… les charniers se multiplient, la pollution ravage la planète et la dignité de l’être humain est partout bafouée. Rien ne sert de le nier. Il faut prendre acte de la situation et exploiter les possibilités d’évolution qu’elle recèle.
L’humanité doit franchir une nouvelle étape. Il faut intégrer les acquis du passé à l’intérieur d’une synthèse qui leur donne un sens nouveau. Le moyen et la forme de cette intégration seront la gestion rationnelle.
Seul un groupe qui contrôle à la fois les plaisirs (la satisfaction des passions), la force, l’argent et le droit aura les moyens d’imposer une répartition rationnelle des moyens d’existence entre les individus selon leur utilité collective.
Leonidas Fogg, Pour une gestion rationnelle de la manipulation, 1- Gérer l’apocalypse.
 
8 août 1986
 
Montréal, 6h41
Le sergent-détective Théberge pénétra dans le hall de la tour d’habitation et se dirigea vers le poste de garde, son fidèle Crépeau sur les talons.
Le policier n’avait guère aimé se lever « aux aurores », selon l’expression de Théberge, mais ce dernier voulait interroger le gardien sans le prévenir, à un moment où la fatigue risquait de diminuer sa vigilance. D’où leur expédition matinale, juste avant le changement de quart de travail.
— Il semble que l’on soit destinés à se rencontrer, fit d’emblée Théberge.
— Encore vous !
— Soyez rassuré, il n’y a pas de nouvelle victime.
Le soulagement se peignit sur le visage du gardien.
— Mais alors…
— Quelques questions supplémentaires.
— Je vous ai dit tout ce que je savais.
— Tout ce que vous pensiez savoir, corrigea le policier. C’est ce que vous savez sans le savoir qui m’intéresse.
L’autre le regarda d’un air peu convaincu.
— J’ai une photo à vous montrer, reprit Théberge. Reconnaissez-vous cette personne ?
Le gardien examina longuement la photo que lui présentait le policier, comme pour s’assurer qu’elle ne contenait rien qui puisse porter atteinte à la tranquillité des résidents dont il avait la charge de veiller au bien-être.
— C’est effectivement monsieur Semco, finit-il par dire.
— L’appartement était bien loué à son nom ?
— C’est le nom qui apparaît sur la liste des locataires.
Théberge rangea la photo dans une enveloppe, laquelle disparut dans la poche intérieure de son veston.
— Est-ce que vous connaissez un certain Claude Brochet ? reprit-il.
— Monsieur Brochet ? Bien sûr.
— J’aimerais que vous me parliez de lui. Comment était-il physiquement ?
— Que voulez-vous dire ?
— Pouvez-vous me le décrire ?
— Plutôt petit. Un mètre soixante-cinq, un mètre soixante-dix. Un peu enveloppé. Des cheveux châtain foncé avec une raie sur la gauche. Les sourcils légèrement tombants. Des yeux bruns. Des lunettes de corne brun foncé avec des verres relativement épais. Une bouche petite et charnue. Les joues légèrement tombantes. Toujours bien habillé. Des complets sobres et bien coupés, en général brun ou gris foncé… Une Rolex. Véritable, je dirais…
Théberge ne put dissimuler une certaine surprise.
— Vous êtes remarquablement précis, dit-il.
— J’ai déjà travaillé comme physionomiste dans un casino. J’ai une mémoire presque photographique.
— À quel endroit ? demanda Théberge, l’air subitement passionné par la chose.
— Vegas, bien sûr.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?… Je veux dire, connaissant le salaire que peut faire un physionomiste là-bas… Si ce n’est pas trop indiscret.
— Vegas n’est pas une ville pour élever des enfants. Je suis revenu il y a deux ans… L’idéal, ce serait qu’il y ait un casino à Montréal. Mais je n’ai pas à me plaindre. Avec ce que j’ai économisé là-bas et mon salaire ici, nous vivons bien.
— Brochet venait souvent ?
