De façon générale, les croyances sont des manifestations concrètes de cette passion protéiforme qu’est l’espoir. Elles reposent sur le désir d’atteindre une forme de vie meilleure, plus satisfaisante, dans ce monde ou dans un autre.
À la limite, elles ont toutes comme horizon, consciemment ou non, l’avènement d’une éternité de bonheur. Lorsqu’il est explicite, cet avènement est habituellement fixé dans un avenir lointain, sauf dans le cas des sectes apocalyptiques.
Leonidas Fogg, Pour une gestion rationnelle de la manipulation, 3- Embrigader les volontés.
Samedi, 26 juin 1999
Paris, 9h34
Edmond Chalifoux attendait depuis quarante-sept minutes lorsque la limousine s’arrêta devant le café. La troisième porte s’ouvrit.
Chalifoux vida son espresso en une gorgée et se dirigea vers la voiture. Pour lui, une nouvelle vie commençait.
Aussitôt qu’il eut refermé la portière de la voiture, la femme avec qui il avait rendez-vous lui tendit une flûte de champagne.
— Il faut fêter ça, dit-elle.
— Vous êtes sûre que c’est bien prudent ? demanda-t-il en prenant la flûte.
— Qui peut nous voir ?
— Mais vous ? Vous ne buvez pas ?
— Pas tout de suite. J’ai un mal de tête qui ne lâche pas… Mais je sens que ça va aller beaucoup mieux, maintenant que vous êtes là, ajouta-t-elle avec un sourire.
Chalifoux prit une gorgée de champagne et jeta un regard au paysage qui défilait à travers les vitres teintées.
— J’ai une surprise pour vous, reprit la femme. Pour fêter nos retrouvailles.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une substance qui fait disparaître toutes les inhibitions. Du Rohypnol.
— Est-ce que c’est une drogue ? s’inquiéta Chalifoux.
— Dans la mesure où un médicament peut être une drogue. Mais il n’y a pas de danger. C’est un médecin qui me l’a recommandé. J’ai pris la liberté d’en mettre un peu dans votre champagne.
— Mais… Nous ne serons pas au château avant trois ou quatre heures !
La femme appuya sur un bouton. Une cloison coulissa, pour couper toute communication avec le chauffeur.
— Allez, reprit la femme. Videz votre flûte ! Maintenant que nous avons la chance d’être seuls, il faut en profiter.
Le chauffeur avait jeté un regard à sa montre au moment où la cloison coulissait. Dans une dizaine de minutes, il serait sur le périphérique. Il en aurait alors pour une heure avant que la femme vienne le rejoindre à l’avant.
Ils n’auraient aucune difficulté à arriver à temps au château. L’invité n’y serait pas avant quinze heures.
La Goulafrière, 15h08
En apercevant le château au bout de l’allée bordée de peupliers, Dieter Buckhardt se demandait encore jusqu’à quel point sa vie allait changer. Lorsqu’une grande femme blonde se matérialisa sur le balcon de l’entrée pour l’accueillir avec un verre de champagne, il sut qu’on l’introduisait dans un autre monde.
D’un léger mouvement de la tête, la femme signifia son congé au chauffeur de la limousine. Puis elle se tourna vers son invité.
— Monsieur Buckhardt, dit-elle en lui tendant la main. Je suis Ute Breytenbach. Je pense que je ne m’étais pas présentée lors de nos précédentes rencontres.
— Ute Breytenbach, répéta Buckhardt en saisissant la main qui lui était tendue.
— Je suis heureuse de vous retrouver.
— Moi de même, bredouilla Buckhardt. Moi de même…
Il continuait de tenir la main de la femme et de la fixer.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Non non, répondit Buckhardt, revenant à lui.
Il lui lâcha la main et tenta maladroitement de formuler une explication.
— En vous voyant… j’ai cru un instant… j’ai eu l’impression… Je ne sais pas.
En apercevant cette grande femme blonde moulée dans une combinaison noire, il avait ressenti la même impression de déjà-vu que lors de leurs précédentes rencontres. Puis, quand elle lui avait dit son nom, le déclic s’était fait : Ute Lemper. La chanteuse dont les photos ornaient la chambre de son fils.
— Je vous rappelle quelqu’un que vous connaissez ?
— Pas que je connais, non. C’est mon fils… Je veux dire, une affiche dans la chambre de mon fils… Mais ça ne peut pas être vous.
— En êtes-vous certain ? demanda la femme avec un sourire moqueur.
— Vous voulez dire que… ?
— Je vous taquine. Vous avez fait bon voyage ?
— L’avion, la limousine… Je ne pouvais pas demander mieux.
— Bien, approuva la femme. Avec les projets que j’ai pour vous, c’est important que vous soyez dans de bonnes dispositions.
— Des projets ? Je croyais que je devais seulement prendre livraison du chèque.
— Soyez sans crainte. Le chèque est prêt.
— Je n’étais pas du tout inquiet, je vous assure !
— Pour ce qui est des projets… disons que j’ai développé un intérêt pour vous.
— Pour moi ? fit Buckhardt après avoir avalé sa gorgée de champagne.
— Un intérêt professionnel, bien sûr.
— Je n’ai jamais pensé à autre chose, se dépêcha de répondre Buckhardt.
— Mais aussi un intérêt… personnel. C’est pour cela que je tenais à vous recevoir à dîner.
Buckhardt dissimula son embarras en vidant le reste de sa flûte de champagne. Il se sentait la tête un peu lourde. Habituellement, il tolérait mieux l’alcool. Peut-être était-ce la fatigue du voyage. Prendre l’avion le stressait toujours plus qu’il ne voulait l’admettre.
