Premier trimestre :
 
L’homme qui parlait aux cadavres

 
… en matière de contrôle de l’information, le maître mot est « simplicité ». Des mots simples. Des phrases simples. Des idées simples. Une vision du monde simple que tout le monde aura l’impression de comprendre facilement. D’autant plus facilement qu’il ne sera pas nécessaire de la comprendre, mais simplement de la reconnaître, parce qu’elle exprimera les idées et les préjugés les plus courants, formulés dans un langage qui réduit toutes les différences à la structure du western : en termes de bons et de méchants.
Leonidas Fogg, Pour une gestion rationnelle de la manipulation, 1- Gérer l’apocalypse.
 
Jeudi, 25 mars 1999
 
Montréal, 5h51
Son habitude de parler aux cadavres, l’inspecteur-chef Théberge l’avait développée très tôt. C’était sa façon de prendre contact. De refuser à la victime le statut de chose brisée. De persister à la voir comme un être humain.
— Bonjour, Mylène… Moi aussi, j’aurais préféré qu’on se rencontre dans d’autres circonstances. Mais on ne choisit pas toujours… En tout cas, maintenant, il n’y a plus rien qui peut t’arriver.
Agenouillé sur le siège avant de la Cressida verte, les coudes appuyés sur le dossier, il regardait le corps allongé sur la banquette arrière.
— Moi, c’est Gonzague, poursuivit-il. Je ne sais pas si c’est important pour toi, mais je vais faire mon possible pour trouver celui qui t’a fait ça. Je te le promets… À deux, on devrait réussir. Parce que je vais avoir besoin de ton aide. Il va falloir que tu viennes avec moi. Dans ma tête…
Théberge lui parlait pour entrer dans son univers. Pour la comprendre. Comme il le lui avait dit, il allait essayer de résoudre le mystère de sa mort. Avec son aide. Alors, autant prendre le temps de faire connaissance.
Au début de sa carrière, Théberge se contentait de regarder longuement le cadavre en silence. Tout se passait à l’intérieur de sa tête. Puis il avait commencé à faire quelques remarques à voix haute. « Pour être poli », avait-il expliqué à Crépeau, son inséparable collègue. « Pour traiter la dépouille de façon convenable. »
Ensuite la discussion s’était allongée. Progressivement. Jusqu’à devenir cette espèce de dialogue monologué, cette conversation à une voix qui lui permettait de prendre contact avec la victime.
— Ce que je voudrais que tu me dises, c’est comment tu as fait pour te retrouver comme ça, avec deux trous dans la gorge et la peau d’un albinos passé à l’eau de Javel. Le teint, remarque, ça peut toujours aller, mais les trous… Est-ce que c’est quelqu’un que tu connais qui t’a fait ça ? Parce que, si c’est le cas, tu fréquentes du drôle de monde… Si seulement tu pouvais me donner un indice. Me dire où tu l’as rencontré. Quelque chose…
Théberge resta un moment silencieux, les yeux fixés sur le corps de la jeune femme, comme s’il écoutait ce qu’elle avait à lui apprendre.
— Je comprends, finit-il par dire. Tu n’as pas encore eu le temps de t’habituer à ton état. Je veux bien te donner un peu de temps… Je sais, toi, tu as tout le temps, maintenant. Mais moi, plus on attend, moins j’ai de chances de trouver celui qui t’a fait… ça. Avec tes deux trous, on dirait vraiment que tu es tombé sur un vampire. Les médias vont être hystériques. Ça ne va pas nous simplifier le travail.
Parmi les policiers, la rumeur s’était vite répandue : Théberge parlait aux cadavres ! La hiérarchie s’en était inquiétée. Mais, comme il avait le meilleur pourcentage d’efficacité de toute l’histoire du SPCUM, sa manie était rapidement devenue une simple excentricité. Puis une méthode. Dans un congrès de psychologie, il y avait même eu une communication sur la méthode Théberge.
Des études étaient en cours, lui avait-on dit. Sur les applications possibles de sa méthode. Pouvait-elle aider les policiers exposés à des situations de violence à gérer leur stress ? Pouvait-elle aider les familles à intégrer la mort d’un être cher ? Il y avait même une recherche sur son efficacité strictement policière : cette technique d’immersion, axée sur l’intuition et l’empathie, pouvait-elle permettre de lire de façon plus efficace la scène d’un crime ?
— En tout cas, celui qui t’a fait ça, il ne l’a pas fait ici. Tout est trop propre… Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi il t’a laissée dans cette auto ! Pour que tu sois facile à trouver ? C’est pour ça qu’il a laissé tes papiers avec tes vêtements dans le coffre ? Parce qu’il voulait que tu sois identifiée ?… Mais veux-tu bien me dire pourquoi il les a mis dans le coffre ? Pourquoi est-ce qu’il ne les a pas simplement posés sur le siège, à côté de toi ? Est-ce qu’il avait peur qu’ils soient volés ?… Non, ce n’est pas ça. Il tenait à la mise en scène ! Oui ! Tu as raison ! Il ne s’est pas « débarrassé » de toi : il t’a mise en scène ! Il t’a exposée ! Pour qu’on voie bien les deux trous dans ta gorge. Ta blancheur… Et il a pris soin de cacher ton sexe avec tes mains jointes. C’est pour ça qu’il a laissé un message. Tu es la vedette de son spectacle !
Théberge resta de nouveau silencieux pendant un certain temps. Du regard, il parcourut l’intérieur de la voiture.
— Une autre chose que je ne comprends pas, reprit-il finalement, c’est l’auto. Il va falloir que tu m’expliques. Est-ce qu’elle fait partie de la mise en scène, elle aussi ?… Et pourquoi cette auto-là ? Est-ce que c’est une auto volée ?… Ça, remarque, je peux m’en occuper. Suivre la trace d’une auto, c’est facile. Mais toi… Quelles traces as-tu laissées avant de mourir ? Qui as-tu rencontré ? À qui as-tu dit tes derniers mots ? À celui qui t’a tué ?… Et lui ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? T’a-t-il expliqué que tu allais mourir ?
Théberge se leva.
— Il faut que tu prennes le temps de t’habituer, dit-il. Je te laisse penser à ça. Si t’as besoin de parler, je ne serai pas loin.
En sortant de la voiture, il fut abordé par Crépeau.
— J’ai vérifié avec le central. L’auto est enregistrée au nom d’Yvan Semco.
— Yvan Semco, répéta Théberge sur un ton légèrement incrédule.
— Domicilié au…
— 4508, Christophe-Colomb.
— Vous le connaissez ? Est-ce qu’il a un dossier ?
— Pas à ma connaissance.
L’inspecteur-chef Théberge regarda le ciel, essayant de deviner d’après les nuages de quoi aurait l’air la journée.
— Tu peux me montrer encore une fois le papier qu’elle avait dans les mains ?
Crépeau s’empressa d’aller le chercher dans sa voiture. Théberge le relut à travers le polythène du sac dans lequel l’avait rangé son collègue.
 
