Bilan :
57 000 000 000 de raisons de vivre
… la perfection est rarement de ce monde. Des compromis sont souvent inévitables. Il faut alors céder de menus avantages en échange de ce qu’on veut acquérir. Plus ces avantages sont importants, plus le caractère fondamental de la fraude tend à être occulté. La fraude prend alors la forme – et l’apparence – de la négociation.
L’avantage de la négociation est de fournir à la fraude un cadre juridique qui la rend plus difficilement attaquable en justice. Le cadre juridique permet en effet au fraudeur de se protéger contre les représailles du fraudé en inscrivant dans un contrat le résultat d’une négociation faite à armes inégales.
Dans cette perspective, plus le cadre juridique est intimidant, plus son accès est financièrement difficile, meilleur est son effet dissuasif.
Il est par ailleurs utile de laisser occasionnellement des fraudés tenter leur chance devant les tribunaux : pour faire la démonstration publique de l’innocuité de ce recours ainsi que des périls financiers auxquels s’exposent ceux qui les utilisent.
Leonidas Fogg, Pour une gestion rationnelle de la manipulation, 6- La gestion rationnelle de la manipulation.
26 mars 2000
Aurey, 9h53
Genaro Mendoza prenait un café au petit restaurant de l’hôtel, près du marché. Il était arrivé en France la veille, en fin de soirée, après un vol Mexico-New York-Paris. De là, il avait pris un vol local jusqu’à Rennes. Il avait ensuite fait le reste du trajet en voiture jusqu’à Aurey, où il s’était écroulé dans le lit de sa chambre d’hôtel.
Dans le Herald Tribune, une nouvelle attira son attention : on venait de mettre au jour, sur la côte californienne, un réseau d’immigrants clandestins. On en avait retrouvé plus de trois cents, enfermés dans des ateliers de couture et des laboratoires de transformation de drogue, où ils travaillaient enchaînés à leur poste de travail.
Depuis plusieurs années, Genaro n’était plus impliqué dans ces opérations de terrain. Après avoir travaillé huit ans comme informateur de la Drug Enforcement Administration à l’intérieur de la police fédérale mexicaine, il avait dû prendre une retraite précipitée.
Son dernier rapport avait permis de remonter la filière de la corruption jusqu’à Raoul Salinas, le frère du président de l’époque. Grâce à son travail, on avait pu établir que Salinas était probablement le chef véritable du cartel du Golfe. C’était un coup exceptionnel. Sauf que les narcotrafiquants avaient eu vent de ses activités.
Genaro avait mis cinq ans à se faire oublier, ce qui avait commencé par un changement d’identité, une chirurgie plastique pour modifier les traits de son visage et une relocalisation à Manhattan.
Au début, l’essentiel de son temps s’était passé à se familiariser avec sa nouvelle existence. Puis, après quelques années, il avait trouvé une façon de poursuivre sa lutte contre la drogue : il travaillait comme bénévole à la réhabilitation de jeunes drogués.
Genaro était perdu dans ses pensées lorsqu’un homme en complet marine finement rayé de gris prit place à sa table.
— Vous paraissez moins nerveux qu’au moment de notre première rencontre, dit l’homme.
— Avouez qu’il y avait de quoi.
L’homme s’était présenté à lui sous le nom de monsieur Jones, de la firme Jones & Jones. Il lui avait déclaré de but en blanc qu’il connaissait sa véritable identité et que c’était pour cette raison qu’il avait décidé de lui faire confiance. Ça et son engagement auprès des jeunes. Puis, avant que Mendoza ait eu le temps de réagir, il lui avait demandé s’il serait intéressé à élargir ses horizons : aider de jeunes drogués n’était pas une activité négligeable, loin de là, mais que dirait-il de multiplier plusieurs centaines de fois la portée de son action ?
L’ancien agent du FBI, croyant à un piège, avait protesté qu’on le confondait avec quelqu’un d’autre.
Pour toute réponse, le représentant de Jones & Jones avait sorti de sa mallette une enveloppe matelassée et l’avait déposée sur la table.
— Vous trouverez dans cette enveloppe mille billets de cent dollars. J’aurais pu les déposer dans votre compte, mais j’ai jugé préférable de ne pas attirer l’attention sur vous.
Puis, coupant court aux protestations de Mendoza, il avait enchaîné.
— Vous avez une semaine pour le dépenser judicieusement. Nous avons pensé que vous pourriez vous intéresser en priorité à ceux qui œuvrent pour que l’on cesse de maltraiter les êtres humains. Distribuez l’argent du mieux que vous le pouvez. Mais, surtout, assurez-vous de préserver votre anonymat. Il ne faut, sous aucun prétexte, que l’on puisse remonter à vous.
L’homme s’était ensuite éclipsé sans plus de formalités.
À la fois sceptique et inquiet, Mendoza avait attendu d’être chez lui pour ouvrir l’enveloppe. Il avait alors constaté qu’elle contenait effectivement mille billets de cent dollars.
Deux jours plus tard, il répartissait la somme dans trois enveloppes, en prenant soin de n’y laisser aucune empreinte, et il les envoyait à trois centres qui s’occupaient de la désintoxication de jeunes drogués.
La semaine suivante, l’homme était revenu. Cette fois, il lui avait remis une autre enveloppe.
— Le deuxième test, avait-il dit. Ce sont maintenant des billets au porteur. Il y en a pour un million. Vous avez deux semaines.
Puis il y avait eu le troisième test…
Genaro Mendoza esquissa un sourire.
— Disons que je suis un peu moins inquiet, fit-il. Mais tant que je ne saurai pas qui est derrière tout ça et d’où vient l’argent…
— Je peux simplement vous assurer que ce n’est pas un narcotrafiquant qui essaie de s’acheter une réputation, répondit Jones avec un sourire. Pour le reste, il va falloir que vous attendiez cet après-midi.