— Je vois que votre verre est vide, dit la femme. Venez, nous n’allons pas passer la soirée sur le balcon.
— Je ne veux pas abuser de votre hospitalité.
— Vous avez bien le temps de visiter le château avant le dîner.
Mettant la main sur son épaule, elle l’entraîna à l’intérieur.
— C’est que… protesta mollement Buckhardt.
— On passe remplir les verres et je vous fais faire le tour du propriétaire.
À la table de la cuisine, le chauffeur qui l’avait amené de l’aéroport prenait un café en compagnie d’un autre homme qui avait lui aussi un uniforme de chauffeur. La femme s’adressa à eux en allemand.
— Il y a un couple d’homosexuels qui se promène dans les environs. Ça fait deux fois qu’ils viennent sonner pour demander des renseignements. Ils disent qu’ils sont perdus. J’aimerais que vous regardiez ça d’un peu plus près.
Les deux hommes acquiescèrent d’un hochement de tête. Celui qui avait amené Buckhardt prit une dernière gorgée, posa sa tasse sur la table et se leva pour rejoindre l’autre, qui se dirigeait vers la sortie.
Ute se tourna vers Buckhardt.
— Un petit problème domestique, dit-elle.
— Vous avez beaucoup de rôdeurs ?
— Plusieurs châteaux ont été cambriolés dans les environs. Je veux être certaine que ces deux-là ne sont pas en train de faire du repérage.
— Je comprends…
Une crispation parcourut brièvement les traits de la femme. Voyant le regard interrogateur de son invité, elle s’empressa de le rassurer.
— Le reste d’une migraine que j’ai traînée pendant plusieurs jours. Depuis ce matin, ça va mieux. Je suis certaine que votre présence va contribuer à la faire disparaître tout à fait.
Buckhardt se contenta de rougir un peu et détourna les yeux. Il avait du mal à soutenir le regard de la femme.
Celle-ci remplit à nouveau son verre, puis l’entraîna vers l’aile ouest du château.
— J’ai pour vous des surprises, dit-elle en lui mettant le bras gauche sur les épaules. Venez.
Lorsqu’il passa devant le miroir, à la gauche de l’escalier central, Buckhardt aperçut son image à côté de celle de la femme : elle le dépassait d’une bonne tête.
Inconsciemment, il releva les épaules et s’efforça de se redresser.
Montréal, 9h41
Claude Lavigne regarda la femme s’avancer et prendre place devant lui à une table du café Van Houtte. Tous les regards masculins notèrent son passage.
Sophie Dompierre avait une silhouette de mannequin, une assurance de banquier et des yeux dont le répertoire d’expressions allait de la froideur du chirurgien nazi à la sensualité de la vedette porno. Bien des hommes auraient souhaité être à sa place, songea Lavigne en la voyant venir vers lui. Mais son humeur était résolument sombre : il n’avait pas eu le choix d’accepter le rendez-vous.
Tout avait commencé lorsqu’elle s’était invitée à sa table, un midi qu’il dînait seul au Caveau. Il n’y avait pas de table libre dans la section non-fumeurs et elle tenait à protéger ses poumons, avait-elle déclaré avec un sourire. Le dîner avait été agréable, même s’il avait trouvé la jeune femme un peu trop curieuse de sa vie personnelle.
Deux jours plus tard, le même scénario s’était reproduit, dans un autre restaurant. Cette fois, les tables libres étaient situées dans le fond de la salle, près du bruit des cuisines.
— Vous êtes en passe de devenir mon bon samaritain attitré, avait-elle dit.
Il avait alors cru à une coïncidence. Sauf que, le lendemain matin, elle était apparue au Van Houtte, où il allait habituellement se chercher un café avant de monter au bureau.
Elle lui avait alors avoué de but en blanc que leurs rencontres n’étaient pas fortuites. Il l’intéressait. Elle avait fait une recherche sur lui. Non seulement avait-elle trouvé le numéro de téléphone de sa secrétaire, à la Caisse de dépôt, mais elle connaissait son adresse personnelle ainsi que le nom de Danielle, la femme qu’il fréquentait depuis quelques mois.
— Tu serais beaucoup mieux avec moi, avait-elle dit. Tu devrais la laisser tomber. Elle n’a pas d’avenir.
Chaque jour, elle trouvait moyen de le relancer. S’il s’enfermait dans son bureau, elle lui téléphonait, lui envoyait des courriels. Le manège durait depuis plus d’un mois. Hier encore, il avait dû accepter de lui fixer un rendez-vous, car elle menaçait de faire un scandale à la réception de la Caisse, puis d’alerter les journalistes pour leur dire qu’il la harcelait.
Cédant au chantage, il avait consenti à une dernière explication. Il la rencontrerait à neuf heures trente le lendemain, au café Van Houtte dans McGill College. Mais il se demandait s’il n’avait pas commis une erreur.
Si la jeune femme n’avait été qu’une obsédée un peu hystérique, il aurait carrément porté plainte à la police. Mais il y avait cette histoire de black-out : une soirée complète avait disparu de sa vie. Une soirée qu’elle prétendait avoir passée avec lui. Dans l’intimité.
— Tu n’es pas heureux de me voir ? fit la jeune femme avec un sourire.
— Tu sais très bien que je n’avais pas le choix.
— C’est bien, ça : tu commences à me tutoyer. Je sens que notre relation va déboucher sur quelque chose de positif.
— Tu rêves.