Les profiteurs qui sucent le sang du peuple paieront avec leur sang. Prostituées, commerçants et financiers : même engeance !
Il n’y a pas de petits exploiteurs, il n’y a que des exploiteurs. Tous les vampires seront vampirisés.
Jos Public, vengeur du peuple.
 
Théberge redonna le message à Crépeau.
— Sur ça, c’est l’embargo total. Toi, moi et personne d’autre.
C’était l’avantage de travailler depuis longtemps avec la même personne. Pas besoin d’expliquer que ce serait leur filtre.
Si jamais le meurtrier communiquait avec les policiers, le message permettrait de vérifier son identité. Et puis, il y avait toutes les chances que le crime soit le premier d’une série. C’était du moins ce que laissait entendre le message. Alors, fatalement, il y aurait des imitateurs. Des opportunistes qui voudraient profiter de l’occasion pour déguiser leur crime. Ce serait une façon de les reconnaître.
— Tu penses que c’est vraiment le Vengeur ? demanda Crépeau.
— Depuis quand tu crois tout ce qui est écrit ?
— Je me disais, aussi.
Théberge jeta un dernier coup d’œil aux nuages, s’étira lentement pour ménager son dos, puis il se dirigea vers la voiture banalisée de Crépeau.
— On peut y aller, dit-il. L’équipe technique va s’occuper du reste.
Il songea alors au stupide pari de pêche qu’il avait fait avec Lefebvre et qu’il avait perdu. Dans deux semaines, les clones débarqueraient. « Un stage dans un milieu propice pour parfaire leur expertise en matière d’homicide », avait expliqué Lefebvre, le plus sérieusement du monde… avant d’être submergé par une crise de fou rire.
Et ce serait à lui de les superviser. Neuf mois ! Deux cent soixante-quinze jours !
— On retourne au poste ? demanda Crépeau.
— On passe d’abord au 4508, Christophe-Colomb.
 
Montréal, 6h43
Claude Brochet essuyait ses lunettes de façon distraite en examinant son visage dans le miroir.
En treize ans, ses joues s’étaient empâtées et sa bouche paraissait légèrement plus petite. Quand il baissait la tête, son double menton pendait un peu plus bas. Les deux rides, de chaque côté de sa bouche, s’étaient creusées. Pour le reste, il était toujours le même : en mieux. En beaucoup mieux.
Depuis qu’il avait quitté Montréal pour la Suisse, en 1986, il n’avait pas regretté un seul instant son association avec Darius Petreanu : sa fortune personnelle s’était considérablement accrue, mais ce n’était rien en comparaison du pouvoir que lui octroyait sa position.
Sa plus grande source d’étonnement avait été de découvrir que, dépassé un certain niveau de richesse, tout était gratuit. Vivant uniquement de ses comptes de dépenses et de biens appartenant à diverses compagnies, il y avait plus de dix ans qu’il n’avait pas dépensé un sou de sa fortune personnelle.
La suite qu’il occupait depuis une semaine, au Bonaventure, serait payée par une des nombreuses compagnies qu’il utilisait pour gérer les affaires de Petreanu. Il en était de même de ses billets d’avion et des traiteurs qui préparaient ses repas, partout sur la planète.
Comme elles lui semblaient loin, maintenant, les années de vaches maigres. Elles n’appartenaient pas seulement au passé, mais à un autre univers ! C’était cela que son association avec Petreanu lui avait apporté : le sentiment de vivre à un niveau de réalité supérieur, au-dessus de l’agitation futile de la foule, là où les vraies décisions se prennent.
Sans le savoir, les chrétiens avaient raison, songea-t-il avec un sourire. Il existe réellement un autre monde où on peut mener une existence de rêve, à l’abri des tracas et des vicissitudes de la vie quotidienne. Ce monde s’appelle la richesse.
Il remit ses lunettes et se dirigea vers la fenêtre pour regarder la ville. Le nouveau projet de son patron allait lui offrir l’occasion de multiplier sa fortune. Mais, surtout, il allait lui permettre de prendre sa revanche sur le milieu financier québécois.
Tous ceux qui lui avaient refusé un emploi, qui l’avaient méprisé ou ignoré, tous ceux-là qui n’avaient pas voulu le reconnaître, ils ne perdaient rien pour attendre. Dans moins de deux ans, lui, Claude Brochet, tiendrait leur sort entre ses mains.
Il remonta ses lunettes de corne avec le bout de son majeur, revint à son fauteuil et relut le dossier qui était demeuré ouvert sur la petite table. Il était au nom de Dominique Weber.
Elle était la clé du mécanisme de diversion qu’il avait monté pour égarer les policiers. Mais elle était aussi celle qui, quatorze ans plus tôt, lui avait préféré Semco. Ce serait intéressant d’observer les réactions de l’indépendante madame Weber : elle apprendrait à ses dépens qu’on n’échappe pas à son passé.
Brochet se mit ensuite à penser au cadavre de la jeune femme. Il était impatient de voir comment réagiraient les policiers en découvrant le corps. Et, surtout, il avait hâte de voir qui serait chargé de l’enquête. Si ses informations étaient justes, on ferait appel au Grade, le groupe spécial d’intervention à l’intérieur de l’escouade des homicides. Ce groupe était dirigé par l’inspecteur-chef Gonzague Théberge.
Vraiment, la vie était belle.
 