— Je l’ai vu à plusieurs reprises. En général, il venait en fin de soirée. Monsieur Semco lui avait laissé une clé. Il venait porter ou chercher des choses pour lui.
— Vous travaillez toujours de nuit ?
— Oui. De dix-neuf heures à sept heures.
— Douze heures !
— Quand le gardien de nuit est parti, on s’est partagé son quart de travail.
— Semco, lui, vous l’avez vu souvent ?
— Une seule fois, si je me rappelle bien. Quand monsieur Brochet et lui sont venus visiter l’appartement… Même pour le bail, maintenant que j’y pense, c’est monsieur Brochet qui est venu chercher les papiers et qui les a rapportés avec les signatures. Et c’est lui qui a apporté le chèque pour le loyer de la première année.
— Ça ne vous a pas paru étrange ?
— Je pensais que monsieur Semco était un homme d’affaires très occupé. Que monsieur Brochet était en quelque sorte son secrétaire exécutif. Maintenant, bien sûr…
— Maintenant quoi ?
— Après avoir lu les journaux…
— Savez-vous si monsieur Semco venait souvent pendant la journée ?
— Aucune idée. Mais je peux téléphoner au gardien de jour. C’est un ami.
Quelques minutes plus tard, le préposé à la sécurité raccrochait le combiné, l’air perplexe.
— Rien, dit-il.
— Rien… ?
— Il n’a jamais vu votre monsieur Semco. Ni Brochet, d’ailleurs. À sa connaissance, personne n’est jamais venu à l’appartement pendant qu’il était de garde.
— À sa connaissance ?
— Il y a toujours la possibilité qu’un autre locataire de l’édifice ait eu la clé.
— Vous pensez à quelqu’un de particulier ?
— Non. Je parlais théoriquement.
— Vous ne trouvez pas ça étrange ?
— Quoi ?
— De n’avoir presque jamais vu Semco.
— Ce n’est pas si rare, vous savez. Il y a plusieurs hommes d’affaires qui louent des appartements où ils ne mettent à peu près jamais les pieds. Ils les prêtent à des invités aux frais de la compagnie, ils en font bénéficier leur maîtresse ou des amis…
— À votre avis, c’est ce qui s’est passé avec monsieur Brochet ?
— Ça m’étonnerait. Il venait toujours seul et il ne restait jamais longtemps… À chaque visite, il prenait le temps de me dire quelques mots. Quelqu’un de très bien élevé, ce monsieur Brochet.
— Je n’en doute pas.
— Il venait porter des papiers ou des boîtes à monsieur Semco, il venait chercher des dossiers pour lui.
— On peut donc dire que l’appartement était loué pour monsieur Semco ; qu’à votre connaissance il n’y a jamais mis les pieds ; mais que Brochet venait lui porter des papiers ou chercher des dossiers pour lui ?
— Présenté de cette façon, j’avoue que c’est assez troublant.
 
Radio-Canada, 15h04
… scandale qui a trouvé aujourd’hui un écho sur le parquet de l’Assemblée nationale. Pressé de questions par l’opposition officielle, le ministre des Finances a refusé de dire si le gouvernement allait dédommager les victimes.
Il a toutefois indiqué qu’un groupe spécial de travail serait constitué, à la direction des institutions financières, pour faire toute la lumière sur cette triste…
 
Montréal, 15h43
— Je vous en prie, assoyez-vous, fit Théberge.
Brochet prit place dans le fauteuil que lui indiquait le policier.
— J’avoue que votre invitation m’a intrigué, dit-il. Je croyais cette malheureuse affaire réglée.
— Quelques détails à vérifier avant de fermer le dossier… Normalement, je n’aurais pas insisté, mais compte tenu de votre empressement à collaborer avec la justice…
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Peu de choses, en fait. Quelques éléments pour clore le dossier… et m’assurer qu’il reste fermé.
— Si je puis être d’une quelconque utilité. Mais je dois vous prévenir que je n’ai pas énormément de temps : je pars pour la Suisse demain.
