Jusqu’à maintenant, les sociétés humaines ont expérimenté quatre types de pouvoir.
La société dite naturelle prétend trouver la source du pouvoir à l’intérieur de la personne. L’équilibre social y résulterait de la libre expression négociée des passions et des intérêts de chacun.
La société de guerre reconnaît le pouvoir du plus fort. Le pouvoir autoritaire du tyran s’y appuie sur la force des armes.
La société marchande s’incline devant le pouvoir du plus riche. Les élites financières y exercent une domination économique par le jeu de la libre concurrence.
La société de droit, naturel ou divin, aspire à répartir le pouvoir de façon équitable. Les partis politiques et les églises y justifient leur contrôle institutionnel de la société, ainsi que leur gestion des droits et devoirs des individus, en se fondant sur des croyances religieuses ou des convictions morales.
Ces quatre moyens ont échoué.
Leonidas Fogg, Pour une gestion rationnelle de la manipulation, 1- Gérer l’apocalypse.
 

5 août 1986

 
Montréal, 11h08
Clément Marquis se présenta à l’adresse que lui avait indiquée Brochet et appuya sur le bouton de la sonnette vingt-deux minutes avant l’heure du rendez-vous.
« Le petit médecin est pressé de toucher la deuxième partie de ses honoraires », se dit Brochet.
S’il avait su ce qui l’attendait, Clément Marquis aurait probablement été moins pressé. Dans quelques instants, il ne serait plus en mesure de raconter pour qui il avait rédigé un faux rapport médical concernant Stephen Semco. En fait, il ne serait plus en mesure de raconter quoi que ce soit. Avec lui disparaîtrait le dernier indice permettant de relier Brochet au suicide de Semco. L’agence Vacuum faisait disparaître les problèmes sans laisser de traces. Petreanu le lui avait assuré.
Au début, Brochet avait hésité. La facture de Vacuum pour les « frais de nettoyage » était passablement salée. Dépenser tout cet argent pour une simple précaution lui semblait excessif. Mais, depuis qu’il avait parlé au policier, il ne regrettait pas sa décision.
Ce Théberge lui avait semblé étrangement soupçonneux. Brochet n’avait pas aimé de devoir répondre longuement à ses questions. Comme si le policier avait eu des doutes sur le suicide de Semco.
Désormais, il pourrait poser toutes les questions qu’il voudrait. Avec la disparition du médecin s’évanouirait le dernier élément de preuve. Ce serait amusant de voir le policier s’empêtrer.
 