Montréal, 7h28
F rejoignit Horace Blunt à la Brioche Dorée, un café de la rue McGill College. Ils montèrent avec leur plateau à la salle du deuxième étage.
— Je suis surpris de vous voir ici, dit Blunt.
— Il faut bien que je vienne de temps en temps chez Ogilvy.
— Un voyage de plaisir ? Vraiment ?
— J’en ai quand même profité pour relire votre analyse sur le Consortium pendant le trajet.
— Je me disais, aussi.
— Vous avez probablement raison quand vous dites que le Québec les intéresse à cause de sa position stratégique. Leur démarche auprès de Poitras montrait clairement leurs intentions. Ce dont je suis moins certaine, c’est leur volonté de donner suite à leur projet après ce qui s’est passé. Du moins à court terme.
— Ça pourrait expliquer leur discrétion depuis la mort d’Art/ho et l’attaque contre Gabrielle. S’ils veulent s’établir au Québec, ils ont intérêt à se faire oublier.
— Toujours rien de nouveau du côté de Poitras ?
— Rien. Aucune offre d’achat ou de participation à l’entreprise. Aucunes représailles.
— Est-ce qu’il déteste toujours autant « jouer aux espions » ?
— Oui. Mais il déteste encore plus ceux qui s’en sont pris à Gabrielle. On peut compter sur lui.
— Il est toujours d’accord pour superviser la gestion de l’ensemble des fonds de l’Institut ?
— Oui. Tant que ça peut se faire par Internet et qu’il a seulement à envoyer des ordres de placement à des gestionnaires un peu partout sur la planète.
— Pour le programme de protection, est-ce qu’il a changé d’idée ?
— Il ne veut pas changer d’identité ni renoncer à son existence actuelle. Il estime que c’est un trop grand prix à payer pour le risque encouru.
— À votre avis, quelle est la probabilité qu’ils s’attaquent à lui ?
— Inférieure à deux virgule quarante et un pour cent, répondit Blunt avec un sourire.
Chaque fois qu’il lui faisait ce genre d’évaluation, à deux ou trois décimales près, F ne pouvait s’empêcher de penser à leur première rencontre, à Québec, lorsqu’elle l’avait recruté. Entre eux, c’était devenu un running gag.
— Ils ont besoin de lui vivant, reprit Blunt. Ils vont le surveiller pour voir s’il a des contacts avec l’Institut.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— On n’a détecté aucune surveillance jusqu’à maintenant. Mais on maintient les mesures de sécurité. Toutes nos communications se font par l’intermédiaire de Jones 1 et de Jones 2. Les rencontres directes sont réduites au minimum. Quand il y en a, on va le chercher dans le stationnement souterrain de son bureau avec une fourgonnette aux vitres opacifiées.
— À propos des Jones, vous avez rencontré maître Guidon ?
— Oui. Si on a besoin d’eux pour des missions particulières, ils sont disponibles.
F s’absorba un moment dans la contemplation de son espresso. Blunt jeta un rapide coup d’œil au journal abandonné, sur la table à sa gauche.
 