— Ce ne sera pas long. Permettez-moi d’abord de vous présenter le constable Crépeau, qui travaille avec moi.
Théberge eut un geste en direction de l’autre fauteuil, où son adjoint était demeuré assis, presque immobile, depuis l’arrivée de Brochet.
Ce dernier salua Crépeau d’un bref hochement de tête.
— Le constable Crépeau, reprit Théberge, a la tâche ingrate de se faire l’avocat du diable. Lorsque nous travaillons ensemble à une enquête, son rôle est de soulever les indices, de mettre en valeur les faits qui pointent vers une conclusion différente de celle à laquelle semble nous mener l’enquête. Il doit s’assurer que nous ne négligeons aucune piste, que nous ne nous laissons pas aveugler par de fausses évidences. Il est en quelque sorte notre garde-fou… Vous me suivez ?
— Je crois, oui.
— Alors voilà. Dans toute cette histoire, j’ai des problèmes avec Crépeau.
Théberge ponctua son affirmation d’un regard en direction de son adjoint, qui continuait de se taire.
— Je compatis avec vous, fit Brochet, mais je ne vois pas très bien…
— Remarquez, il n’a l’air de rien, comme ça, Crépeau. Mais c’est un esprit minutieux, remarquablement méthodique. Comme beaucoup de gens de son espèce, il a besoin de calme, d’un climat serein qui lui permette de réfléchir à son rythme. Dans le feu d’une discussion, il est plutôt mal à l’aise pour faire valoir son point de vue ; il perd rapidement ses moyens. Aussi, je me ferai son porte-parole…
— Je ne vois toujours pas…
Théberge poursuivit sans tenir compte de l’interruption.
— Il suffit qu’une question le turlupine, qu’un fait lui semble incongru, pour qu’il s’acharne à vouloir comprendre. Qu’il refuse de lâcher le morceau. Jusque-là, remarquez, ça ne crée aucun problème. Mais quand il veut que je donne des réponses aux questions qu’il se pose, que je résolve les incongruités qu’il soulève… quand il me harcèle… là, je finis par trouver la chose contrariante. Surtout si je n’ai pas de réponses aux questions qu’il me pose… C’est pour dissiper cette contrariété que je compte sur votre aide.
— Je voudrais bien vous aider, mais j’avoue que…
— Permettez que je vous brosse un tableau de ce que mon bon ami Crépeau trouve irritant. Il y a d’abord le comportement de Semco. Les différents témoignages que nous avons pu recueillir ne concordent pas du tout avec ce que laisse deviner de froideur et d’irresponsabilité la lettre d’adieu que nous avons trouvée à son bureau.
— Je comprends. Je dois admettre que moi aussi…
— Cette lettre aurait été écrite par quelqu’un d’autre que mon ami Crépeau n’en serait pas autrement surpris.
— Mais… nous l’avons trouvée ensemble !
— Je vous le concède. Mais nous n’avons pas de preuves hors de tout doute que ce soit lui qui l’ait écrite.
— Il y en avait une copie dans son ordinateur !
— Je sais. Cependant, nous n’avons retrouvé aucune empreinte digitale sur la lettre. Sur l’enveloppe, oui, mais pas sur la lettre. Comment a-t-il fait pour la plier et la mettre dans l’enveloppe ?… Avouez que c’est étrange.
— Il n’y a aucune… ?
— Inutile de dire que ce détail titille singulièrement mon ami Crépeau. Mais passons. Il y a autre chose qui intrigue mon fidèle collaborateur : la police d’assurance.
— Je vous ai déjà expliqué comment ça s’est passé.
— Bien sûr. Mais pourquoi n’en a-t-il rien dit à la principale intéressée ? Ça non plus, ça ne cadre pas avec son comportement habituel.
— Peut-être attendait-il que la situation soit rétablie avant de lui dire ce qu’il avait été obligé de faire ?