Montréal, 14h29
— Baisse le volume, cria Dominique, il y a quelqu’un à la porte.
Depuis le matin, Yvan était enfermé dans sa chambre avec sa musique. Malgré le fait qu’elle n’appréciait pas particulièrement les décibels d’Iron Maiden et de Metallica, Dominique s’était contentée de lui demander de fermer sa porte de chambre. C’était sa façon de réagir à la mort de son père. Comme chaque fois qu’il avait quelque chose de difficile à affronter, il commençait par se noyer dans la musique. Cela pouvait durer quelques heures, quelques jours… Ensuite il serait prêt à faire face à la situation. Du moins, elle l’espérait.
Quand la musique de Kill Them All se fut atténuée, Dominique ouvrit la porte.
— Vous !
— Je ne vous dérangerai pas longtemps, s’empressa de répondre Brochet.
Il avait une boîte en carton dans les bras.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Stephen a laissé des affaires personnelles au bureau… alors j’ai pensé…
Dominique prit la boîte que Brochet lui tendait.
— Ce n’est pas grand-chose, poursuivit-il. Mais la valeur sentimentale… Pour les livres, je les ferai transporter…
— Tout ça est arrivé à cause de vous.
— Je sais que mon comportement n’a pas toujours été correct. S’il faut que je vous répète mes excuses…
— À cause de vous !
— … tout ça est du passé…
— C’est à cause de vous qu’il s’est tué ! Je suis certaine que c’est vous qui l’avez ruiné !
— La douleur vous égare.
— Je veux que vous partiez d’ici ! Partez tout de suite !
— Comme vous voulez.
— Je ne veux plus jamais vous voir !
— Vous serez exaucée, je pars pour l’Europe.
— Allez-vous-en !
— Il faut me comprendre, continua Brochet, imperturbable. Après ce qui est arrivé, je ne peux plus me trouver d’emploi ici. On va m’associer à Semco… Ma réputation…
La boîte toujours dans les mains, Dominique referma la porte avec son pied.
En se retournant, elle se retrouva face à face avec Yvan. Il tendit les bras pour prendre la boîte et alla la déposer sur la table de la cuisine sans dire un mot.
Dominique le suivit. Subitement, sa colère était tombée.
— Tu as entendu ? demanda-t-elle.
— Oui.
— J’ai probablement exagéré. Il n’y a pas de preuves qu’il soit responsable.
— Pourquoi est-ce qu’il s’est excusé ?
— C’est lui qui m’a présenté ton père. Quand il a appris qu’on était ensemble, il est venu m’engueuler au bar. Il a menacé de me faire tuer…
— Te faire tuer !
— Il m’avait demandé à plusieurs reprises de sortir avec lui. J’avais toujours refusé…
— Tu lui en as déjà parlé ?
— À ton père ? Non… Le lendemain, Brochet m’a envoyé un bouquet de fleurs extravagant avec des excuses. Il disait qu’il avait perdu la tête… J’ai préféré ne rien dire. Pour ne pas créer de problèmes entre eux. La pression qu’ils avaient avec leur entreprise était suffisante sans que j’en rajoute.
Yvan ouvrit la boîte et commença à sortir les objets. Il les déposait sur la table un à un.
La photo encadrée de Dominique. Une autre d’elle et de son père, prise par un touriste rencontré dans la rue, à Rome.
Son diplôme du CFA.
Sa trousse pour nettoyer ses verres de contact. Son agenda.
Un paquet de cigarettes.
— Je pensais qu’il avait arrêté, dit Yvan.
— Son dernier paquet, expliqua Dominique. Il le gardait ouvert sur son bureau depuis… cinq mois, maintenant. Pour tester sa volonté.
Le jeune garçon sortit ensuite un coupe-papier. Puis une photo de l’équipe de hockey dans laquelle il jouait une fois par semaine, pendant l’hiver.
— As-tu vu sa montre ? demanda Dominique.
— Non.
— Il ne l’avait pas sur lui. Je pensais qu’il l’avait laissée au bureau.
Semco détestait porter une montre-bracelet. « Des menottes de bureaucrates », avait-il l’habitude de dire.
Un jour, il avait remarqué une montre de poche dans une vitrine. Il avait trouvé que c’était un bel objet. Dominique la lui avait offerte.
Yvan fouilla dans la boîte.
— Elle n’est pas là, dit-il.
Quand ils eurent terminé l’inventaire des objets contenus dans la boîte, Yvan se tourna vers Dominique et lui demanda à brûle-pourpoint.
— Est-ce que je vais continuer à rester avec toi ?
— Bien sûr.
Elle le prit dans ses bras.
— Il n’est pas question que tu partes, ajouta-t-elle.
Ils restèrent un moment immobiles, sans parler.
— Quand je serai plus vieux, dit tout à coup Yvan, tu ne manqueras jamais d’argent. Je te le promets.
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
— Parce que, sans argent, on ne peut pas se défendre.
 