Lorient, 10h17
Sheldon Bronkowski fut le troisième à descendre du train. Sur le quai, un homme en complet marine finement rayé de gris l’attendait. Il ressemblait à un croisement d’homme d’affaires et de maître d’hôtel et il avait sur le visage le même sourire que lorsqu’ils s’étaient séparés, un mois plus tôt, à New York.
Bronkowski se demanda brièvement si l’homme mettait son sourire au congélateur tout de suite après une rencontre pour le ressortir à la suivante. Au Vietnam, il avait connu un porte-parole de l’état-major qui avait ce genre de sourire automatique. Plus tard, à Washington, il avait compris que c’était une habileté courante dans les cercles politiques de la capitale.
Sauf que l’homme qui l’attendait avait quelque chose de plus. Son sourire avait l’air naturel et sincère. Pas seulement programmé pour le paraître.
— Monsieur Jones, dit-il en lui tendant la main.
— Monsieur Bronkowski, répondit l’interpellé en saisissant la main tendue. Vous avez fait bon voyage ?
— Oui, oui… Alors, cette rencontre ?
— À trois heures cet après-midi. Nous avons amplement le temps de nous y rendre.
— Est-ce que je vais enfin savoir à quoi rime toute cette histoire ?
— La seule chose que je suis autorisé à vous dire, c’est que vous avez passé le troisième test. Quelqu’un d’autre que moi vous expliquera la raison véritable de votre présence ici.
Le troisième test, songea Bronkowski. Dix millions avaient été placés en fiducie pour être distribués à des organisations de bienfaisance. On lui demandait son aide : il devait décider quelles organisations bénéficieraient de l’argent et combien elles recevraient. Il avait un mois pour faire connaître sa décision. Monsieur Jones le contacterait régulièrement pour s’informer des progrès de sa réflexion.
On s’attendait à ce qu’il privilégie les causes qui, sur la planète, le touchaient le plus, avait-on ajouté. Des causes qui lui semblaient apporter une contribution significative à la lutte contre la déshumanisation.
Bronkowski avait trouvé l’expérience plus difficile qu’il n’aurait cru. Avec dix millions, il voyait très bien l’aide qu’il pouvait apporter à tel ou tel organisme. Mais de considérer l’ensemble des besoins pour ensuite choisir qui aider lui avait permis de mesurer l’ampleur de ce qu’il ne pourrait pas faire. Attribuer de l’argent à tel et tel groupe, c’était condamner les autres à ne rien recevoir.
Il avait alors eu la tentation d’éparpiller l’argent en une multitude de petits dons. Puis il s’était rendu compte du risque lié à un tel saupoudrage : la petitesse des sommes ferait que nulle part elles n’auraient un impact significatif. C’est à ce moment qu’il avait décidé de répartir la somme totale entre trois organismes et de donner à chacun un montant qui pourrait vraiment créer une différence.
Après deux semaines de réflexions torturantes, il avait transmis sa décision : il attribuait cinq millions à une ONG qui s’occupait de l’enlèvement des mines antipersonnel et trois millions à un organisme qui s’occupait des orphelins de la guerre, au Vietnam. Les deux millions restants iraient au Mozambique, où ils serviraient à la réhabilitation des enfants-soldats.
Deux jours plus tard, il recevait un fac-similé d’un article de la presse vietnamienne racontant qu’un donateur anonyme venait de verser trois millions pour aider les orphelins de la guerre.
Deux autres fac-similés avaient suivi.
Bronkowski emboîta le pas à Jones et ils se dirigèrent vers la voiture que ce dernier lui avait désignée.
— Vous ne pouvez rien me dire d’autre ? insista Bronkowski.
— Seulement que vous ne serez pas déçu.
Quiberon, 10h21
Elena Cassoulides marchait sur le quai du port. Elle était accompagnée d’un homme à l’accent nettement british et dont le complet marine finement rayé de gris semblait provenir des meilleurs tailleurs londoniens. Elle le connaissait sous le simple nom de Jones. Il l’avait rencontrée comme prévu à Nice et il l’avait amenée directement à Quiberon à bord d’un yacht privé.
— Vous ne pouvez pas me dire le lieu de cette rencontre ?
— Pas pour le moment.
— Vous m’avez pourtant confirmé que j’avais passé les tests. Qu’on me faisait confiance.
— Vous avez effectivement passé les tests.
Elena Cassoulides pensa à leur première rencontre.
Jones s’était présenté à son bureau sans rendez-vous, au département de biologie de l’université d’Athènes, et il avait insisté pour avoir quelques minutes d’entretien avec elle.
— Vous voulez faire quelque chose pour la cause de l’environnement ? lui avait-il simplement demandé.
— Bien sûr, avait répondu Elena, croyant qu’il s’agissait d’une question rhétorique pour ouvrir la discussion.
Il avait alors posé son attaché-case sur la table en disant :
— C’est pour vous.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Cent mille dollars.
— Quoi !…
— Vous avez une semaine pour le dépenser. Vous les donnez à une organisation ou à un groupe qui, selon vous, mérite d’être soutenu dans son combat pour la protection de l’environnement. Vous pouvez aussi le répartir entre plusieurs organisations.
Lorsqu’elle lui avait demandé d’où venait l’argent, l’homme avait esquivé la question.
— Une fondation qui désire demeurer anonyme, s’était-il contenté de répondre.
De la même manière, lorsqu’elle avait voulu connaître la raison du délai d’une semaine, il s’était limité à lui dire que c’était un test. Si elle le passait, ils se reverraient.
Par contre, lorsqu’elle avait demandé pour quelle raison elle avait été choisie, la réponse avait été plus élaborée. Jones lui avait décrit en détail sa carrière académique et, du même souffle, il lui avait énuméré toutes les causes environnementales au profit desquelles elle s’était engagée au cours des ans. Il lui avait même cité un extrait de son dernier article sur les moyens à prendre pour sauver de la pollution les trésors architecturaux d’Athènes.