— C’est possible, je vous l’accorde. J’y ai d’ailleurs moi-même songé. Mais le constable Crépeau – qui a l’esprit tordu, je le reconnais – m’a fait remarquer que, là encore, tout s’est passé par courrier et par téléphone… Et il s’est alors demandé si quelqu’un pouvait avoir changé le nom du bénéficiaire en se faisant passer pour Semco.
— Est-ce que vous m’accusez ?
— Au contraire ! Il pourrait très bien s’agir d’une stratégie de diversion pour faire dévier les soupçons sur vous !
— Vous croyez ?
Brochet ne semblait pas du tout convaincu par la réponse de Théberge.
— Mais il y a autre chose, enchaîna immédiatement ce dernier.
— Quoi encore ?
— L’appartement.
— Qu’est-ce qu’il a, l’appartement ?
— Mon diligent collègue a procédé à quelques vérifications. Semco n’a été vu qu’une seule fois à cet appartement – si on oublie son suicide, bien sûr – et c’est lorsqu’il l’a visité avec vous. Par la suite, tout s’est fait par votre intermédiaire… La remise du bail dûment signé et du chèque pour le loyer, les différentes commissions que vous y avez faites pour lui… Mon ami Crépeau s’est demandé à quel moment Semco avait bien pu y résider, comment il avait pu y apporter des effets personnels…
— C’est vrai que j’ai été à plusieurs reprises à l’appartement. Mais, je tiens à le préciser, c’était toujours à sa demande.
— Pour y porter des dossiers ?
— Entre autres.
— Vous l’avez donc vu dans cet appartement…
— Non. Je dois dire que non.
— Mais… les papiers que vous lui apportiez ?
— Je les laissais sur son bureau. La fois suivante, quand j’apportais d’autres dossiers, ils étaient rangés dans le classeur.
— Vous ne l’avez jamais rencontré dans cet appartement ?
— Jamais.
— Ça ne vous a pas paru étrange ?
— Un peu. Mais il avait l’habitude de s’absenter du bureau pendant des journées complètes. Je me disais…
— Ce qui est embêtant, c’est que, pour établir la présence effective de Semco à l’appartement, nous n’avons que votre témoignage. Même pour le bail, c’est vous qui avez servi d’intermédiaire.
— Avoir su qu’accepter de lui rendre service serait un jour retenu contre moi !
— Il n’y a rien de retenu contre vous, se dépêcha de répondre Théberge sur un ton rassurant. Ce que se demande mon bon Crépeau, c’est pourquoi Semco vous a fait louer un appartement où, semble-t-il, il ne s’est jamais rendu.
— Peut-être n’en a-t-il pas eu le temps.
— Possible.
— Il m’avait parlé d’une femme qu’il venait de rencontrer. Compte tenu du genre de fille qui semblait l’intéresser… Remarquez, je n’ai rien contre mademoiselle Weber. Mais peut-être Semco envisageait-il d’installer une nouvelle maîtresse dans cet appartement ? Ça expliquerait pourquoi il s’absentait du bureau pendant la journée.
— Et il aurait loué l’appartement plus de deux mois à l’avance ?
— Qui sait ? En ces matières, les choses ne se déroulent pas toujours comme prévu. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles il s’est suicidé ?
— Vous êtes dur pour mon pauvre ami Crépeau. Au lieu de l’aider à résoudre ses problèmes, vous lui assénez d’autres questions.
Toujours muet, Crépeau prit un air franchement désolé.
— Je suis certain qu’il saura s’en remettre, répliqua Brochet. Avec votre aide…
 
CKAC, 16h02
… et proposer des correctifs afin de s’assurer qu’une telle affaire ne puisse pas se reproduire.
Déçu par la réponse gouvernementale, le regroupement des épargnants victimes de GPM Investments a dit envisager la possibilité d’entreprendre un recours collectif contre…
 
Montréal, 16h07
— Il y a un autre détail qui fait faire des insomnies à mon vaillant second, reprit Théberge. Le médecin.