6 août 1986
 
Montréal, 10h34
Gonzague Théberge entra dans la pièce avec deux cafés. Il en tendit un à Crépeau.
— Toujours aussi mauvais ? demanda ce dernier en prenant une des tasses.
— Toujours. Ça aide à lutter contre le stupre, le vice et toute autre forme d’accoutumance jouissive. En plus, ça stimule le système immunitaire.
Il s’installa dans le fauteuil pivotant, derrière son bureau.
— Alors, quoi de nouveau ? demanda-t-il.
— Un meurtre au parc Lafontaine. Pour le reste, une nuit tranquille.
— Écoute !
— Quoi ?
— Chut !… Écoute.
Crépeau s’immobilisa comme si cela devait lui permettre de mieux entendre.
— Tu n’entends rien ? demanda Théberge au bout d’un moment.
— Rien.
— Essaie encore…
— Je n’entends vraiment rien, répondit Crépeau, qui prit une gorgée de café.
— Avec un peu d’imagination, je suis sûr que tu serais capable.
— Capable de quoi ?
— D’entendre saliver les journalistes. Imagine… un meurtre !
— Gonzague, tu débloques dans les grandes largeurs.
— C’est qui, le cadavre ? Un drogué ?
— Un médecin. Un nommé Marquis.
Une ride supplémentaire se creusa dans le front de Théberge.
— Marquis, tu dis ?
— Oui.
Théberge saisit son agenda sur le coin du bureau et le déposa devant lui en prenant soin de ne rien laisser échapper.
À l’intérieur du poste, ses agendas faisaient partie de la mythologie à laquelle tous les nouveaux étaient initiés… Tu cherches quelque chose ? Demande à Théberge de regarder dans son agenda.
Non seulement chacune des pages était-elle remplie de notations de différentes grosseurs, écrites dans tous les sens, soulignées avec des marqueurs de couleurs variées, mais il s’y ajoutait une quantité de mémos téléphoniques, de bouts de papier de toutes les dimensions attachés aux feuilles avec des trombones…
À la fin de l’année, l’agenda avait habituellement triplé ou quadruplé d’épaisseur, en plus d’avoir acquis un pourtour irrégulier dessiné par tous les papiers qui dépassaient des pages dans toutes les directions. Théberge devait alors avoir recours à plusieurs bandes élastiques pour regrouper les pages par paquets et faire tenir l’agenda fermé.
— Clément Marquis, tu disais ?
— Oui.
— Merde.
— Tu le connais ?
— Non. Mais je voulais l’interroger pour une autre affaire… Le suicide, il y a deux jours.
— Je pensais que c’était classé.
— Il y a un détail qui me chicote.
Oh boy !… C’est reparti.
Les « détails » de Théberge étaient également légendaires. Il pouvait remuer ciel et terre pendant des mois, quand un détail le chicotait.
— Crépeau, je vous prierais instamment de réfréner vos élans satiriques à l’endroit de votre supérieur !
— C’est quoi, le détail ?
— Au bureau de Semco, il y avait un papier coincé entre le mur et le classeur à tiroirs.
— Un bout de papier…
— Il y avait un nom sur le papier : Clément Marquis. Avec une date : le 11 juin. Et une heure : quatorze heures trente… Comme un rendez-vous chez le médecin, justement… Et il meurt lui aussi. Presque le même jour que Semco… Ça me dérange.
— Comme vous l’avez déjà dit, la réalité a souvent cette propriété, fit remarquer Crépeau.
— Quelle propriété ?
— De déranger les gens.
Théberge écarta la remarque d’un vague geste de la main.
Semco et le médecin étaient morts tous les deux. En l’espace de deux jours. Un suicide faisant suite à une faillite et un meurtre relié au trafic de la drogue. Pouvait-il y avoir un rapport ?
Théberge se mit à interpeller mentalement Semco.
Peux-tu bien me dire ce que tu es allé foutre sur le toit de cet édifice ? Et pourquoi t’as écrit ce genre de torchon à ta femme ?… Tu es chanceux qu’elle continue de te défendre comme elle le fait. Si c’est toi qui as écrit ça, tu ne méritais pas une femme comme elle… Mais si ce n’est pas toi, qui est-ce que ça peut être ?
Brochet ? Le gardien de nuit ?… Oublie le gardien de nuit : c’est une blague. Mais Brochet… Je sais, il a l’air du type qui vole des cerfs-volants aux enfants pour aller vendre le papier à la récupération… Mais bon, tu as travaillé avec lui pendant trois ans. Il ne devait pas être aussi affreux qu’il en a l’air… Et ça n’explique pas la faillite. Qu’est-ce qui t’a pris de bousiller tout cet argent ? Confondre le placement et le poker, ce n’est pas très fort !
— Euh… Sergent Théberge…
— Oui ?
— Vous étiez…
Crépeau ne termina pas sa phrase. Théberge n’aimait pas que son adjoint lui dise qu’il était « perdu dans sa tête ».
— Je réfléchissais, oui.
— J’ai un message de la part de l’inspecteur-chef Rancourt.
— Il a des problèmes avec mes comptes de dépenses ?
— Il veut vous voir. Je pense que c’est pour la répartition des dossiers.
— Je sens que de sombres nuages s’accumulent sur nos têtes, Crépeau mon ami.
— On va encore se taper des heures supplémentaires ?
— Pire ! Bien pire !
 