— Je ne te comprends pas. Qu’est-ce qu’elle a que je n’ai pas ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
— D’accord, elle a quinze kilos de plus. Mais elle a dix centimètres de moins.
— Tu n’as vraiment… aucune forme de respect !
— C’est vrai. Mais elle, elle n’a pas d’argent. Pas de relations. Enfin, rien par rapport à tout ce que j’ai !
— À t’entendre parler, il faudrait que je voie ça comme un investissement !
— Ce n’est pas pour rien que les psychologues parlent d’investissements affectifs.
— Tu mélanges tout.
— Elle a une vie insignifiante et elle n’a même pas l’excuse d’être une artiste ratée.
— J’ai accepté de venir, mais si tu continues à parler de Danielle de cette manière…
— Ce n’est même pas ta femme ! Tu la connais depuis moins de six mois. Ça ne peut pas être très sérieux.
— Tu perds ton temps. Je ne changerai pas d’idée.
— Mais elle, elle peut changer. Je devrais peut-être aller la voir. Une explication entre femmes…
— Si jamais tu fais ça…
— Tu vas faire quoi ? Me frapper ?
— Il n’y a pas moyen de parler avec toi.
— Ce n’est pas indispensable de parler. Si tu veux venir à mon appartement…
— Je suis venu te dire que c’est la dernière fois qu’on se voit.
— Tu crois ça ? Vraiment ?
— Si tu continues, je vais porter plainte.
— Plainte pour quoi ? Plainte parce que tu m’as séduite et abandonnée ?
— Plainte pour harcèlement !
— Avec les preuves que j’ai.
— Je ne me souviens de rien.
— Tu penses que le juge va accepter ça comme excuse ?
— C’est toi qui m’as fait boire !
— Pauvre petit garçon ! Il a été forcé à boire par une méchante fille qui pèse vingt kilos de moins que lui et qui menaçait de le battre !
— Tu peux te moquer autant que tu veux…
— Je ne suis pas venue pour discuter. Je veux simplement te donner un avertissement : tu as jusqu’à lundi pour te débarrasser de ta pouffiasse et accepter le fait que tu es à moi.
— Tu rêves en couleur.
— Je serai au bar du Delta, rue Président-Kennedy. Lundi. À dix-neuf heures. Si tu n’y es pas, je débarque chez la pouffiasse et je lui explique les choses de la vie.
— Je t’interdis…
— J’oubliais ! Je suis ceinture noire en karaté : si je vois qu’elle ne comprend pas, je vais utiliser des arguments plus frappants. Jusqu’à ce qu’elle comprenne et qu’elle ne veuille plus rien savoir de toi.
— Tu délires !
— Es-tu prêt à courir le risque ?
Elle se leva et le regarda dans les yeux.
— J’admets que tes réticences contribuent à rendre la chasse plus intéressante, poursuivit-elle. Mais ma patience a des limites… Lundi. Dix-neuf heures. Au bar du Delta… Passe une bonne fin de semaine.
Quand elle fut partie, Lavigne porta la main à son estomac : encore cette impression de mauvaise digestion…
La Goulafrière, 15h47
Buckhardt avait de la difficulté à se concentrer. Une douce euphorie l’avait envahi. Pour conserver son équilibre, il s’appuyait de plus en plus fréquemment sur le bras de son hôtesse.
— Je vais maintenant vous montrer l’endroit le plus surprenant du château, dit Ute Breytenbach.
Elle ouvrit une porte et entraîna Buckhardt dans une salle immense, toute en longueur.
Les deux murs latéraux étaient quadrillés de vitres rectangulaires qui laissaient apparaître l’intérieur de ruches d’abeilles. Quatre immenses tables posées sur des boîtes de verre occupaient l’essentiel de la pièce.
— Ceci est mon centre d’études personnelles, reprit Ute.
— Vous étudiez… les abeilles ?
— Entre autres.
— Ça ne manque pas… de piquant !
Buckhardt se mit à rire abondamment de son trait d’esprit.
— Je m’intéresse aux interactions entre les abeilles et les humains, reprit Ute. Ce que vous pouvez apercevoir, au fond, c’est la boîte noire où se passe l’essentiel de mes recherches.
Elle montrait un coffre de la grandeur d’une tombe, posé sur un chariot.
— C’est bizarre, fit Buckhardt. Tous les trous sur le dessus…
— Venez, je vais vous montrer.
Elle souleva le couvercle du coffre.
— Les petits blocs coussinés que vous voyez sont des points d’appui, expliqua-t-elle en lui montrant l’intérieur de la main. Leur forme et leur distribution sont calculées pour soutenir un corps de façon confortable en minimisant la surface de contact.
Buckhardt regarda l’intérieur du coffre pendant un long moment. Il avait de plus en plus de difficulté à penser clairement et à formuler ses idées.
— Vous seriez surpris de voir à quel point c’est confortable, dit Ute. Voulez-vous l’essayer ?
— Je ne… sais pas.
— Ça me ferait plaisir.
— D’accord. Si c’est…
— Mais il y a une contrainte.
— Une… con… trainte ?
— Pour le test, il ne faut pas que vous ayez trop de vêtements. Laissez-moi vous aider.
Buckhardt se laissa dévêtir tout en concentrant son attention sur la flûte de champagne qu’il continuait de tenir à la main.
— Voilà, dit-elle, lorsqu’il ne lui resta plus que son caleçon.
Ses autres vêtements gisaient par terre autour de lui.
— J’ai sauvé… le… champagne, dit Buckhardt en montrant fièrement son verre encore à moitié rempli.
