m'apporter un vrai renseignement utile... Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me répéteriez.

– Sans doute, mais il n'aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours.

– Allons-donc ! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann6 ! Il fait de l'honnêteté avec moi, et il renseigne Gundermann.

– Oh ! Gundermann, sans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui.

Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains.

– Nous y voilà donc, vous avouez ! L'empire est vendu aux juifs7, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'à crouler devant leur toute-puissance.

Et il exhala sa haine héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu'ils posséderont un jour par la force invincible de l'or. Et il s'archanait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l'abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s'écraserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien à l'intérieur, bien qu'il fût né en France ! car il faisait évidemment des vœux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret ! N'avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue !

– J'en ai assez, comprenez-vous, Huret ! et mettez-vous bien ça dans la tête : c'est que, si mon frère ne me sert à rien, j'entends ne lui servir à rien non plus... Quand vous m'aurez apporté de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserais reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ?

C'était trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le théoricien politique, s'était remis à peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculé dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyé, car il avait placé sa fortune sur les deux frères, et il aurait bien voulu ne se fâcher ni avec l'un ni avec l'autre.

– Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d'autant plus qu'il faut voir venir les événements... Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. À la première nouvelle qu'il m'apprend, je saute dans un fiacre et je vous l'apporte.

Déjà, ayant joué son rôle, Saccard plaisantait.

– C'est pour vous tous que je travaille, mes bons amis... Moi, j'ai toujours été ruiné et j'ai toujours mangé un million par an.

Et, revenant à la publicité :

– Ah ! dites donc, Jantrou, vous devriez bien égayer un peu votre bulletin de la Bourse... Oui, vous savez, des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l'aide comme l'esprit à avaler les choses... N'est-ce pas ? des calembours !

Ce fut le tour du directeur à être contrarié. Il se piquait de distinction littéraire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes très bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne, les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du monde8.


1 « Duroy demanda : – Ça doit rapporter bon d'être reporter dans ces conditions-là ? Le journaliste répondit avec mystère : – Oui, mais rien ne rapporte autant que les échos, à cause des réclames déguisées. » (Bel-Ami, I, 4, p. 100)

2 « Le père Walter reprit : [...] Eh bien ! voilà, nous avons de gros événements. Le ministère est tombé sur un vote de trois cent dix voix contre cent deux. [...] Nous allons devenir une feuille officieuse. Je fais l'article de tête, une simple déclaration de principes, en traçant leur voie aux ministres» (Bel-Ami, II, 4, p. 279)

3 Le traité de Villafranca signé en 1859  entre Napoléon III et l'empereur d'A ut riche mettait fin, après la défaite autrichienne de Sébastopol, à la guerre d'Italie : l'Autriche gardait la Vénétie et les souverains d'Italie centrale devaient être restaurés.

4 Le chancelier Bismarck avait entrepris en 1864 la conquête des duchés danois de Slesvig et d'Holstein, sans que la France s'oppose à ce coup de force.

5 L'expédition mexicaine (1862-1867) fut sans doute l'un des plus grands fiascos de l'histoire extérieure du Second Empire.

6 Gundermann, banquier juif, est l'ennemi juré de Saccard. Il provoquera la chute de la Banque universelle.

7 « – Le patron ? Un vrai juif ! Et vous savez, les juifs, on ne les changera jamais. Quelle race ! – Et il cita des traits étonnants d'avarice, de cette avarice particulière aux fils d'Israël, des économies de dix centimes, des marchandages de cuisinière, des rabais honteux demandés et obtenus, toute une manière d'être d'usurier, de prêteur à gages» (Bel-Ami, I, 4, p. 98)

8 Émile Zola, L'Argent, GF-Flammarion, 1974, ch. VI, p. 220-230.