Jones amena la femme jusqu’à une Volvo garée le long de la rue et il lui ouvrit la portière.
— Nous changerons de véhicule à quelques kilomètres de notre arrivée, dit-il. Au restaurant où nous nous arrêterons pour déjeuner.
— Vous êtes certain que toutes ces précautions sont bien nécessaires ? demanda-t-elle en montant dans la voiture.
— Ce que nous devons espérer, c’est qu’elles soient effectivement inutiles.
Nationale 166, 17h12
Masaru Watanabe regardait défiler le paysage par la fenêtre. Deux jours plus tôt, à la descente de l’avion, il avait dormi dans un hôtel de Madrid. Le lendemain matin, une limousine l’attendait à la porte de l’hôtel. Le chauffeur était l’homme qu’il avait rencontré à Kobe, un mois plus tôt : monsieur Jones.
Ensemble, ils avaient gagné un petit aéroport, en banlieue de la ville. De là, ils étaient partis pour Rennes à bord d’un avion privé. Watanabe avait été surpris de voir le chauffeur de la limousine prendre les commandes de l’avion.
— Vous avez déjà piloté ce genre d’appareil ? lui avait-il demandé, formulant sa question de manière à ne pas trop manifester sa surprise.
— Dans une vie antérieure, avait répondu énigmatiquement monsieur Jones.
— Lors de notre première rencontre, je vous avais pris pour un homme d’affaires.
— Une autre vie antérieure, avait répondu Jones, cette fois avec un sourire.
Impassible, Masaru Watanabe retenait les autres questions qu’il brûlait de lui poser. Insister davantage aurait été impoli. Non pas que le chauffeur s’en fût offusqué : c’était toujours avec une amabilité souriante qu’il répondait. Mais chacune de ses réponses était une façon élégante d’éviter la question… De toute manière, on lui avait promis qu’il aurait réponse à toutes ses questions au moment de la rencontre.
Watanabe ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur les raisons pour lesquelles on l’avait choisi, lui, un obscur cadre intermédiaire d’une centrale syndicale japonaise, pour une telle opération. Il n’était même jamais sorti de son pays.
Monsieur Jones avait mentionné son travail comme bénévole auprès des sinistrés de Kobe, sa participation à la mise sur pied de coopératives de travailleurs, son travail à la commission spéciale du syndicat sur le respect des droits des ouvriers… Mais ce n’était pas suffisant pour qu’on lui confie la responsabilité de dix millions de dollars américains. Surtout pas avec la consigne de les distribuer comme bon lui semblerait, aux groupes ou aux organisations dont les initiatives lui paraîtraient les plus valables.
Il fut tiré de ses réflexions par la voix du chauffeur.
— La rencontre aura lieu à quinze heures, dit celui-ci. Nous avons amplement le temps de nous arrêter pour déjeuner.
Nationale 138, 10h34
Ludmilla Matzneff ne pouvait se défendre d’un certain scepticisme. Dix-huit années de journalisme l’avaient convaincue que le désintéressement et l’abnégation sont des choses qui n’existent pas. En tout cas, pas dans les milieux où l’argent se compte en millions.
L’homme qui l’avait rencontrée, un mois plus tôt, avait refusé de répondre à la plupart de ses questions, lui disant que la seule façon pour elle d’obtenir des réponses était d’aller de l’avant dans le test qu’on lui avait proposé.
La méfiance de Ludmilla était d’autant plus grande que l’individu semblait tout connaître de sa vie. En réponse à la question de savoir pour quelle raison elle avait été choisie, il lui avait remis une bibliographie à jour de ses livres et de ses articles, incluant les entrevues qu’elle avait données à la radio et à la télévision, un peu partout en Europe et sur le reste de la planète.
Il lui avait également parlé avec abondance des combats auxquels elle avait été mêlée : lutte contre l’excision, manifestations pour l’abolition de la torture, campagnes pour la libération de prisonniers politiques…
Elle avait accepté pour ne pas perdre le contact. Dans l’espoir que cela lui permettrait de démasquer ceux qui étaient derrière cette escroquerie. Car c’était certainement une escroquerie.
Au moment du troisième test, elle avait fait jouer ses contacts. Sans succès. Personne ne connaissait la fameuse société Jones & Jones. Du moins, pas celle dont se réclamait l’homme qu’elle avait rencontré. Et personne n’avait entendu parler d’un vol d’une dizaine de millions de dollars.
Après deux semaines de tergiversation, elle avait décidé de jouer le jeu jusqu’au bout. Elle avait dressé une liste de dix organisations qui lui semblaient accomplir un travail particulièrement important et elle avait communiqué leur nom à l’énigmatique monsieur Jones. Puis elle avait attendu.
À la fin du mois, Jones avait repris contact avec elle. Par téléphone, cette fois, alors qu’elle se trouvait aux États-Unis pour un reportage sur la recrudescence des exécutions. Il lui annonçait qu’elle avait passé le test avec succès et qu’il l’attendrait quatre jours plus tard, à Charles de Gaulle, pour le test numéro quatre. Son billet d’avion était déjà réservé : elle n’avait qu’à le réclamer à la réception de son hôtel. Elle y trouverait également un court dossier de presse montrant que l’argent avait bien été distribué selon ses instructions.
Comme promis, Jones l’avait attendue à l’aéroport avec une limousine. Ils allaient traverser une partie de la France, avait-il dit. Cela lui donnerait le temps de réfléchir.
— À quoi ? avait-elle demandé.
— Au choix que vous avez à faire. Ou bien vous continuez à considérer cela comme une enquête pour décrocher un scoop, ou bien vous acceptez l’idée que vous pourriez jouer effectivement un rôle significatif pour corriger les situations que vous dénoncez.