Il le vida d’un trait.
Pour entrer dans la boîte et s’allonger correctement sur les points, il eut besoin de l’aide de la femme.
Quand il fut installé de façon confortable, elle se pencha légèrement, prit la petite dague dissimulée dans sa botte et, d’un geste rapide, elle coupa les deux côtés de son caleçon. Elle n’eut ensuite qu’à tirer d’un geste sec pour le lui enlever.
— Tant qu’à faire l’expérience, autant la faire complètement, dit-elle.
Elle referma ensuite le couvercle et bloqua la fermeture. Puis elle s’adressa à la tête de Buckhardt qui dépassait à un des bouts.
— Vous voyez, dit-elle, c’est confortable. Même si c’est étanche. Les joints se referment de façon hermétique autour du cou sans vous étouffer. Vous êtes toujours bien ?
— Euh… oui.
— Comme vous pouvez le sentir, la surface de contact avec le corps est minimale. Ça laisse un maximum de peau à l’air libre.
Elle se dirigea vers une partie du mur où il y avait un tableau de contrôle et tourna un bouton.
Un bourdonnement sourd se fit entendre.
— Pour les mettre en condition, expliqua-t-elle. Ce que vous entendez est un bourdonnement d’abeilles en colère. L’effet est contagieux. Lorsqu’elles entendent ce bourdonnement, elles atteignent rapidement un état élevé d’agressivité et elles attaquent tout ce qu’elles perçoivent comme étranger.
Ute saisit un embout qui semblait fixé au mur et tira. Un tuyau de caoutchouc apparut. Elle l’étira jusqu’à ce qu’elle puisse le fixer à un des trous sur le couvercle de la boîte où était enfermé Buckhardt.
Elle répéta l’opération à trois reprises, jusqu’à ce que tous les orifices soient reliés à un tuyau. Elle appuya ensuite sur un bouton du chariot et le coffre s’abaissa d’une quarantaine de centimètres.
Buckhardt la regardait, incapable de parler, hésitant entre l’euphorie dans laquelle il baignait et l’inquiétude qu’il commençait à ressentir.
— Avez-vous le crâne solide, monsieur Buckhardt ?
Debout à l’extrémité du coffre, elle regardait maintenant la tête de Buckhardt à la hauteur de ses genoux.
— Je vais vous transférer mon mal de tête, reprit Ute. Vous allez voir, on va beaucoup s’amuser.
Elle se pencha, lui prit la tête entre les mains et, les yeux fermés, elle se mit à la palper. On aurait dit qu’elle explorait un coffre secret pour trouver la séquence de manipulations qui permettrait de l’ouvrir.
— Vous n’êtes pas encore en état d’en profiter, dit-elle en abandonnant la tête. Je reviendrai un peu plus tard, quand l’effet de la drogue se sera suffisamment dissipé.
Montréal, 9h54
Théberge entra dans le Tim Horton’s, choisit un beigne à la crème sure, un café régulier et alla rejoindre Dominique Weber, qui l’attendait à une table devant un cappuccino.
— J’ai un nouveau cas, dit-elle d’emblée.
— Les Raptors ?
— Non, les Skulls.
— Elle est dans quel état ?
— Terrorisée, ça va de soi. Carolyne l’a examinée. Elle n’a aucune blessure grave.
— Est-ce qu’il faut qu’elle aille en désintox ?
— Oui. Mais elle n’a pas l’air trop accrochée.
— Elle travaillait à quel endroit ?
— Au Slow Move… Je vais avoir besoin d’un ou deux anges gardiens pour quelques jours.
— D’accord. Je vais t’envoyer deux membres de l’escouade fantôme.
La collaboration de Théberge avec la gérante du Palace remontait à près de treize ans. Dans les mois qui avaient suivi le « suicide » inexplicable de son ami, Dominique avait revu Théberge à plusieurs reprises. Ce qui aurait pu déboucher sur une aventure avait finalement pris la forme d’une collaboration professionnelle et, au cours des ans, d’une réelle amitié.
S’inspirant du travail des groupes qui venaient en aide aux travailleuses du sexe, Dominique avait eu l’idée de mettre sur pied son propre groupe pour aider les danseuses qui se trouvaient dans une situation aussi précaire qu’elle l’avait déjà été. De là était né le réseau DAN-SE : DANseuses – Sécurité et Entraide.
Le réseau permettait aux filles de discuter avec d’anciennes danseuses ou prostituées qui avaient refait leur vie, leur donnait accès à des soins de la santé, distribuait de l’information sur les services qui leur étaient accessibles, offrait des cures de désintoxication à celles qui en avaient besoin et, lorsque c’était nécessaire, il se chargeait de négocier leur liberté avec les motards. Dans les cas les plus sérieux, il pouvait relocaliser les filles sous une nouvelle identité et les garder cachées. Pendant des années, s’il le fallait.
Dominique s’occupait principalement de cette dernière partie du programme. Théberge, à cause de la relation particulière qu’il avait développée avec Dominique, assurait le lien avec les forces policières, lorsque cela s’avérait utile.
En échange de leur collaboration, les membres de l’escouade fantôme ne payaient aucuns frais d’entrée et la bière était au prix coûtant. Pour les filles, par contre, ils étaient comme n’importe quel client.
— La fille, elle est à quel endroit ? demanda Théberge.
— Chez nous.
— Quoi ? Toute seule ?
— Une des filles est restée avec elle. Francine doit les avoir rejointes, à l’heure qu’il est.