Enfants importés de Roumanie
Ex-ministre impliqué
 
Le démantèlement du réseau franco-belge de pédophiles continuait de faire les manchettes.
— Un de moins, fit Blunt.
— Jusqu’à maintenant, quatorze pays ont adopté notre processus d’identification des réseaux d’extraction par le biais des cliniques de greffe.
— Dans les pays en développement, par contre, ça piétine.
— Il faut être patient. La première étape visait les principaux marchés importateurs. C’est là que l’argent est. En s’attaquant à la demande, on rend l’offre moins rentable.
— Résultat ? Ils transportent les cliniques dans les pays en développement, là où se trouvent les réserves d’organes.
— Je sais. Mais il fallait d’abord montrer qu’on pouvait être efficaces – ce qu’on a fait. Aux États-Unis, on a fermé quatre grands réseaux de vente d’organes. En France, on a démasqué la plus grande filière de pédophiles depuis l’affaire Dutroux… La démonstration est faite de ce que l’Institut peut accomplir.
— Mais ils présentent partout les résultats comme le fruit du travail des autorités locales.
— C’est parfait. On ne veut pas de publicité. Du moment que les gens qui comptent, dans chacun des pays, sont conscients de ce qu’ils nous doivent…
— Au Japon, par contre…
— Là, j’admets que c’est différent. Il va falloir se résoudre à négocier avec la police, le gouvernement et les yakusas. Leur laisser le temps de décider qui va porter le blâme et qui va être épargné. Mais une fois que ce sera fait…
— Et si tout se déplace vers le tiers-monde ?
— Au lieu de suivre les extracteurs, on suivra les clients.
— Nos contacts américains ont mis à profit votre suggestion. Ils ont élaboré un protocole pour identifier les récepteurs potentiels parmi le un pour cent de la population le plus riche de la planète. Ils surveillent qui disparaît des listes d’attente sans avoir reçu d’organes.
— C’est déjà opérationnel ?
— Oui.
— Bien… Par eux, ils devraient pouvoir remonter aux fournisseurs, identifier les pays impliqués dans le trafic et les forcer à mettre sur pied des opérations conjointes pour débusquer les cliniques clandestines.
Blunt ne fit pas de remarque sur l’utilisation, par la directrice, du terme « forcer ». Il connaissait bien la vulnérabilité des pays en voie de développement face aux trafics en tous genres des grandes mafias internationales. Leur pauvreté et la faiblesse des salaires rendaient la corruption endémique. Par ailleurs, leur dépendance par rapport aux devises fortes les amenait à être peu enclins à surveiller la provenance des capitaux qui entraient dans leur pays.
Par contre, leur image publique était leur talon d’Achille : ils n’avaient pas le choix de la protéger – dans les limites souvent élastiques de leurs moyens, il va de soi – pour continuer à bénéficier des largesses de l’aide mondiale. Toute personne bien informée de leurs trafics possédait donc un moyen de chantage contre eux. C’était de cette information que F entendait se servir.
— D’ici quelques mois, reprit F, le modèle devrait être appliqué dans l’ensemble des pays du G-7 et la presque totalité des pays européens… Un autre modèle est en développement pour les bourgeoisies dominantes des pays en développement les plus avancés : Singapour, Hong Kong, la Thaïlande… Plus près de nous, il y a le Brésil, l’Argentine et le Chili… Le Mexique, bien sûr…
— Ça risque d’être plus difficile, dit Blunt.
— Plus difficile et plus long, admit F. Mais le projet a emballé l’équipe conjointe du FBI et de la NSA.
— Une équipe conjointe FBI-NSA ? reprit Blunt. Et il n’y a pas encore de morts ?
— On m’a raconté qu’ils déposaient leurs armes à l’entrée des salles de réunion.
— Je me disais, aussi… Mais le problème, c’est qu’on ne réussit jamais à remonter très loin. Tous les réseaux sont compartimentés. On va bientôt avoir épuisé les pistes que peut fournir l’analyse statistique des transplantations…
— Je suis d’accord, il faut trouver autre chose.
— Du côté des œuvres de bienfaisance, il y a du nouveau ?
— Rien non plus. Dreams Come True s’est complètement volatilisé.
— On n’a vraiment pas le choix, il faut se concentrer sur la filière de l’argent.
— Est-ce que le programme de votre jeune ami est au point ?
— Il prétend qu’il reste des corrections à faire, mais la version roule depuis un mois sans aucun problème.
— Quel genre de corrections ?
— Pour employer ses termes, il n’est pas satisfait du quatrième cadenas.
— Ce qui veut dire ?
— La quatrième ligne de défense pour empêcher qu’on puisse remonter jusqu’à l’utilisateur.
— Il y a vraiment un danger ?
— Selon Chamane, il y a trois ou quatre personnes sur la planète qui pourraient peut-être déjouer la troisième ligne. Toutes des personnes qui font partie de son groupe et qui n’ont aucun rapport avec les institutions financières du Québec… Ce que je pense, c’est qu’il s’est trouvé un beau problème et qu’il ne veut pas le lâcher.
— Dites-lui de donner accès au programme à Hurt. À lui de s’arranger pour qu’il soit protégé.
— Vous allez confier la direction de l’opération à Hurt ?
— La coordination opérationnelle. Vous continuerez à le superviser.
— Qu’en pense Segal ?
— Il est satisfait de la façon dont il s’est comporté jusqu’à maintenant dans le travail contre Body Store. À son avis, lui donner plus de responsabilités va le motiver à poursuivre son intégration.
— Il n’a pas peur que Hurt craque ?
— Tu connais les psychologues : il ne veut rien dire clairement ! Mais il pense que le module Steel/Sharp/Nitro est suffisamment stable pour garder le contrôle en cas de crise.
— Qui est-ce qu’on va lui donner comme équipe ?
— Chamane. Comme ils s’entendent déjà bien ensemble…
— Qui d’autre ?
— On verra à mesure que ça se développe. Pour l’instant, il s’agit surtout de recueillir les informations et de dresser un portrait de la situation… En cas d’urgence, il y a toujours les Jones.
— Vous lui annoncez la nouvelle quand ?
— Je le rencontre cet après-midi.
— D’accord, je m’occupe d’avertir Chamane.
 