CBC, 12h03
… de Radio-Canada a appris que la firme Gold & Precious Metals Investments, plus connue sous le nom de GPM Investments, se serait placée sous la protection de la loi sur la faillite.
S’il faut en croire Claude Brochet, l’associé de Stephen Semco, ce dernier aurait dilapidé l’actif de la compagnie dans des placements illégaux et financièrement douteux.
Monsieur Brochet, qui a lui-même été ruiné par les manœuvres frauduleuses de son associé, examine actuellement la possibilité d’entreprendre des poursuites judiciaires contre la succession de Semco pour récupérer…
 
Montréal, 15h41
— Je m’en occupe tout de suite. À bientôt, mademoiselle Weber.
Théberge raccrocha l’appareil et se mit à engueuler mentalement Semco.
Non mais !… À quoi tu as pensé ? Est-ce qu’il fallait, en plus, que tu la mettes dans la rue ?
Il reprit le combiné, jeta un coup d’œil au numéro qu’il avait pris en note et téléphona à l’Union Life.
Heureusement, il avait un contact au bureau des fraudes de la compagnie : cela lui éviterait d’avoir à franchir le filtre de paperasse et de bureaucratie que la compagnie utilisait, sous couvert du respect des droits des individus, pour décourager la curiosité des policiers.
— Wayne ? Gonzague !
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ?
— Tes statistiques viennent de frapper un trou d’air.
— En langage clair, ça veut dire quoi ?
— Un de tes clients a décidé de passer l’arme à gauche.
— Ça fait partie des probabilités. Il était assuré pour combien ?
— Un million.
— Tu penses que la veuve a donné un coup de pouce à la nature ?
— Non. Ce que je me demande, c’est pourquoi il a changé le nom du bénéficiaire de la police deux semaines avant de se jeter en bas de la tour d’habitation où il demeurait.
— C’est quoi, le nom de ton client ?
— Semco. Stephen Semco.
— Tu n’aurais pas son numéro de dossier ?
Théberge jeta de nouveau un coup d’œil au numéro qu’il avait griffonné dans son agenda et le répéta au responsable des fraudes.
— Je te rappelle dans dix minutes, fit ce dernier.
Dix minutes plus tard, à la seconde près, le téléphone sonnait sur le bureau de Théberge.
— Est-ce que tous les actuaires sont aussi obsessivement ponctuels ? fit le policier en guise d’accueil.
— Seulement les meilleurs.
— Alors ?
— J’ai fait sortir son dossier. Il y a quelque chose qui va t’intéresser, je pense.
— Je t’écoute.
— Dans nos contrats, il y a une clause selon laquelle les primes d’assurance-vie ne sont pas payables en cas de suicide, si cela fait moins d’un an que le client est couvert.
— Oui…
— Ton type a signé le contrat le 2 août 1985.
— Ça fait donc… un an et deux jours, si je compte bien.
— Exactement.
— Vous allez payer ?
— À moins que tu me donnes une raison de ne pas le faire.
— Une raison comme quoi ?
— Quelqu’un qui l’aurait poussé pour toucher la prime.
— À ta place, je ne compterais pas là-dessus.
— Où est la police, quand on a besoin d’elle ?
— Ce qui m’intéresse, c’est le changement de bénéficiaire.
— J’ai regardé. Tout est légal. Il n’avait pas de bénéficiaire irrévocable.
— As-tu vérifié la signature ?
— Oui. Ça s’écarte un peu de celles qu’on a en archives, mais pas assez pour qu’on puisse en tirer quelque chose.
— Qui est le nouveau bénéficiaire ?
— Un associé dans sa compagnie.
— Claude Brochet !
— Tu es devin, maintenant ?
— Non. Je laisse ça à ceux qui font des prédictions de taux d’intérêt ou de mortalité pour les quarante prochaines années.
— Tu exagères grossièrement. Ce n’est pas de la divination.
— Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Du pessimisme mathématiquement fondé.
 