— L’avocate ?
— Oui.
— Ça veut dire que vous aller négocier ?
— Ses parents sont prêts à payer…
Théberge se leva en maugréant pour aller chercher un deuxième beigne.
Tokyo, 0h08
L’avion décolla avec huit minutes de retard.
Tatsuo Ishida consulta sa montre et réprima une moue d’agacement. Il verrait à remplacer l’équipage de l’appareil. Le respect des horaires faisait partie du respect des formes. Et sans le respect des formes, le monde était voué à la barbarie.
Le Lear Jet se poserait d’abord à Moscou. Ishida en profiterait pour régler quelques affaires. Deux jours plus tard, il poursuivrait jusqu’à Londres. D’autres affaires. Ensuite il irait à Paris. Pour la réunion.
L’homme qui était venu discuter avec lui de cette réunion, au Japon, avait été persuasif. Ishida en avait entendu parler à quelques reprises déjà. Darius Petreanu.
À la fin de leur première rencontre, quand Ishida s’était vu offrir de participer à la réunion de Paris, il s’était contenté de sourire : rien ne pourrait l’amener à s’exposer, sans armes et sans escorte, dans une salle dont il ne contrôlerait pas la sécurité. Surtout pas une salle où seraient réunies six des personnes les plus dangereuses de la planète.
Mais Petreanu était astucieux. Il lui avait d’abord fait miroiter un accroissement spectaculaire de l’influence du Yamaguchi-kumi. Or, Ishida était le parrain de l’organisation. Ses devoirs d’oyabun envers les dix-neuf mille yakusas l’avaient emporté. S’il avait la possibilité d’améliorer de façon substantielle la position du boryokudan, il devait explorer cette possibilité. Dût-il s’exposer à certains risques.
Ensuite, Petreanu lui avait expliqué le système de sécurité qu’il avait prévu pour la circonstance. Un système complètement fou. Mais qui pouvait fonctionner, si tous les participants acceptaient de s’y soumettre.
Une chose était certaine, si les gens que représentait Petreanu avaient autant d’imagination sur le plan financier, ça valait la peine d’écouter la proposition qu’ils voulaient leur présenter.
Pont-l’Évêque, 17h55
Laurent Peraguey pensa d’abord qu’il s’agissait d’un ivrogne. Qui d’autre pouvait être étendu à plat ventre sur le bord de la route, les pieds dans le fossé, par un beau dimanche avant-midi ?
Il immobilisa néanmoins son véhicule et descendit voir.
En s’approchant, il comprit que l’homme avait des problèmes beaucoup plus sérieux qu’une simple cuite.
Une heure dix plus tard, la gendarmerie avait identifié le cadavre d’Edmond Chalifoux, domicilié à Paris. Les recherches dans les environs ne permirent cependant pas de découvrir la moindre trace de son passage à Pont-l’Évêque : il fut également impossible de retrouver sa voiture ou encore une chambre d’hôtel à son nom.
Perplexe, le capitaine de la gendarmerie décida d’envoyer un message à Paris pour les informer des événements et demander leur collaboration.
Saint-Armand, 13h26
Dans un chalet situé près de la frontière du Vermont, les Heavenly Bikes étaient tous assis en demi-cercle sur le sol, en position de méditation. Maître Guidon les avait réunis pour faire le point, comme il le faisait une ou deux fois par mois.
Depuis son arrivée à Montréal, le groupe avait beaucoup changé. La plupart des motos avaient été vendues et les moines étaient presque tous recyclés dans différents métiers.
Une partie des « Jones » avait poursuivi leur travail d’aides à tout faire auprès de l’Institut. Deux d’entre eux continuaient d’assurer la protection de Poitras tout en s’initiant au monde de la finance. Deux autres avaient pour tâche d’assurer la protection de Gabrielle et de Hurt. Un autre encore accompagnait Claudia dans tous ses déplacements.
En parallèle avec leur travail, ils avaient tous une tâche identique : développer ce que maître Guidon appelait la « caméra intérieure ». Il s’agissait d’une sorte de faculté d’observation de soi, mais poussée à un degré qui aurait paru impensable à un être humain normal. Le moine devait pouvoir, à n’importe quel moment, redérouler dans sa tête le fil des événements qu’il avait vécus.
La première étape consistait à pouvoir reconstituer parfaitement des scènes de la journée. La plupart des moines en étaient encore à tenter d’atteindre ce niveau. Leur mémoire était généralement excellente, mais il restait beaucoup de trous dans leurs souvenirs, indices de moments de distraction, d’instants où l’attention à soi n’avait pas été aussi soutenue qu’elle aurait pu l’être.
Seuls quelques moines avaient maîtrisé cette étape et s’étaient attaqués à la suivante : reconstituer des scènes datant de plusieurs jours. Il fallait alors franchir la barrière du sommeil et retrouver le fil des événements des jours antérieurs avec la même précision.
— L’objectif ultime de votre exercice, dit maître Guidon, c’est de vous débarrasser du moi. Les exercices de dépaysement, dans lesquels vous essayez de vous fondre totalement dans un rôle qui est aux antipodes de votre personnalité d’origine, sont une excellente propédeutique. Mais le danger est que vous vous attachiez à ce nouveau moi, que vous changiez simplement de moi. C’est pour échapper à ce piège que la technique de la caméra intérieure a été élaborée. Au début, elle se présente comme un exercice de mémoire. Puis, de plus en plus, comme un exercice de conscience, pour établir une continuité entre la vie diurne et celle du rêve. Quelques-uns d’entre vous ont déjà commencé à se frotter à la deuxième étape. Mais c’est la troisième qui est le but ultime.