Ludmilla Matzneff était demeurée sans voix. L’homme avait alors enchaîné :
— Les gens qui ont conçu ces tests auraient été inquiets que vous ne réagissiez pas de cette façon. Mais ils ont confiance en vous. Ils pensent que vous ferez le bon choix le moment venu.
Locmariaquer, 12h10
Nahawa Sangaré avait terminé son assiette. En face d’elle, un homme au complet marine achevait la sienne. Chacun de ses gestes semblait à la fois précis et délibéré.
Le restaurant était presque vide.
— Ça n’a pas été facile, dit la jeune femme.
— De choisir ?
— Oui. Il y a tellement de misère, tellement de besoins.
— Vous avez encore beaucoup de contacts, là-bas ?
Nahawa se contenta de répondre par un signe de tête affirmatif.
Là-bas, c’était le Nigeria. Née dans une famille privilégiée liée aux cercles du pouvoir, une famille qui tentait de faire oublier ses origines maliennes pour mieux s’intégrer à la classe dirigeante de la capitale, elle avait quitté Lagos à vingt-six ans pour poursuivre des études à Paris. Sa thèse avait pour titre : « La femme africaine : entre le sous-développement et la criminalisation de la société ». Elle avait choisi son sujet avec un mélange de révolte et de culpabilité.
Dans sa famille, elle avait été aux premières loges pour assister à la montée parallèle de la corruption, de la misère et de la criminalité. L’emprise des groupes criminels sur le pays touchait maintenant tous les secteurs de la société. Ses parents, par réalisme politique, avaient profité des circonstances pour améliorer leur situation sociale. C’était leur fortune qui lui avait permis de faire ses études.
— Vous ne pouvez pas me dire en quoi consiste cette mystérieuse rencontre ? demanda-t-elle.
— Encore un peu de patience et vous saurez tout ce que vous voulez savoir.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai été choisie pour distribuer ces fonds.
— Nous avons le temps de prendre un café, répondit l’homme en éludant la question. La rencontre est seulement à quinze heures.
Il se mit à chercher le serveur du regard.
Carnac, 13h08
Alain Lacoste était curieux de voir qui était ce mystérieux philanthrope qui lui avait demandé de dépenser dix millions de dollars de façon « appropriée » dans les domaines d’intervention qu’il connaissait le mieux.
L’intermédiaire avec qui il avait eu des contacts, probablement un représentant d’une banque ou d’une maison de courtage londonienne, avait été plus qu’évasif dans ses réponses.
— Avant de vous en dire plus, répondait-il invariablement à toute question trop directe, je dois attendre que vous ayez terminé les tests.
— Et si je ne les passe pas ?
— Vous aurez eu l’occasion d’aider des gens.
Lacoste n’avait pas hésité longtemps. La moitié du montant avait été expédiée à des camarades, médecins ou infirmières, qui travaillaient à différents projets patronnés par Médecins sans frontières.
Le reste, il l’avait envoyé à un collègue sud-africain qui travaillait, avec des moyens réduits, à contrer l’expansion du sida dans son pays.
Encore deux heures avant la rencontre.
En compagnie du représentant de Jones & Jones et de trois touristes, il suivait le guide au milieu des alignements du Menec, impressionné malgré lui par le champ de mégalithes. « Un champ de roches mal nettoyé », avait-il déclaré à ses parents lorsqu’ils lui avaient imposé la visite de l’endroit, à l’âge de quatorze ans.
Maintenant, cette boutade de son adolescence lui semblait à cent lieues de ce qu’il ressentait. Il se demanda s’il y avait un lien entre le lieu choisi pour la rencontre et l’étrange série de tests qu’on lui avait fait passer.
Carnac, 15h01
À la demande du client, qui avait loué l’auberge entière pour deux semaines, la salle à manger avait été réaménagée. Il n’y avait plus que sept petites tables carrées et une longue table rectangulaire à l’avant.
Les invités étaient arrivés par groupes de deux, entre 14 heures 53 et 14 heures 58. Chacun de ces groupes était composé d’un représentant de Jones & Jones et d’une personne qui avait passé avec succès les trois premiers tests.
Dès leur arrivée, ils s’étaient rendus à la salle à manger, où un serveur s’était empressé de leur offrir une consommation. Sur chacune des tables, des assiettes de hors-d’œuvre les attendaient.
Les sept personnes à qui on avait promis des réponses se retrouvaient avec encore plus de questions. Tout d’abord, elles avaient appris seulement quelques minutes avant la réunion qu’elles n’étaient pas seules à avoir été convoquées. En tout, sept personnes avaient réussi les tests. Et puis, il y avait les Jones. Il était difficile de ne pas les dévisager à tour de rôle : non seulement étaient-ils habillés de manière identique, mais quelque chose dans leur posture corporelle, dans leurs mouvements et dans leur façon de regarder contribuait à gommer leurs caractéristiques physiques particulières. On aurait dit sept variantes de la même personne.
Après quelques minutes, un homme plus âgé traversa la pièce et alla s’asseoir derrière la longue table rectangulaire. Il déposa un ordinateur portable sur la table, l’ouvrit et le fit démarrer. Puis il releva les yeux vers l’assistance.
Il avait le même habit que les accompagnateurs, mais son visage possédait une intensité que les autres n’avaient pas.
— Je suis monsieur Jones, dit-il. Jones Senior… Et vous, vous avez été choisis. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut vous prendre pour des élus !
Son visage se fendit d’un sourire, le temps de regarder chacun des invités.
— J’ai pour vous un certain nombre de réponses, poursuivit-il. Mais ce que je vous apporte, ce sont surtout des questions… Cependant, je veux bien commencer par les réponses.
Il prit une gorgée d’eau.