— Quel médecin ?
— Le docteur Marquis.
— Qui est-ce ? demanda Brochet, incapable de dissimuler un certain agacement.
— Clément Marquis. Nous avons retrouvé son nom sur un mémo.
— Un mémo ? répéta Brochet, feignant de façon caricaturale d’être intéressé. Vraiment ?
— Avec un numéro de téléphone. Il s’était glissé entre le mur et le côté de son classeur.
— C’est sidérant ! Mais j’avoue que je ne comprends toujours pas.
— Mon ami Crépeau non plus ne comprend pas. C’est d’ailleurs ce qui le chagrine. Il trouve étrange que ce brave docteur Marquis soit décédé le lendemain de la mort de Semco.
— Une coïncidence.
— Je vais vous faire un aveu : mon fidèle Crépeau déteste les coïncidences. Au cours des années, il en a fait un ennemi personnel. Crépeau et les coïncidences, c’est Achab et Moby Dick : il les traque de façon obsessive.
— Il faudrait peut-être le faire soigner.
— J’y ai songé, répondit benoîtement Théberge, j’y ai songé… Mais il se trouve que Semco a reçu une lettre d’un autre médecin qui l’avisait que les tests étaient négatifs. Qu’il n’avait aucune trace de cancer. Nous avons parlé avec le deuxième médecin. Selon lui, il devait y avoir eu cafouillage quelque part dans les premiers tests… Le bon disciple d’Esculape lui recommandait de se soumettre à une troisième série de tests. Pour en avoir le cœur net. Mais, à son avis, la chose était entendue : il n’y avait pas de petites cellules malignes qui lui grignotaient l’intérieur.
— Et vous pensez que… ?
— Moi, je ne pense rien. C’est mon brave Crépeau qui s’en charge.
— Et il pense quoi, votre brave Crépeau ?
— Il s’est demandé si ce docteur Marquis n’était pas celui qui lui avait fait passer les premiers tests. Et, tout de suite après, il a commencé à trouver curieux que ce brave médecin soit décédé le lendemain de la mort de Semco. Il a alors envisagé l’hypothèse que Semco se soit suicidé parce qu’il se croyait atteint d’un cancer en phase terminale… Mais, là encore, il a buté sur une difficulté.
— Il faut que je vous demande laquelle, je suppose ?
— Ce n’est pas indispensable, répondit Théberge. Mon fidèle Crépeau peut très bien sécréter ses propres questions. Par exemple, une chose qui le tracasse, c’est le fait que Semco ait abandonné son fils et son amie, surtout qu’il les ait abandonnés en ne leur laissant rien. Ce n’est pas cohérent avec ce que nous savons du caractère de Semco. Si la police d’assurance avait été au nom de mademoiselle Weber, bien sûr, la chose eût été différente, mais…
— … elle était au mien.
— Elle était au vôtre.
— Pour le dossier médical, vous n’avez qu’à aller au bureau de ce docteur… comment l’appelez-vous, déjà ?… Marquis ?
— Oui. Nous y sommes allés. Il n’y a pas de dossier au nom de Semco. Dans les cliniques et les hôpitaux de la région, nous n’avons retrouvé aucune trace des premiers tests…
— On dirait que votre ami Crépeau va se retrouver avec une foule de questions sans réponses.
— C’est précisément ce que je crains.
— Peut-être ses questions sont-elles trop tordues ?
— C’est possible. Mais Crépeau n’est pas doué seulement pour les questions tordues. Il est aussi un spécialiste des explications tordues.
— J’aimerais comprendre pourquoi vous m’expliquez tout ça.
Brochet avait de la difficulté à ne pas montrer son agacement.
— Ça ne change rien au fait qu’il a ruiné la compagnie, reprit-il. Et qu’il se soit suicidé en laissant tous les problèmes aux autres. Parfois, la réalité est plus simple qu’on pense.