Il cessa momentanément de parler pour laisser à ses paroles le temps de produire leur effet. Pendant les rencontres, il faisait souvent des pauses de ce genre : parfois de quelques minutes, parfois de plus d’une heure. Puis il reprenait son discours là où il l’avait interrompu, comme s’il venait juste d’achever la phrase précédente.
— Quand vous maîtriserez bien la deuxième étape, reprit maître Guidon, vous pourrez remonter de plusieurs années le cours de votre existence, comme si vous mettiez une bande vidéo en marche arrière accélérée. Vous pourrez alors revivre n’importe quel moment de votre vie avec la même intensité que la première fois… Revivre ainsi des moments de sa vie est évidemment une perte de temps. C’est d’ailleurs le piège propre à cette étape, que de se complaire dans la répétition des scènes les plus gratifiantes de sa vie. Par contre…
Nouvelle pause de quatre minutes.
— … l’exercice pour parvenir à la maîtrise de cette habileté est un travail sans prix. C’est lui qui vous ouvrira les portes de la troisième étape. Celle où vous allez tourner votre attention vers l’avenir… À force d’observer votre moi, qu’il s’agisse de celui d’origine ou d’un moi d’emprunt, vous allez en découvrir le côté mécanique… Ce que les gens appellent leur moi est une machine à comportements. Et, comme tout ce qui est mécanique, cette machine est prévisible. En tournant votre regard vers l’avenir, vous allez découvrir que vous vous voyez agir une fraction de seconde à l’avance. Comme si vous vous deviniez. Puis, progressivement, le temps de prévision augmentera. Vous aurez des pressentiments sur ce que vous allez faire. Votre caméra intérieure vous montrera des extraits d’événements qui ne sont pas encore arrivés.
Nouvelle pause.
— Ici, j’aurais besoin d’une question, reprit maître Guidon.
Il promena son regard sur les moines, qui demeurèrent tous muets.
Finalement, l’un d’eux se risqua.
— Comment fait-on pour prévoir ce que l’on fera, quand les événements dans lesquels nous sommes impliqués dépendent encore plus des autres que de soi ? Voulez-vous dire que toute vie extérieure est une illusion ? Qu’elle est seulement un rêve ?
— Votre première question est la bonne. Les deux autres ne sont que des hypothèses déguisées en questions. Des hypothèses qui supposent que le rêve est une illusion et que la vie dite éveillée est réelle. Nous en parlerons à une autre occasion. Revenons pour le moment à votre première question.
Une courte pause suivit. Moins d’une minute, celle-là.
— Une fois qu’on a réalisé le caractère mécanique de son propre moi, celui des autres devient évident. Je ne peux pas expliquer comment les choses se passent. Mais on commence à voir s’esquisser les gestes des gens avant qu’ils les fassent. À voir les paroles se former sur leurs lèvres avant qu’ils les disent. C’est comme si on percevait les intentions avant qu’elles se matérialisent dans des paroles ou des gestes. Avant même que les gens en prennent conscience.
— Est-ce qu’on entend les mots avant qu’ils les disent ? demanda un des moines.
— Pas comme tels. C’est une sorte de conviction interne, que vous ne pouvez rattacher à rien de précis. Du moins au début…
— Et ensuite ?
— Il est trop tôt pour en parler. Commencez par maîtriser convenablement la première étape. Ensuite, vous vous attaquerez à la deuxième… Je voulais seulement vous donner un aperçu de ce qui vient, parce que je ne crois pas à l’obéissance aveugle. Mais plus je vous en dis, plus le danger est grand de transformer ces choses en objets de spéculation. Or, le principal ennemi de la vie intérieure est la spéculation. Je ne dis pas la pensée ou la connaissance, je dis la spéculation, par opposition à la pensée qui s’appuie sur le travail sur soi. La vie intérieure, c’est d’abord du travail.
— Du travail sur le moi ?
— D’abord sur le moi. Puis sur ce qui se découvre au-delà du moi.
Nouvelle pause de vingt minutes.
— Au-delà de la mécanique du moi, reprit maître Guidon, ce qui devient progressivement accessible à la vision tournée vers l’avenir, c’est la mécanique globale. Mais toujours d’une façon analogue à l’intuition. Le plus difficile sera d’apprendre à faire confiance à ce qui, en vous, n’est pas la mécanique du moi, mais fait quand même partie de ce que vous êtes… Vous aurez sous peu de nouveaux environnements où poursuivre votre entraînement et explorer les mécanismes particuliers de votre ego.
Une longue période de silence suivit, après quoi maître Guidon demanda à l’un des moines de le suivre dans une petite pièce en retrait.
Massawippi, 14h11
F vit un nouveau carré s’illuminer. Le responsable japonais venait d’entrer en ligne.
Sur le mur de plexiglas qui séparait le salon du bureau, cinq carrés s’étaient tour à tour transformés en écrans de télé. Les visages étaient ceux du groupe de coordination du projet Body Store. Chacun des membres, que ce soit à Londres, Tokyo, Paris, Bangkok ou Calcutta, pouvait apercevoir le visage des quatre autres. Il en était de même pour John Tate, au quartier général de la NSA, à Fort Meade. Mais ce dernier, tout comme F, demeurait pour les autres une simple voix.
— Nous allons d’abord revoir le bilan que je vous ai transmis, fit F. Des commentaires ?
Le Français fut le premier à répondre.