North-Hatley, 8h39
Hurt sortit de son état de rêve et demeura plusieurs minutes immobile, à revoir mentalement sa rencontre avec le Vieux.
Il y avait des années qu’ils discutaient à l’intérieur de ses rêves. À mesure que Hurt avait appris à rêver en demeurant conscient, leur relation s’était approfondie.
Un jour, quelque temps après l’agression contre Gabrielle, Hurt avait vu le visage du Vieux se métamorphoser, comme dans une séquence de morphing, en celui d’un Eurasien d’une trentaine d’années. À son réveil, il s’était précipité au fond du jardin, dans le domaine de F, et il avait retrouvé l’Eurasien, qui lui souriait. Ce dernier avait poursuivi le plus naturellement du monde la conversation à l’endroit exact où elle avait été interrompue à la fin du rêve.
Hurt avait mis plusieurs jours à se faire à l’idée que le personnage qui hantait ses rêves depuis des années était réel. Il avait alors voulu retourner le voir. Mais sans succès. Il n’avait pu le retrouver qu’en rêve. De nouveau sous les traits du Vieux. Pour le travail qu’ils avaient à faire ensemble, lui avait expliqué le vieil homme, il était préférable qu’ils se rencontrent de cette façon.
C’était le Vieux qui lui avait suggéré de regrouper ses personnalités internes en unités fonctionnelles. Il lui avait fait cette suggestion le lendemain du jour où Hurt avait accepté la proposition de Blunt de reprendre du service pour l’Institut. Puisqu’il acceptait ce travail, pourquoi ne pas concevoir sa vie comme un ensemble de tâches et ne pas regrouper sa foule intérieure en petites équipes affectées de façon plus particulière à ces différentes tâches ?
Le premier groupe à apparaître fut celui formé de Sharp, Steel et Nitro. Leur spécialité était le combat et la pensée stratégique.
Sweet, pour sa part, se retrouva dans l’équipe de la coutellerie d’art : souvent seul en apparence, il avait des rapports privilégiés avec Tancrède, l’archiviste. Il était aussi un de ceux qui réussissaient le mieux à calmer Panic Button. Ce dernier passait des heures à le regarder travailler.
Le Clown, Radio et Slick furent progressivement chargés des interactions avec les gens, tandis que Zombie se retira de plus en plus.
Pendant ses exercices de méditation, c’était souvent Tancrède qui prenait le devant de la scène, accompagné lui aussi de Panic Button, qui demeurait alors étrangement silencieux.
Certaines des personnalités de Hurt étaient cependant moins bien intégrées aux équipes et persistaient à surgir à l’improviste. C’était notamment le cas du Curé et, dans une moindre mesure, de Nitro.
Quant à Buzz, il allait et venait en marmonnant, refusant totalement de se mêler aux autres. Véritable joker, il avait surgi à deux reprises déjà, toujours au moment le plus inattendu, pour livrer des informations cruciales sur l’organisation mafieuse contre laquelle luttait l’Institut. Puis il était retourné à son bredouillement incompréhensible. Selon le docteur Segal, c’était lui qui avait hérité des informations que Hurt avait trouvées lors des événements tragiques de Bangkok.
Lorsqu’il avait découvert ses enfants vidés de leurs organes, l’équilibre précaire qui maintenait la cohésion des personnalités de Hurt avait été rompu. Il avait fallu des mois pour qu’il comprenne, puis qu’il accepte, ce qui lui était arrivé. Progressivement, il avait repris sa vie en main.
Puis était survenu l’attentat contre Gabrielle. L’Institut avait de nouveau craint de le perdre. Mais, paradoxalement, la structure éclatée de ses multiples personnalités l’avait aidé à absorber le choc. Ce qui, au fond, n’avait rien de très étonnant, cette structure étant née précisément pour lui permettre de survivre à de tels traumatismes.
L’Institut avait alors décidé, à la fois pour des motifs thérapeutiques et pour favoriser l’émergence des connaissances enfermées dans la mémoire de Buzz, de l’intégrer, lui et sa foule intérieure. On lui avait offert de participer au groupe qui dirigeait les opérations contre Body Store.
Par conséquent, on lui transmettait toute l’information sur le sujet pour voir si elle ne provoquerait pas une réaction dans la mémoire imprévisible de Buzz. Par ailleurs, l’équipe formée de Steel, Sharp et Nitro faisait un remarquable travail d’analyse, malgré les irruptions occasionnelles de ce dernier.
Jusqu’à maintenant, tout allait pour le mieux. Le seul point noir était le comportement de Buzz. Après l’affrontement avec Art/ho et Bréhal, il ne s’était manifesté qu’à une occasion, assez brièvement, pour inscrire le nom Consortium au-dessus d’un schéma représentant l’organisation criminelle internationale qu’affrontait l’Institut.
Le reste du temps, il continuait de murmurer de façon inintelligible. Heureusement, Hurt et ses multiples personnalités avaient appris à faire abstraction de son marmonnage incessant.

Avant de descendre à la cuisine pour déjeuner, Hurt passa à son bureau. Un message clignotait sur l’écran de l’ordinateur.
16 heures… Venez prendre le thé.
Il n’y avait aucune signature, aucune indication d’origine. Ce n’était pas nécessaire. À l’exception de Chamane, seule F avait un accès direct à son ordinateur. Et Chamane ne l’aurait jamais invité à prendre le thé.
 
Montréal, 9h51
Brochet déposa délicatement le combiné. Un sourire releva un instant ses joues rebondies.
— L’inspecteur-chef Théberge, murmura-t-il.
Comme prévu, l’enquête avait été confiée au groupe spécial d’analyse et d’enquête que Théberge avait mis sur pied à l’intérieur de l’escouade des homicides.
Les prochains mois seraient plus intéressants encore qu’il ne l’avait imaginé. La diversion qu’il allait organiser servirait non seulement à détourner les policiers de la véritable opération en cours : elle lui permettrait de régler de vieux comptes. Il savait maintenant de quelle manière il allait utiliser Dominique Weber. Et la beauté de la chose, c’était que le nouvel élément qu’il allait intégrer à son plan fonctionnerait comme une deuxième diversion à l’intérieur de la première.
Il se leva de son fauteuil, se dirigea vers le petit bureau, le long du mur, ouvrit un porte-documents et prit l’unique enveloppe qu’il contenait.
L’argent était déjà dans l’enveloppe. Il ne restait plus qu’à la poster. Dans deux jours, un certain Simon Ouellet, qui travaillait comme agent de bureau au Service de police de la CUM, recevrait deux cents dollars. Il estimerait que c’était bien payé pour avoir simplement informé Brochet de l’identité de ceux qui s’occupaient de l’enquête sur « la victime du vampire ».
Simon Ouellet n’avait jamais rencontré Brochet. Pour lui, c’était une voix au téléphone. La voix d’un journaliste qui désirait protéger son anonymat. Et, compte tenu de ce que ce dernier était en mesure de révéler sur sa vie privée, il n’avait pas le choix de collaborer.
 