— Sans doute, oui… Mais je vais quand même vous exposer – brièvement, bien entendu – les hypothèses qu’a échafaudées mon brave Crépeau.
— Puisqu’il le faut…
— Peut-être, s’est-il dit, toutes ces incohérences, toutes ces questions sans réponses s’expliquent-elles par le fait que quelqu’un s’est joué de Semco ?
— Se jouer de lui ? Je ne vois pas.
— Peut-être quelqu’un l’a-t-il ruiné ? Et peut-être cette personne a-t-elle ensuite trouvé une façon de se débarrasser de lui ?
— Je vois mal comment ce mystérieux quelqu’un aurait pu ruiner la compagnie à sa place sans qu’il s’en aperçoive. Et je vois encore moins comment il aurait pu le « suicider ».
— Cela fait partie des questions qui turlupinent mon bon Crépeau.
— Et vous pensez que je suis impliqué dans ce complot ?
— Avouez que ce n’est pas impossible…
— Est-ce que vous m’accusez ?
Le ton de Brochet s’était fait plus sec, presque hostile.
— Vous ne voyez pas que vous êtes la victime idéale ? reprit Théberge. Peut-être qu’on veut vous faire porter le chapeau.
La perplexité envahit la figure de Brochet.
— Il a des preuves pour appuyer cette hypothèse, votre « brave » Crépeau ?
— Seulement des questions sans réponses, des coïncidences étranges, des comportements qui sortent du profil psychologique du suicidé…
— En cour, j’imagine que ce ne serait pas très solide.
Le sourire de Brochet était maintenant ouvertement moqueur.
— En effet, répondit Théberge.
— Vous allez classer l’affaire ?
— C’est ce que désire mon supérieur. À moins que des faits nouveaux…
— Je ne comprends toujours pas pour quelle raison vous m’avez exposé ces… suppositions.
— Pour avoir votre avis. Vous êtes une des personnes qui connaissiez le mieux Semco. Peut-être avait-il des ennemis ?
— Pas que je sache… Maintenant qu’il a ruiné tous les investisseurs, bien sûr, la situation est probablement différente. Mais à l’époque…
— Si seulement j’avais une bonne raison de croire que les choses se sont vraiment déroulées comme elles le paraissent…
— Des raisons, vous en avez quarante-trois millions. Vous ne trouvez pas que c’est suffisant ?
— Je trouve ça excessif. Mais enfin… Si jamais vous apprenez quelque chose…
— Je ne manquerai pas de vous en informer.
— Le constable Crépeau vous en serait reconnaissant.
— Vous aussi, j’imagine. Quelque chose me dit que vous n’êtes pas étranger à toutes les supputations de votre collègue.
— Dans un sens, vous avez raison. J’ai toujours soutenu qu’il était utile de développer le Crépeau en soi.
 
Quand Brochet fut sorti, Théberge se tourna vers son adjoint.
— Alors ?
— Il est impliqué. Comment, je ne sais pas, mais il est impliqué.
— C’est aussi mon avis. Mais ça m’étonnerait qu’on arrive à prouver quoi que ce soit.
Crépeau se contenta d’acquiescer d’un hochement de tête.
 
Un peu plus tard, en sortant du bureau, Théberge songeait à Dominique Weber et au jeune Yvan Semco. Deux autres victimes pour qui la justice ne pourrait pas grand-chose. Sans compter Semco lui-même. Il devait bien y avoir moyen de faire quelque chose pour eux…
Plus il avançait dans sa carrière, plus le sergent-détective Théberge comprenait ceux qui étaient tentés de prendre la justice en mains. Il comprenait leur besoin d’agir, de faire quelque chose lorsque les ratages des institutions devenaient trop fréquents ou trop évidents.
Bien sûr, cette attitude amenait plus de problèmes qu’elle n’en réglait. Mais, au moins, elle permettait de lutter contre le sentiment d’impuissance que produisaient les lourdeurs, les aberrations et les échecs répétés de la machine judiciaire.