— À propos du démantèlement de la filière Bucarest-Paris-Francfort, il faut ajouter le nom d’Odile Letariquet sur la liste des personnes recherchées.
— D’accord.
— En Inde, il faudrait multiplier par deux ou trois l’ampleur des réseaux d’organes orientés sur l’utilisation interne, intervint le représentant de Calcutta.
— Vous parlez des réseaux qui opèrent dans les campagnes ? demanda F.
— Je parle des réseaux qui alimentent les cliniques où les étrangers peuvent venir recevoir des greffes, mais que fréquentent aussi les plus fortunés de notre élite locale.
— Où en êtes-vous, avec les filières qui amènent les clients sur place ? demanda l’Anglais.
— Ils n’ont pas de filières comme telles. Les rabatteurs recrutent des clients dans les pays étrangers et ils leur donnent l’adresse d’un contact à Delhi ou à Calcutta. Les clients s’occupent eux-mêmes de leur transport. Ça les rend plus difficiles à repérer.
Tate en profita pour intervenir.
— Nous avons le même problème avec le Mexique et l’Amérique latine. La seule solution que nous avons trouvée, c’est d’appliquer le protocole suggéré par l’Institut. Nous faisons un suivi des listes d’attente officielles. Aussitôt que quelqu’un quitte la liste autrement que par décès ou parce qu’il a obtenu une greffe, on vérifie s’il a fait un voyage à l’étranger. En recoupant les informations, on finit par découvrir les destinations qui méritent d’être surveillées. C’est comme ça qu’on a découvert les cliniques au Costa Rica, en Argentine et en Uruguay.
Des murmures approbatifs ponctuèrent la fin de son commentaire.
— Si je peux me permettre, fit le Britannique, j’aimerais savoir s’il y a du nouveau dans l’opération japonaise.
Le Japon était le seul pays important où les opérations contre Body Store n’avaient, en pratique, pas encore débuté.
— J’ai de bonnes nouvelles, répondit le Japonais. Des développements inattendus sont survenus hier. Les discussions avec le ministre de l’Intérieur et le Parti libéral démocrate ont progressé. Nous nous sommes entendus pour garder secrète l’identité des clients et pour négocier avec les autorités la liste des personnes qui seront éventuellement inculpées.
Un silence suivit.
Tout le monde comprenait que le Japon, aux prises avec une situation financière difficile et une reprise économique qui tardait à se matérialiser, négocierait âprement les personnalités publiques qu’il accepterait de sacrifier à l’enquête sur le trafic d’organes. Un nouveau scandale était la dernière chose dont ils avaient besoin.
— Vous vous attendez à pouvoir lancer l’opération à quelle date ? demanda le délégué britannique.
— Au milieu de l’automne. Peut-être un peu plus tard… Ce sont les discussions avec le MITI qui risquent d’être les plus longues.
Le ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie demeurait un des organismes les plus puissants à l’intérieur du pays. C’était lui qui avait orchestré la conquête des marchés mondiaux par l’industrie japonaise, à l’époque glorieuse où le Japon tentait de mettre la main sur tous les joyaux de l’économie américaine. Depuis, l’étoile du MITI avait un peu pâli, résultat d’une décennie de stagnation économique et d’un marché boursier qui s’enlisait au niveau où la crise l’avait jeté, dix ans auparavant. Mais il aurait été naïf de croire pouvoir se dispenser de son aval pour conclure les négociations sur l’opération contre Body Store.
— Si j’ai bien compris, ça prend leur accord pour que le projet soit officiellement réactivé, dit F.
— Pas officiellement. Mais, dans les faits…
Saint-Armand, 14h19
— J’ai quelque chose à vous proposer, commença maître Guidon.
— Un nouvel entraînement ?
— Aimez-vous les romans d’espionnage ?
Le moine répondit par une mine dubitative.
— L’autre jour, dans une librairie de livres usagés, un fascicule a attiré mon attention. Comme je venais pour le prendre, je me le suis fait arracher des mains par un collectionneur. J’ai ensuite appris, par le commis de la librairie, qu’il s’agissait d’un banquier. Sur la couverture du fascicule, l’illustration du héros vous ressemblait. Hier, un ami m’a parlé d’un travail pour lequel il demandait mon aide. Un travail lié au monde financier… Je me suis dit que ça faisait trop de coïncidences. Au fait, comment se déroule votre apprentissage chez Poitras ?
— Il affirme être satisfait de mes services.
— Et vous ? Comment vont vos progrès à vous ?
— Je commence à franchir la barrière du sommeil.
— Arrivez-vous à entrer dans le sommeil de façon consciente ?
— Rester conscient pendant que je m’endors ? Non. Mais je retrouve ma conscience une bonne partie de la nuit, pendant mes rêves.
— Pendant vos rêves, êtes-vous capable de vous rappeler certains événements de la veille ?
— De temps à autre. Mais ma conscience est plus absorbée par le présent et l’avenir proche.
— Fixée sur le présent ou immergée dans le présent ?
— Fixée. Je réussis habituellement à rester non impliqué. Quand je me laisse immerger, je perds rapidement la conscience du rêve.
— C’est bien. Je crois que vous êtes prêt pour votre nouvel exercice. Ce qui veut dire qu’une nouvelle identité s’impose. Pour votre travail, votre nouveau nom sera Y-14.
— Y-14 ?
— C’est un jeu de mots qui m’est venu à l’esprit pendant que je regardais le fascicule d’espionnage dont je vous parlais tout à l’heure…
Massawippi, 14h36
— D’autres commentaires ? demanda F.