— Tout d’abord, reprit-il, je ne suis qu’un porte-parole. Je représente une fondation qui désire demeurer anonyme. Cette fondation a des sommes importantes à consacrer à… disons… « faire le bien »… Je sais. Le cynisme ambiant, le refus bien-pensant de la naïveté, le relativisme culturel et les supposées leçons du passé – certains ajouteraient le simple bon goût – ont contribué à rendre cette expression suspecte. J’en utiliserai donc une autre… La Fondation désire réparer certains « dégâts ». Pour cela, elle a besoin de votre aide.
— Quels dégâts ? demanda Ludmilla Matzneff.
— Le genre de dégâts auxquels chacun d’entre vous consacre déjà une partie importante de son temps : les enfants-soldats qu’il faut réhabiliter, les désastres écologiques, l’esclavage, les ravages du trafic de drogue, l’excision des petites filles, le mépris des droits humains…
Jones Senior pianota sur le clavier de son portable. Un écran s’éclaira au fond de la salle. Un tableau s’y afficha.
— Voici les résultats du troisième test, dit-il. C’est la liste des groupes et des organisations que vous avez décidé d’aider.
À côté de chaque nom, un chiffre indiquait le montant dont l’organisme avait bénéficié. Le total s’élevait à soixante-dix millions.
La stupéfaction se peignit sur le visage de plusieurs participants. Nahawa Sangaré prit la parole.
— Quel genre d’aide la… Fondation, comme vous l’appelez… attend-elle de nous ?
Jones Senior se concentra un instant sur son portable. Puis il releva la tête.
— Pour vous répondre, dit-il, il faut d’abord que je vous explique la nature globale du projet. Avant de se lancer dans des actions concrètes, les gens de la Fondation ont tenu à se faire une représentation générale des maux que l’humanité, dans son développement, s’inflige à elle-même et inflige à la planète. Puis au genre de correctifs qu’il est possible d’y appliquer. Ils en sont arrivés à ceci.
Un nouveau tableau s’afficha sur l’écran, au fond de la salle.
Maladie
• campagne de prévention contre le sida
• mise sur pied de missions médicales
• financement d’installations sanitaires
Pauvreté
• distribution de nourriture
• organisation de coopératives
• campagnes d’aide dans les zones sinistrées
Ignorance
• campagne d’alphabétisation
• aide aux victimes de propagande haineuse
• informations sur les « oubliés » du progrès
Guerre
• enlèvement de mines antipersonnel
• aide aux orphelins de guerre
• reconstruction des zones dévastées
Atteintes aux droits fondamentaux
• libération de prisonniers politiques ou d’opinion
• campagne pour l’élimination de l’excision
• promotion des droits des minorités
Dégradation de l’environnement
• réparation des catastrophes écologiques
• protection des espèces menacées
• lutte contre la désertification
Exploitation des êtres humains
• mesures pour l’humanisation du travail
• dénonciation de la pornographie infantile et de la pédophilie
• désintoxication et réhabilitation des drogués
— Bien sûr, poursuivit Jones Senior, ce n’est jamais qu’un modèle. On pourrait en construire d’autres. Mais ce tableau permet de classer l’essentiel de ce que j’appelais tout à l’heure « les dégâts » ainsi que les initiatives à encourager. Les éléments qui y sont mentionnés le sont à titre d’exemples. Si vous acceptez la proposition que la Fondation a élaborée pour vous, une de vos tâches consistera à compléter ce tableau. À développer la liste des actions qu’il conviendrait d’encourager dans votre secteur.
Jones Senior appuya sur quelques touches du clavier. Les exemples disparurent et les noms des sept invités s’ajoutèrent à côté des sept secteurs du tableau.
Maladie – Alain Lacoste
Pauvreté – Masaru Watanabe
Ignorance – Nahawa Sangaré
Guerre – Sheldon Bronkowski
Atteintes aux droits fondamentaux – Ludmilla Matzneff
Dégradation de l’environnement – Elena Cassoulides
Exploitation des êtres humains – Genaro Mendoza
— C’est pour ça que vous nous avez réunis ! ne put s’empêcher de dire Lacoste. Pour élaborer un catalogue exhaustif des horreurs de la planète ?
Jones Senior se concentra de nouveau sur l’écran de son portable, comme s’il y cherchait une réponse. Puis il releva les yeux vers l’assistance.
— Pensez-vous sérieusement que ces gens auraient investi soixante-dix millions pour trouver quelqu’un capable de rédiger un catalogue ? dit-il.
— Alors, je ne comprends pas.
— Cette liste ne représente qu’un travail préparatoire. Ce qui vous est offert, c’est un budget d’un milliard, à distribuer comme vous le jugerez pertinent, dans le champ d’intervention qui est le vôtre.
Des regards d’incrédulité lui répondirent.
— Personne n’a ce genre d’argent, répliqua finalement Bronkowski.
— Un milliard par année, poursuivit impassiblement Jones Senior. Par personne… Des montants supplémentaires – de moindre ampleur, cela va de soi – pourraient éventuellement être débloqués pour des projets particuliers ayant un caractère d’urgence.
— C’est impossible.
Comme obéissant à un signal invisible, les sept représentants de Jones & Jones mirent la main dans la poche intérieure de leur veston, en sortirent une enveloppe et la déposèrent sur la table.
— Vous trouverez dans cette enveloppe une adresse Internet, fit Jones Senior. Vous n’aurez qu’à envoyer vos instructions à cette adresse et elles seront appliquées dans un délai de quarante-huit à soixante-douze heures. Vous n’aurez pas le moindre contact avec l’argent. Vous trouverez également à cette adresse une compilation à jour de vos instructions passées. Vous aurez ainsi en tout temps un bilan de vos opérations sans avoir à conserver chez vous des traces matérielles de vos activités.