7 août 1986
 
Montréal, 9h41
Le titre faisait plus de la moitié de la première page de La Presse.
 
Faillite de GPM Investments
des centaines d’épargnants ruinés
 
Suivait un article d’un tiers de page sur le nouveau scandale financier.
À partir d’une entrevue réalisée avec Claude Brochet, « associé et principale victime du fraudeur », le journaliste racontait comment Semco avait dilapidé, en moins de six mois, la totalité des fonds administrés par la compagnie. Plus de quarante-trois millions de dollars étaient partis en fumée.
Théberge posa le journal sur son bureau pour accueillir Brochet.
— Je vous remercie de vous être déplacé, dit-il en faisant signe au petit homme bedonnant de prendre place dans un fauteuil.
— Je suis heureux de collaborer avec la justice.
— Et avec les médias, à ce que je vois, compléta Théberge en montrant le journal.
— Avec les médias aussi. Remarquez, je n’avais pas tellement le choix.
— Pour quelle raison ?
— Si je refuse d’accorder une entrevue, ça accrédite l’idée que j’ai quelque chose à cacher. Que je suis peut-être complice de… ce qui s’est passé.
— Vous ne vous en tirez tout de même pas si mal.
— Je ne comprends pas.
— Vous allez recevoir un million de l’assurance, si mes informations sont exactes.
— Oh, ça…
— Je sais, c’est seulement un million. Mais tout de même…
Brochet le regarda à travers ses petites lunettes pendant plusieurs secondes avant de répondre.
— Le million dont vous parlez, dit-il finalement, il est déjà dépensé. Un emprunt que j’ai contracté à titre personnel pour sauver la compagnie. J’ai hypothéqué ma résidence, donné tous mes placements de retraite en garantie… Semco devait réinstaurer madame Weber comme bénéficiaire quand la compagnie m’aurait remboursé. Mais… avec ce qui s’est passé…
 