Devant l’absence de réponse, elle poursuivit.
— Il y a deux sujets dont nous devons traiter de manière urgente, dit-elle. Le premier est la taupe que nous avons découverte dans l’entourage du président des États-Unis. Nous savons maintenant qui la contrôlait. Tate va vous dire où nous en sommes sur cette question.
— L’officier pensait agir à l’intérieur d’une opération autorisée, enchaîna Tate. Il se rapportait directement au directeur adjoint du Secret Service, le colonel George Andrews.
— Vous l’avez arrêté ? demanda le Britannique.
— Pas encore. Mais nous avons discuté. Il ne connaît pas l’identité de ceux pour qui il travaille. Ils lui ont versé cent mille dollars pour effacer ses dettes et ils ont promis de tenir secrète la relation qu’il entretient avec sa secrétaire depuis cinq ans.
— Et c’est pour ça qu’il a trahi ? fit le Français. Cent mille dollars ?
— Fréquenter l’élite de Washington est un sport dispendieux, répondit Tate. Andrews dépend financièrement de sa femme. S’il n’avait que son salaire, il ne pourrait pas maintenir son train de vie plus de deux ou trois semaines. Placé devant la menace que sa femme apprenne son aventure avec sa secrétaire, il a tout de suite admis les faits. Il nous a offert de travailler comme agent double.
— Vous avez accepté ?
— Pour l’instant.
— Il doit bien se douter que ça ne peut pas durer.
— À court terme, c’est son meilleur choix.
— Vous ne craignez pas qu’il leur offre de devenir un triple ?
— C’est ce qu’on espère. On a une équipe de protection qui le suit en permanence. En identifiant son contact, on devrait pouvoir remonter jusqu’à ses mystérieux commanditaires.
— Vous avez des indications qu’il s’agit du Consortium ?
— C’est une possibilité, répondit F. Ses instructions étaient de recueillir tout ce qu’il pouvait sur l’Institut.
— Avez-vous une idée de ce qu’il a réussi à apprendre ?
— Il est au courant de l’existence d’un groupe de travail contre Body Store. Il sait que c’est un projet expérimental et que l’Institut agit à titre de consultant pour un groupe de pays. Il sait aussi que les opérations sont effectuées par des équipes locales, qu’on se contente de coordonner leur travail et de leur fournir de l’information.
— Est-ce qu’il sait dans quel pays on a concentré notre action ? demanda le représentant des Philippines.
— Il sait qu’on s’est intéressés à la France, au Royaume-Uni, aux États-Unis et à la Thaïlande, mais il ne sait rien sur les opérations à venir et il n’a jamais eu accès aux aspects opérationnels des projets.
— Moi, ce qui m’inquiète le plus, fit le Britannique, c’est ce qui se passe en Israël.
— Ça explique l’absence de leur représentant à cette réunion, répondit F. Ils ont réussi à compromettre notre ancien contact et à obtenir son remplacement par un rabbin ultra-orthodoxe. Il dissimule son opposition en exigeant qu’un rapport écrit soit fait de toutes nos rencontres. Il a aussi exigé l’exclusion du délégué arabe de notre groupe comme condition de la participation d’Israël. D’où cette réunion réduite, qui nous évite d’avoir à trancher la question.
— Ça pose un problème, fit le Britannique.
— Le problème est en voie de résolution, répondit F.
— Vous savez qui est derrière lui ?
— Le groupe religieux auquel il appartient a reçu plus d’un million de dollars au cours des dernières semaines. Nous avons pu retrouver l’origine des fonds. Il s’agit d’une fondation américaine pour le développement des religions.
— J’ai une équipe qui enquête sur cette fondation pour savoir d’où vient l’argent, dit Tate.
— Probablement d’une multinationale de l’armement, fit le Japonais.
— C’est ce qu’indiquent les premières analyses, confirma F. Le parti politique du nouveau représentant a plusieurs liens avec l’industrie militaire.
Un murmure d’assentiment parcourut les écrans.
L’action de l’industrie militaire pour soutenir les groupes susceptibles d’alimenter des conflits était bien connue. Leurs cibles favorites étaient les groupes nationalistes et les groupes religieux. Avec les partis ultra-nationalistes juifs, ils avaient les deux. Une véritable aubaine. D’où l’abondance des dons et des subventions. Cela expliquait que des groupes numériquement minuscules puissent avoir un tel poids sur la vie politique du pays et disposer de fonds en apparence illimités.
— Si on revenait au problème japonais, reprit alors Tate. Avez-vous trouvé une façon de surmonter les réticences du MITI ?
— Nous discutons actuellement d’une solution, répondit le Japonais, mais il faut se donner le temps. C’est pourquoi tout est reporté à l’automne. Je vous ai préparé un rapport écrit. Il vous sera transmis par la voie habituelle.
La Goulafrière, 21h19
La limousine émergea lentement de l’entrée du château et prit la direction de la nationale. Le trajet jusqu’au bois de Boulogne prendrait plus de trois heures. Un voyage de nuit était toujours ennuyant, mais il n’était pas question que le chauffeur roule à une vitesse excessive. Son seul passager était dans le coffre arrière et il serait « éminemment contre-productif » que des policiers le découvrent à l’occasion d’une fouille de routine.
« Éminemment contre-productif » : c’étaient les termes qu’avait employés Ute Breytenbach. Le chauffeur n’avait pas eu besoin d’explications supplémentaires pour comprendre que ce serait d’abord pour lui que les choses deviendraient contre-productives, s’il devait survenir un imprévu malencontreux.