— Tout ce que nous avons à faire, c’est de déterminer les bénéficiaires et les montants ? demanda Bronkowski sur un ton incrédule.
— Exactement. Vous n’aurez qu’une fonction d’expert-conseil.
— Et nous avons toute latitude pour dépenser cet argent ?
— Il ne s’agit pas de le dépenser, mais de l’affecter à des projets que vous considérez comme valables et prioritaires. Voyez ça comme un investissement dans l’avenir de l’humanité.
— Nous serons vraiment seuls à décider ? insista Bronkowski.
— Si vous le désirez, vous pouvez avoir recours à des analystes, à des conseillers. Vous pourrez parcourir la planète pour vous rendre compte en personne des situations ou du travail effectué par un groupe. À cette fin, un budget de fonctionnement vous sera attribué.
— Je ne comprends toujours pas, intervint Lacoste.
— Ce que la Fondation attend de vous, c’est que vous l’aidiez à investir dans des causes justes, de manière efficace et créative. La première année constituera votre quatrième test. Si la Fondation est satisfaite de votre travail, votre budget sera renouvelé.
Les invités échangèrent des regards à la fois incrédules et interrogateurs, comme s’ils n’étaient pas sûrs de savoir comment réagir.
Elena Cassoulides, qui n’avait rien dit depuis le début, prit alors la parole.
— Je remarque que votre classification ne regroupe pas les organismes selon les victimes dont ils s’occupent : les Noirs, les femmes, les enfants…
— C’est volontaire, répondit Jones Senior. Le but est de ne pas ghettoïser votre action. Ce regroupement vous permet d’avoir une vue plus globale des problèmes. Cela dit, vous avez toute latitude pour financer des groupes locaux ou régionaux dont l’action est très ciblée.
— Avant d’aller plus loin, dit tout à coup Mendoza, je veux savoir d’où provient cet argent.
Plusieurs signes de tête dans l’assistance confirmèrent que les invités avaient tous la même préoccupation.
— Les gens de la Fondation croient préférable de ne pas révéler ce détail. Ils tiennent à leur anonymat.
— Qui nous dit que ce n’est pas de l’argent sale ?
— Connaissez-vous des groupes criminels qui investiraient dans l’humanitaire à coups de milliards ?
— Les cartels colombiens ont dépensé des millions au profit de la population de leur région, répliqua Mendoza.
— Est-ce qu’ils ont demandé à d’autres de choisir de quelle façon l’argent serait dépensé ? dans quelle région il le serait ?… Est-ce qu’ils étaient prêts à y consacrer autant d’argent ?… Pour les cartels dont vous parlez, il s’agissait de frais de fonctionnement : l’argent investi dans leur communauté servait à acheter la collaboration des gens et à garantir la sécurité de leur organisation. Où voyez-vous de tels intérêts dans la proposition qui vous est faite ?
— Les techniques de blanchiment évoluent sans cesse.
— Je ne vois pas comment des dons à des groupes communautaires, à des ONG ou à des œuvres charitables pourraient permettre à un groupe criminel de récupérer une partie de cet argent sous une forme plus blanche… À moins, bien sûr, qu’il ne contrôle en sous-main le groupe bénéficiaire. Mais, pour se prémunir contre une telle éventualité, la Fondation se fie à vous.
— Vous avez peut-être raison, mais vous ne répondez toujours pas à notre question : d’où vient l’argent ?
— Je ne peux y répondre. Mais cela m’amène à un autre sujet : la nécessité de garder cette opération secrète… Je vois déjà la méfiance dans vos yeux… Si vous-mêmes, à qui la Fondation offre le contrôle total de l’opération, réagissez automatiquement par de la suspicion, imaginez la réaction des gens ! Des rumeurs se mettront à circuler, des enquêtes seront ouvertes… D’abord par des journalistes. Puis par des autorités judiciaires… Il faut se rendre à l’évidence: donner de l’argent pour une bonne cause, sans motif fiscal, politique ou publicitaire, est une activité éminemment suspecte… quand il s’agit d’argent, surtout de beaucoup d’argent, on soupçonne a priori la fourberie, l’arnaque, la fraude… Et puis, vous serez objectivement dangereux.
— Je ne comprends pas, fit Mendoza.
— Qu’est-ce qui justifie l’existence d’un gouvernement, sinon sa capacité de régler des problèmes, de soulager la misère des gens ? De « faire le bien », comme je le disais tout à l’heure ? Et d’où lui vient ce pouvoir, sinon du contrôle qu’il exerce sur l’argent public ?… Avec ce qui vous est proposé, vous aurez une marge d’intervention supérieure à celle de la plupart des pays.
— Le budget de bien des pays est supérieur à sept milliards, objecta Ludmilla Matzneff.
— C’est vrai, admit Jones Senior. Mais il est en très grande partie constitué de dépenses incompressibles que l’État n’a pas le choix d’effectuer. Une fois ces dépenses faites, sa marge de manœuvre est singulièrement réduite… Sans parler des contraintes législatives, politiques et électorales dont ils doivent tenir compte… Croyez-moi, pour ces gens, vous serez un compétiteur direct. Et puis, il y a les autres. Je pense aux compagnies qui utilisent leur pouvoir discrétionnaire de faire le bien dans des secteurs marginaux (donations, bourses, subventions artistiques) pour justifier leurs profits et les concessions lucratives qu’elles arrachent aux gouvernements. Il y a longtemps qu’elles ont découvert qu’il est payant de se comporter en bon citoyen et que les « bonnes œuvres » constituent un investissement rentable… Même les groupes terroristes et les narcotrafiquants ont découvert, comme vous le mentionniez tout à l’heure, qu’il est profitable d’acheter la complaisance et la collaboration de la population locale en lui permettant de s’arracher à la misère… C’est une arme redoutable que vous aurez entre les mains. Regardez seulement la façon dont les États utilisent l’aide internationale pour imposer leur influence et asseoir leur pouvoir.