Londres, 15h22
Leonidas Fogg composa le message directement sur son ordinateur et l’envoya simultanément aux sept destinataires. Par ce simple geste, il venait de lancer le Consortium dans la deuxième phase de son existence.
Pour ceux qui se frottaient à lui, le Consortium donnait l’impression d’une organisation tentaculaire dont les ramifications couvraient l’ensemble de la planète. Ce qui n’était pas faux.
Mais le Consortium n’était pas seul. Pour construire son organisation, Fogg avait appliqué les principes de Sun Tzu. Prenez modèle sur l’eau, disait le maître chinois. Elle envahit d’abord les points de moindre résistance, les endroits les moins élevés, puis elle monte de façon graduelle, encerclant les places fortes, les endroits les plus élevés, jusqu’à ce qu’ils soient complètement isolés et sans défense.
Il avait donc soigneusement évité d’affronter les triades les plus puissantes, les groupes criminels les plus dangereux. Il s’était plutôt appliqué à conclure des alliances avec des groupes de petite puis de moyenne envergure, qui trouvaient avantage à se joindre à une organisation qui leur donnait un accès au marché international de la criminalité tout en leur octroyant une large part d’autonomie.
C’était de cette manière que le Consortium s’était construit au cours des années. De cette manière que les structures centrales, d’abord très souples, avaient pu progressivement se raffermir à mesure que l’organisation prenait de l’ampleur, jusqu’à devenir une véritable direction.
Fogg avait toujours pris soin de limiter la visibilité du Consortium. Il ne voulait pas attirer prématurément l’attention des plus grosses organisations, lesquelles auraient pu voir en lui un concurrent à éliminer.
Mais cette politique n’était plus possible. Le Consortium était devenu un joueur trop important. Les pieds qu’il devait désormais écraser pour se développer appartenaient aux organisations les plus puissantes. Il fallait passer à la phase II. Autrement, l’affrontement serait inévitable. Et, si solide que puisse être le Consortium, si importants que soient les capitaux et les appuis secrets dont il disposait, il n’était pas encore de taille à soutenir sans risque un affrontement simultané avec les principales organisations mafieuses de la planète.
Fogg ne voulait pas courir ce genre de risque. Il y avait trop en jeu.
Il releva les yeux de l’ordinateur et parcourut du regard les rayons de la bibliothèque. Les plus grands esprits de la planète y étaient représentés. Principalement des penseurs politiques. Certains largement reconnus : Hobbes, Sun Tzu, Machiavel, César, Stuart Mill… D’autres davantage réputés pour des aspects différents de leur œuvre : Swift, saint Augustin, Asimov, Ignace de Loyola, Shakespeare.
Les plus sous-estimés de ces penseurs, et ceux qu’il avait lus avec le plus de plaisir, étaient les Pères de l’Église, qui avaient souvent dû apprendre à diriger des évêchés ayant la dimension de véritables pays.
Mais c’était à des auteurs plus modernes qu’il consacrait maintenant l’essentiel de ses temps libres : des auteurs qui avaient établi leur domaine de recherche aux frontières de la biologie, des sciences sociales, du marketing et de l’analyse idéologique. Il s’intéressait en priorité aux chercheurs qui scrutaient de manière scientifique le fonctionnement de l’animal humain. À ceux qui voulaient découvrir les clés de son comportement collectif.
Si tout se déroulait comme il l’espérait, il aurait un jour sa place, lui aussi, dans cette bibliothèque. Il serait parmi les plus grands. Il aurait résolu le problème qui hantait l’humanité depuis sa naissance, celui de savoir quelle forme d’organisation collective donner à l’espèce humaine pour lui permettre de survivre.
 