Montréal, 12h10
Dominique Weber entra à la Rapière, parcourut la salle du regard, repéra Théberge et se dirigea vers sa table, escortée du serveur.
— Je suis surprise, dit-elle en s’assoyant. On dirait un repaire pour hommes d’affaires qui sortent leurs clients.
De fait, le costume élimé de Théberge et son nœud de cravate descendu contrastaient avec les complets trois pièces sombres qui constituaient l’essentiel de la clientèle.
— La clientèle laisse un peu à désirer, répliqua le policier en jetant un regard vers une table d’hommes d’affaires qui discutaient du cours de la Bourse, mais c’est un excellent restaurant.
— Je ne m’attendais pas à ce genre d’invitation.
— Vous rencontrer en mangeant va me permettre de terminer ma journée un peu moins tard ce soir.
— À l’heure où la mienne commence…
Ils parlèrent d’abord du restaurant, que Théberge avoua fréquenter de façon semi-régulière, selon les aléas de son budget. Puis de la nourriture en général, sujet sur lequel le policier démontra des connaissances inattendues.
— Un policier gastronome ! Vous m’étonnez.
Ils furent interrompus par le serveur qui vint prendre leur commande. Après son départ, Théberge demanda à la jeune femme s’il pouvait lui poser une question personnelle.
— Ça dépend de la question.
— Vos yeux… c’est naturel ?
— Oui.
— Et vous n’avez aucun problème de vision ?
— Aucun. Je suis même chanceuse. À part les yeux, je n’ai presque aucune des infirmités de ma maladie.
— C’est une maladie ?
— Une forme de problème génétique. Le syndrome des yeux de chat. Il y a toutes sortes de symptômes associés à ça. J’en ai seulement trois et les trois sont mineurs.
— À part les yeux…
— … qu’est-ce que j’ai ? fit la femme, complétant la question inachevée de Théberge.
— Oui. Si ce n’est pas trop…
— Pas du tout… Un de mes reins est un peu plus petit. J’ai aussi une courbure plus prononcée du bas de la colonne vertébrale…
— Et si vous n’aviez pas été chanceuse ?
— Des problèmes cardiaques, une fissure dans le palais, la mâchoire atrophiée… Les malformations peuvent toucher à peu près tous les organes. Plusieurs des victimes ont un léger retard mental… Vraiment, je m’en tire bien.
Le serveur arriva avec le potage.
— Pour l’assurance, dit Théberge, je n’ai pas de bonnes nouvelles.
— Je n’aurai rien ?
— Votre ami a changé le nom du bénéficiaire peu de temps avant de mourir.
— Je ne comprends pas. Il m’en aurait parlé.
— J’ai vérifié avec quelqu’un qui travaille à la compagnie d’assurances.
— Vous savez qui est le nouveau bénéficiaire ?
— Brochet.
— Lui !
— Il a fait un emprunt personnel d’un million pour sauver la compagnie. La police d’assurance a servi de caution. Ça devait être temporaire. Ce qui était prévu, c’était que vous redeveniez bénéficiaire quand la compagnie aurait remboursé Brochet.
— Et c’est Brochet qui va tout avoir ?
— Le montant va servir à rembourser l’hypothèque sur sa maison et le reste de ses dettes.
— Je ne comprends pas que Stephen ne m’ait rien dit.
— Peut-être qu’il ne voulait pas vous inquiéter. Qu’il attendait d’avoir tout remboursé pour vous en parler.
— Peut-être.
Entre le confit de canard et la crème brûlée, Théberge demanda à Dominique des nouvelles du jeune Yvan.
— Il ne parle pas beaucoup, répondit-elle. Il s’enferme des heures pour écouter de la musique.
— Si jamais c’était utile, je connais une psychologue. Elle est spécialisée dans ce genre de problèmes.
— Je vous avoue qu’à court terme, ce qui m’inquiète le plus, c’est de savoir si je vais pouvoir le garder avec moi.
— Pour quelle raison est-ce que ça vous inquiète ?
— C’est le fils de Stephen, mais ce n’est pas le mien. On vivait ensemble depuis un an seulement.
— Lui, qu’est-ce qu’il en pense ?
— Yvan ? C’est lui qui me l’a demandé. Je lui ai dit oui. Mais avec l’endroit où je travaille…
— Je connais quelqu’un qui devrait pouvoir s’occuper de ça.
— Pour chaque problème, vous connaissez quelqu’un, si j’ai bien compris.
— C’est toujours utile d’avoir des contacts.
 