— Les ONG sont soumises à des contrôles assez sévères, objecta Lacoste. Ce ne sera pas facile de distribuer tout cet argent. Juste pour les cinq millions que vous leur avez envoyés, mes amis de Médecins sans frontières ont dû répondre à toutes sortes de questions. Les autorités ne voulaient pas croire qu’ils puissent recevoir un don de cette ampleur sans que le donateur veuille se prévaloir d’avantages fiscaux.
— Il est évident que ce ne sera pas facile. Vous devrez faire preuve de créativité… Le même genre de créativité dont font preuve les cartels de la drogue, ajouta Jones Senior avec un sourire.
— Non, mais je rêve ! fit Ludmilla Matzneff.
— Pour cela, poursuivit Jones Senior, vous pourrez bien sûr compter sur l’aide des représentants de Jones & Jones. Vous serez en quelque sorte une mafia du bien.
— Et c’est dans cela que vous voulez nous embarquer ! explosa Lacoste. On va se retrouver dans les emmerdements jusqu’au cou !… À supposer que cette offre ne soit pas une simple mascarade, bien sûr.
— D’où l’importance de conserver un secret absolu sur cette opération, conclut Jones Senior.
— Et si nous refusons ? demanda Ludmilla Matzneff.
— Si vous refusez, vous prenez la responsabilité de priver les causes qui vous tiennent à cœur de montants importants. Souhaitez-vous assumer cette responsabilité ?
— C’est du chantage ! explosa la journaliste.
— Pas du tout. Je ne fais qu’énoncer la conséquence prévisible de votre refus… Ce qui est vrai, c’est que la Fondation vous met devant un choix auquel vous ne pouvez pas vous soustraire.
— C’est odieux !
— J’aurais tendance à être d’accord avec vous. Mais moi, je ne suis qu’un porte-parole… Il est clair que vous n’avez pas été choisis au hasard. Ceux qui vous ont sélectionnés pour ces tests savaient manifestement que vous étiez tous fortement engagés envers les causes que vous défendez.
— Il y a une solution plus simple, intervint Mendoza. Si vous avez vraiment tout cet argent, pourquoi ne pas le donner à des organismes reconnus, qui ont justement pour tâche de travailler à « réparer les dégâts », comme vous dites ? L’Unesco, les agences gouvernementales d’aide…
— D’abord pour échapper aux groupes de pression de toutes sortes, répondit Jones Senior.
Il baissa ensuite les yeux pour consulter son portable pendant quelques instants.
Saint-Constant, 9h12
— … pour échapper aux groupes de pression de toutes sortes.
F et Blunt étaient assis l’un à côté de l’autre devant les deux moniteurs. Le premier montrait un plan d’ensemble de la salle, le deuxième un gros plan de maître Guidon, dans son rôle de Jones Senior. Lorsque ce dernier hésitait sur la manière de répondre à une question de l’assistance, il se penchait vers la caméra dissimulée dans l’écran de son portable et F se dépêchait de lui venir en aide.
Il lui suffisait de proposer une réponse à voix haute. Le logiciel de reconnaissance vocale transformait ses paroles en texte et les expédiait par liaison satellite vers le portable de Jones Senior, où elles s’affichaient sur l’écran.
— Finalement, vous n’aurez pas eu à intervenir trop souvent, fit Blunt lorsque F eut fini de répondre. Nos séances de préparation lui ont permis de répondre à presque toutes les questions.
— Vous croyez qu’ils vont accepter ?
— Quatre-vingt-onze virgule dix-huit.
— La journaliste m’inquiète.
— Vous craignez qu’elle utilise la rencontre pour se payer un scoop ?
— En tout cas, elle a peur d’être utilisée. Plus que les autres, je veux dire.
— Ça fait partie des qualités qu’on recherchait chez les candidats. Si on veut qu’ils puissent examiner les projets d’un œil critique, sans se laisser manipuler…
— Je sais… À propos, j’ai reçu un message de Poitras hier soir. Toute la structure financière devrait être en place d’ici trois jours.
— Est-ce qu’il continue de bien s’entendre avec Yvan ?
— Pour « le jeune », comme il l’appelle, il n’a que des éloges.
Carnac, 15h14
— Plus fondamentalement, reprit Jones Senior, la Fondation désire éviter le piège de l’institutionnalisation. Les organisations auxquelles vous faites référence, à cause de leur dimension internationale, ont développé des intérêts corporatifs. Les plans de carrière y fleurissent. Une certaine bureaucratisation y prospère… C’est justement une des raisons pour lesquelles vous avez été choisis. Étant inconnus, et destinés à le demeurer, vous ne ferez l’objet d’aucune pression. Vous pourrez décider en toute liberté ce qui vous semble approprié, sans avoir à craindre de déplaire à la structure qui vous emploie, à ses alliés… ou à ses commanditaires…
— Et si on se trompe ? demanda Watanabe.
— Qu’entendez-vous par « vous tromper » ?
— Si on ne choisit pas les groupes qui auraient le plus besoin d’aide ?
— Si ce n’est que ça… La Fondation ne vous demande pas de dresser un palmarès de l’horreur pour ranger par ordre décroissant ceux qui « méritent » le plus d’être aidés. Ce qui vous est demandé, c’est uniquement de vous assurer que l’argent, globalement, servira à aider des gens qui en ont vraiment besoin. Et de le faire en leur attribuant des sommes qui auront un impact significatif… Ce sera la seule chose que regarderont les personnes qui ont pour tâche d’évaluer votre travail.
— Pourquoi la Fondation ne distribue-t-elle pas elle-même ces sommes ? insista Matzneff.
Jones Senior se pencha de nouveau vers son portable.