Montréal, 13h35
Le taxi avait quitté la circulation dense du centre-ville et roulait depuis plusieurs minutes vers Notre-Dame-de-Grâce.
Le corps d’une jeune femme entièrement nue a été découvert tôt ce matin dans une voiture stationnée rue Christophe-Colomb, à la hauteur de Mont-Royal. La carotide de la jeune femme avait été perforée à deux endroits et le cadavre vidé de son sang.
Les policiers ne peuvent dévoiler pour l’instant le nom de la victime, ses proches n’ayant pas encore été rejoints.
Aucune hypothèse n’est avancée quant aux motifs de…
Le chauffeur baissa le volume de la radio. Jessyca Hunter lui donna un billet de dix dollars en lui disant de garder la monnaie et sortit en face du Spider Club.
Avant d’entrer, elle prit le temps de regarder l’annonce qui couvrait la façade. Une immense toile d’araignée lumineuse avec un corps de danseuse stylisé dans le coin supérieur gauche. Épars dans le reste de la toile, en beaucoup plus petit, des verres de différentes formes.
En entrant, elle prit la première porte à gauche pour monter à l’étage. Dans son bureau, elle récupéra la série de chemises cartonnées empilées à côté de l’ordinateur et se dirigea vers la salle de conférence.
Huit femmes l’attendaient autour de la grande table ovale.
— Mesdames, fit-elle en s’assoyant.
Devant elle, à l’autre bout de la table, le mur de verre permettait de voir l’ensemble du bar, une dizaine de pieds plus bas.
— L’opération Skin Game commence officiellement aujourd’hui, reprit-elle. J’ai apporté les premiers dossiers dont vous allez avoir à vous occuper.
Elle distribua les chemises cartonnées sur lesquelles étaient inscrits en lettres capitales huit noms d’araignées : lycose, mygale, recluse brune, tarentule…
— Vous trouverez dans les dossiers tous les renseignements nécessaires sur vos cibles : photos, situation professionnelle, financière et familiale, relations sociales, lieux fréquentés, profil psychologique, goûts, opinions politiques, religieuses et autres… Une évaluation de leurs principales vulnérabilités a été incluse à la fin. Vous avez deux mois pour vous infiltrer dans leur vie. On se revoit dans trois semaines pour un rapport d’étape. Bonne chasse.
Les huit femmes ouvrirent leur dossier. Ils concernaient sept hommes et une femme. Leur point commun était d’occuper un poste stratégique dans différentes institutions financières.
— J’ai une question, fit celle qui avait reçu le dossier intitulé Mygale.
— Oui ?
— Est-ce la seule cible que nous allons avoir ?
— Pour le moment, oui. Quand vous en aurez suffisamment le contrôle, je vous fournirai d’autres proies.
Quand elle rencontrait le Spider Squad, comme elle appelait ses filles, Jessyca Hunter utilisait volontiers le vocabulaire de la chasse. Toute la méthode d’infiltration et d’acquisition des cibles était d’ailleurs fondée sur le mode de chasse des araignées. La fabrication du piège, l’approche, la piqûre, la liquéfaction de la victime, l’appropriation par aspiration, la digestion, l’élimination de la coquille vide…
La liste de ces étapes était encadrée dans un tableau fixé sur le mur, derrière elle. Elle résumait à la fois la philosophie et le fonctionnement du Spider Club. C’était ce qu’elle enseignait à l’ensemble des danseuses, pour leur apprendre à vider les clients de leur argent.
Toutefois, pour les femmes autour de la table, la portée du symbolisme de l’araignée était plus grande. Le Spider Squad ne s’intéressait pas seulement à l’argent de ses victimes : le véritable enjeu était leur vie.
Toutes les femmes avaient été recrutées sur la base de leur profil psycho-biographique : au cours de leur enfance, la plupart avaient non seulement été violées, mais elles avaient subi des violences physiques répétées pendant de longues périodes.
S’inspirant de son expérience personnelle, Jessyca avait eu l’idée de tirer parti de leur rage inconsciente et de leur besoin de vengeance. Les filles avaient reçu une double formation, à la fois comme call girl de luxe et comme agentes de Vacuum. Leur entraînement avait duré plus d’un an.
Un autre avantage de leurs traumatismes passés était l’insensibilité qu’elles avaient dû développer pour survivre. Le résultat était une équipe d’agentes d’autant plus dangereuses et efficaces qu’elles n’étaient pas embarrassées de scrupules moraux ou de sensiblerie. De plus, elles bénéficiaient du préjugé populaire voulant que l’on imagine difficilement un assassin sous les traits d’une femme jeune, belle et vive d’esprit.
C’était à elles que Jessyca Hunter avait décidé de confier les tâches les plus délicates et les plus importantes dans l’infiltration du milieu financier.
— Le bar fera son ouverture officielle ce soir, reprit Jessyca Hunter. Je vous ai préparé un horaire allégé pour la première semaine. Vous aurez assez de travail pour vous familiariser avec la place, mais suffisamment de temps libre pour vous occuper de vos cibles. Par la suite, vous me soumettrez vous-mêmes vos horaires en fonction de vos besoins.
— Avec les motards, c’est arrangé ? demanda celle qui avait pour nom de code Lycose.
— J’ai acheté la paix pour deux semaines. D’ici là, on devrait avoir une solution permanente. De toute façon, en cas de problèmes, on peut compter sur la protection de l’organisation.
— Si jamais on est mal prises quelque part ?
— Vous appelez au numéro de téléphone inscrit à la dernière page de votre dossier et vous dites où vous êtes. Une équipe sera prête à intervenir en permanence.
Quelques minutes plus tard, les huit femmes se retiraient, laissant Jessyca Hunter seule dans la pièce.
Celle-ci se leva et se dirigea vers le mur vitré. De l’endroit où elle était, elle avait une vue plongeante sur l’ensemble du bar. De l’autre côté, par contre, on ne percevait qu’un immense miroir qui avait pour effet d’augmenter la dimension apparente de l’établissement. Tous les bars de l’organisation avaient été conçus selon le même principe.
Des bars de danseuses ! C’était la couverture idéale pour le Spider Squad. Qui songerait à y chercher une des succursales les plus efficaces de Vacuum ?
Jessyca Hunter retourna s’asseoir au bout de la table. Elle avait encore un peu de temps pour préparer son entrevue télé et revoir ses dossiers pour la réunion de Paris, le lendemain.
 