Montréal, 16h19
Théberge s’étira et saisit le téléphone sur le coin de son bureau avec un soupir de résignation. Sans doute un nouveau crime qui allait, une fois encore, l’empêcher de rentrer à la maison dîner avec sa femme. Pourquoi fallait-il que les victimes des meurtres soient toujours découvertes au milieu de la nuit ou juste avant l’heure des repas ?
— Sergent Théberge à l’appareil.
— Ici Dominique Weber.
— Mademoiselle Weber !
La voix du policier avait pris un ton plus joyeux.
— Je vous appelle parce qu’il est arrivé quelque chose de bizarre, tout à l’heure.
— Chez vous ?
— Non. Au logement de Stephen, à Longueuil. Il avait gardé un pied-à-terre là-bas. Un petit appartement au deuxième étage.
— Celui dont vous m’avez parlé l’autre jour ?
— Oui. J’ai trouvé une enveloppe dans la boîte aux lettres. Selon le cachet de la poste, elle a été expédiée il y a trois jours. C’est une sorte de rapport médical.
— Concernant Semco ?
— Oui. C’est une lettre d’un médecin pour lui donner les résultats de tests qu’il avait passés.
— Qu’est-ce qu’elle dit, cette lettre ?
— Que son bilan hépatique est négatif. Qu’avec de tels résultats, il serait surprenant qu’il ait le moindre problème au foie. En tout cas, certainement pas un cancer avancé. À son avis, il devait y avoir une erreur dans la première série de tests. Ou bien on avait confondu son dossier avec celui d’un autre.
— Semco vous avait-il déjà dit qu’il pensait avoir un cancer ?
— Non.
— Ça pourrait expliquer le suicide. S’il se croyait mourant…
— Il n’avait pas l’air mourant du tout. Un peu fatigué, peut-être, parce qu’il travaillait douze heures par jour… Vous pensez vraiment qu’il aurait pu se suicider à cause de ça ?
— C’est difficile de dire ce que les gens peuvent faire. Est-ce que vous pouvez me donner le nom du médecin qui lui a envoyé cette lettre ?
— Proulx. Bernard Proulx… À la fin, il lui recommande de retourner voir le premier médecin et de faire une nouvelle série d’examens pour en avoir le cœur net.
— Est-ce qu’il nomme ce premier médecin ?
— Juste son nom de famille. Le docteur Marquis.
— Clément Marquis, probablement…
— Vous le connaissez ?
— Il est lui-même décédé le lendemain.
— Le lendemain de la mort de Stephen ?
— Oui.
Un silence suivit.
— Vous pensez que ça peut être lié ? finit par demander la jeune femme.
— Pas à première vue. On l’a retrouvé dans son auto. Il restait des emballages de médicaments, sur le siège, à côté de lui. C’est un quartier où il y a pas mal de trafic. J’ai l’impression que le bon docteur revendait des médicaments à des trafiquants.
— Vous ne trouvez pas ça louche ?… Je veux dire…
— Moi aussi, je déteste les coïncidences. Mais je ne peux pas faire d’enquête sur la mort de votre ami sans motif valable.
— Mais… tous les détails dont vous avez parlé !
— Je n’ai rien d’assez solide pour ouvrir une enquête criminelle.
— Je suis certaine qu’il ne s’est pas suicidé !
— Écoutez, je veux bien faire quelques vérifications supplémentaires, mais il va falloir trouver quelque chose de plus solide que des convictions intimes… Déjà, au bureau, ils trouvent que je néglige mes autres dossiers.
— Je sais. Je vous remercie de ce que vous faites.
— Je communiquerai avec vous dans quelques jours pour vous informer de ce qui arrive.
 
Après avoir raccroché, Théberge resta un long moment songeur, puis il jeta un regard en direction de Crépeau.
— Je sais, dit-il. Rancourt va encore râler en voyant notre feuille de temps.
— Moi, je n’ai rien dit.
— On s’arrangera pour en faire une partie pendant nos heures libres.
Crépeau se contenta de hocher la tête, comme s’il n’arrivait pas à trouver les mots pour traduire son découragement. Une fois encore, son supérieur allait mobiliser l’essentiel de ses loisirs parce qu’un « détail » le chicotait.
— Juste deux ou trois petites choses à vérifier, promit Théberge, dans un effort pour rassurer son collègue.