Matzneff, qui avait remarqué son manège depuis le début de la rencontre, songea qu’il avait recours à ce stratagème pour se donner le temps de réfléchir. Elle s’abstint pourtant d’intervenir. Dans une situation de négociation, il valait toujours mieux ne pas révéler inutilement ce qu’on savait.
— Comme je vous le disais tout à l’heure, reprit Jones Senior, les gens de la Fondation se méfient du piège de l’institutionnalisation. Ils savent qu’aucun organisme n’en est vraiment à l’abri. C’est pour cette raison qu’ils ont imaginé cette forme de décentralisation. Vous pouvez vous considérer comme une sorte d’antidote. Sept personnes venant de cultures différentes, ayant une formation, des expériences et des intérêts de vie différents. Sept personnes qui n’ont en commun que leur désir de réparer les « dégâts » dont nous avons parlé précédemment… Quoi de mieux comme chien de garde pour s’assurer que la Fondation ne cède pas un jour à la tentation d’utiliser ses ressources au profit de ses intérêts institutionnels… ou de ceux de ses commanditaires ?
— Est-ce que ça ne revient pas à prendre la justice entre nos mains ?
— Ce n’est pas la justice qu’on vous demande de prendre entre vos mains, c’est la compassion. La Fondation ne s’intéresse pas aux coupables mais aux victimes. S’il lui arrive de favoriser la prévention de certaines aberrations, ce ne sera jamais sous la forme d’opérations de police ou d’expéditions justicières.
— Et pendant qu’on va aider les victimes, d’autres vont continuer d’en fabriquer, répliqua ironiquement Ludmilla Matzneff. Ça ressemble à un pansement sur une jambe de bois… bien que j’admette que le pansement soit d’une taille impressionnante. Empêcher de casser les pots ne vous paraît pas plus important que de les réparer ?
— D’autres que vous s’occupent déjà de ce type de prévention. Il est important de ne pas mêler les choses.
— Vous avez parlé de renouveler le budget pour l’année suivante, intervint tout à coup Elena Cassoulides. Est-ce que vous prévoyez créer une opération permanente ?
— Permanente pour un certain temps, répondit Jones Senior avec un sourire.
— Et si nous avons des problèmes ?
— Un représentant de Jones & Jones se tiendra en permanence à votre disposition. Il aura pour tâche de maintenir le lien avec la Fondation. Il verra également à vous conseiller en matière de sécurité. Le cas échéant, il pourra servir d’intermédiaire pour commander des études ou pour organiser des groupes de travail, groupes auxquels vous pourrez figurer à titre de simples participants. Tout cela pour vous permettre de couper les pistes et vous assurer qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à vous.
— Est-ce que nous aurons des communications entre nous ? demanda Masaru Watanabe.
— Votre indépendance personnelle est un élément clé du dispositif imaginé par la Fondation. Pour cette raison…
Saint-Constant, 9h37
— Eh bien, fit F, il semble que nous allons réussir. Ils ont cessé de s’opposer au projet comme tel et ils en sont à discuter les modalités.
— Pour le moment… Ce qui reste à voir, c’est de quelle manière ils vont se comporter dans six mois ou dans un an, lorsqu’ils auront pris l’habitude de manipuler des sommes de cette ampleur et que les voyages subventionnés feront partie de leur mode de vie.
— Je leur fais confiance. Et puis, il y aura toujours un représentant de Jones & Jones avec eux ! Si les choses dérapent, nous en serons rapidement avertis.
Carnac, 16h29
Ils avaient fini par accepter la proposition de la Fondation, mais en la modifiant.
Ludmilla Matzneff avait proposé que ce soit une période d’essai de six mois, avec un budget réduit à cent millions pour chaque personne. Ils auraient l’occasion de voir si la Fondation affectait bien les montants selon leurs instructions, sans chercher à intervenir. Ils pourraient également mieux apprécier les difficultés pratiques de leur tâche.
Ils se réuniraient ensuite pour dresser un bilan. S’il était positif, ils poursuivraient l’expérience pour six autres mois. Avec deux cents millions par personne, cette fois.
Bronkowski et Mendoza avaient tout de suite appuyé la proposition, rapidement suivis par les autres.
— J’ai une dernière question, fit Lacoste.
— Oui.
— Pourquoi nous avoir réunis ici ?
— Une petite auberge me semblait plus appropriée qu’un hôtel cinq étoiles de Singapour ou de Paris, compte tenu du profil bas que nous désirons maintenir.
— Je veux parler de Carnac.
— Oh, ça… Disons que c’est un caprice personnel. Il y a longtemps que je désirais visiter cet endroit… Et puis, les alignements symbolisent bien l’action que vous allez entreprendre. Chacune de vos interventions sera comme un de ces rochers. En apparence isolées au milieu d’un environnement étranger, elles finiront par indiquer, avec le temps et lorsqu’on les regardera de façon globale, une direction, une orientation qui définira un sens pour ceux qui voudront poursuivre l’action humanitaire.
Saint-Constant, 10h44
— Ça peut durer combien de temps ? demanda F en se tournant vers Blunt.
Ce dernier releva les yeux du problème de go auquel il était retourné après la fin de la rencontre.
— Avant qu’ils attirent l’attention et qu’on se mette à enquêter sur ces mystérieux « dons » ? demanda-t-il.
— Oui.
— Je dirais… quatre ans. Peut-être cinq.
— De votre part, je me serais attendue à une évaluation plus précise, répliqua F avec un sourire.
— Je ne voulais pas vous importuner avec les chiffres. Mais puisque vous insistez…
— Je ne voudrais pas vous forcer la main…
— Je mettrais une probabilité de quatre-vingt-deux virgule soixante-trois pour cent.
— Qu’ils n’attirent pas l’attention avant quatre ans ?
— Oui.
— Et ensuite ?
— Ensuite… on verra.