Montréal, 14h08
Sur son extrait de baptême, à l’endroit réservé au nom, on pouvait lire : Michel Lavigne.
Toutefois, peu de gens le connaissaient sous ce nom.
Pour ses confrères d’école, il était Chamane. À cause de ses capacités précoces et fulgurantes dans l’utilisation des ordinateurs. On racontait qu’il leur parlait comme d’autres parlent aux arbres ou aux oiseaux. Qu’il les comprenait. À la blague, un de ses copains l’avait un jour traité de sorcier. D’autres avaient enchaîné en parlant de magicien, de faiseur de miracles, de dompteur de quincaillerie… Finalement, c’était le nom de Chamane qui lui était resté.
Sur le Net, sa réputation n’était plus à faire. Sous le nom de Chamane, il participait à plusieurs forums de discussion, à différents regroupements d’informaticiens et de hackers.
Toutefois, c’est en tant que Sneak Preview que Chamane était le plus connu. Sous ce pseudonyme se cachait le leader mythique d’un groupe non moins mythique de hackers white hats : les U-Bots.
Seul Blunt, Hurt et quelques autres personnes de l’Institut savaient que Chamane et Sneak Preview étaient une seule et même personne. Eux seuls avaient le numéro de téléphone qui permettait de le joindre.
A pill to make you dumb
A pill to make you numb
A pill to make you anybody else…
Quand le symbole du Tao apparut et se mit à pulser dans le coin de l’écran, Chamane commença par cliquer sur l’icône de Coma White pour interrompre la voix de Marilyn Manson, puis il activa le logiciel de communication téléphonique.
— Salut l’espion ! dit-il dans le micro de son casque.
Chamane ne résistait jamais au plaisir de faire de l’esbroufe. Il voulait montrer à Blunt qu’il avait réussi à percer son système de protection et qu’il avait pu reconnaître son appel dans les secondes qui avaient suivi l’établissement de la communication.
— Salut pirate ! répondit Blunt. J’espère au moins que ta ligne est sécuritaire.
Il n’aurait servi à rien de l’engueuler. De toute façon, ce serait au jeune hacker qu’incomberait la tâche, dans les prochaines heures, de réparer la faille dans le système de protection. Système qu’il avait lui-même installé et qu’il tentait sans cesse de percer dans le but de l’améliorer.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Chamane.
— Les pouvoirs qui nous gouvernent ont décidé qu’il était temps de donner un accès total à ton copain Hurt. Y compris à ton nouveau joujou.
— Sneaky Bird ?
— Il va falloir que tu cesses de te comporter en enfant gâté et que tu acceptes de partager tes jouets.
— Mais…
— Je sais, le quatrième cadenas. Est-ce qu’il y aurait un moyen, pour Hurt, d’utiliser le logiciel de façon sécuritaire ?
— Si je lui organise un répertoire de branchements indirects aléatoires et qu’il ne surfe jamais plus de vingt minutes à la fois…
— Alors, c’est entendu. Tu le branches aujourd’hui… Il va aussi falloir que tu lui donnes un accès complet à la Poubelle.
La Poubelle était le surnom sous lequel Blunt et les autres utilisateurs désignaient la banque centrale de données de l’Institut.
— Est-ce que ça veut dire qu’il est complètement réhabilité ?
— Ça veut dire qu’il est censé être totalement opérationnel.
— Censé être… ?
— On ne pourra pas en être absolument sûr avant de l’avoir vu en action. Mais il ne devrait pas y avoir de problème.
— Il ne devrait pas… ?
— Quatre-vingt-dix-sept virgule quatre-vingt-quatre pour cent de probabilités. Avec un intervalle de confiance à six écarts-types.
— Un chausson, avec ça ?
Seul l’éclat de rire de Blunt lui répondit.
 
Massawippi, 16h04
— Voilà tout ce dont vous aurez besoin, dit F.
Hurt regarda le portable posé devant lui, puis ramena les yeux vers le plateau de biscuits.
— Il ne faut pas vous gêner, reprit F. Gunther considère chaque bouchée comme un hommage à ses talents.
Gunther était l’énigmatique mari-cuisinier-architecte-homme à tout faire de F. Hurt ne l’avait vu qu’à quelques reprises, toujours brièvement, et toujours dans un vieux veston de tweed qui lui donnait l’allure d’un lord anglais retiré sur ses terres.
— Un PowerBook G3, répondit finalement Hurt.
— L’apparence est intacte, mais l’intérieur a été un peu modifié.
— C’est-à-dire ?
— Une caméra de surveillance qui filme en permanence l’utilisateur. Un GPS. Un cellulaire avec lien satellite et Internet. Un logiciel de crypto et un accès en temps réel à la presque totalité des ressources de l’Institut…
— La presque totalité des ressources de l’Institut… Ça veut dire quoi ?
La voix un peu plus froide et distante de Steel avait remplacé celle de Hurt.
— L’accès à la banque centrale de données avec les principaux moteurs de recherche internes. Les rapports des informateurs privilégiés à mesure qu’ils sont indexés. La possibilité d’interroger certaines banques de données des autres agences. La possibilité de joindre les membres de votre équipe en tout temps…
— Mon équipe ?
— Vous allez être le responsable opérationnel du projet Money Trap.
— Je m’occupe déjà du dossier Body Store. C’est ma priorité.
— Vous continuerez d’être informé de ce qui s’y passe. Mais il faut se rendre à l’évidence : on a beau fermer des réseaux, on n’arrive jamais à remonter très loin. Il faut trouver une autre piste.
— Et vous pensez que l’argent… ?
— Exactement. L’argent.
F lui expliqua par quel raisonnement Blunt en était arrivé à la conclusion que le milieu financier québécois serait la prochaine cible de l’organisation criminelle qu’ils combattaient. S’ils voulaient venir à bout de ceux qui se cachaient derrière les réseaux de trafic d’organes et de prostitution infantile, il fallait suivre la piste de l’argent.
Hurt ne répondit pas immédiatement, comme s’il prenait le temps de débattre intérieurement de la question.
— Pourquoi est-ce que ce n’est pas Blunt qui dirige cette opération ? demanda-t-il finalement.
— Dans la mesure où c’est possible, je veux qu’il se concentre sur la situation globale. Pour ça, il ne faut pas qu’il se laisse aspirer par les problèmes d’intendance d’une opération particulière. Remarquez, ça ne l’empêchera pas de superviser l’opération. Mais c’est vous qui allez en être le responsable.
— Je travaillerai avec qui ?
— Pour l’instant, Chamane.
— Il est au courant ?
— Il a déjà reçu des instructions en ce sens. Vous avez rendez-vous avec lui tout à l’heure.
— Est-ce que c’est seulement du travail d’enquête ?
— Dans une première étape.
— Et ensuite ?
— On aura l’occasion de voir jusqu’à quel point vous êtes rétabli.
— Vous n’avez pas peur ? Je veux dire, avec ce qui est arrivé…
— Avec vos capacités, vous ne pouvez quand même pas passer le reste de votre vie à coordonner de l’information.
— Qu’est-ce que Blunt en pense ?
— Il a revu son pronostic. Il vous accorde quatre-vingt-dix-sept virgule quatre pour cent de chances de réussite.
— Et le pourcentage restant ?
— Deux virgule six pour cent.
— De mourir ?
— De mourir.
— C’est quand même beaucoup.
— C’est moins que ceux qui ont le cancer de la prostate.