Si changer de monde, c’est changer de regard, de Nietzsche à Maître Eckhart il y aurait un beau voyage à parcourir.
Depuis ce regard chargé de ressentiments et de projections, à ce regard vide de toute attraction, répulsion et indifférence, c’est-à-dire de toute interprétation, peut-être y a-t-il un chemin d’éclaircissement qui nous délivrerait de nos athéismes comme de nos croyances les plus péremptoires.
L’athéisme est une maladie des yeux1, la religion aussi.
Le mot athée, littéralement, veut dire : sans (a- privatif) vision (le mot theos, qu’on traduit généralement par Dieu, décrit un état de vision, de contemplation, qui donnera le mot « theoria » chez Platon).
Cette absence de vision ou de regard peut être liée à une infirmité ou à un refus, le refus de voir le Réel dans son intégrité visible et invisible.
On est libre de fermer les yeux ou de garder le regard ouvert pour voir le « jour » et les mille et une choses qui y apparaissent.
On se souvient que le mot Dieu en français ne vient pas du grec Theos mais du latin Deus dérivé de dies : le jour.
Voir Dieu c’est « voir le jour », et dans sa lumière « les mille et une choses » qui y apparaissent.
On peut mourir « sans avoir vu le jour » parce que le jour n’est pas une chose parmi les choses, il est « no-thing », Rien, « pas une chose ».
On peut fermer les yeux, nier le soleil qui brûle nos paupières… Cela ne l’empêche pas de briller, de se donner, d’être ce qu’il est.
Pourquoi nos yeux devraient-ils s’en priver ?
En sanskrit le mot Avidya que l’on traduit par ignorance renvoie également à une maladie des yeux, à une absence de vision (a- vidya).
L’athéisme peut être ainsi considéré comme un état d’ignorance.
L’ignorance non des choses qui apparaissent dans le jour, mais ignorance du jour qui nous permet de les voir.
Ignorance de l’Existence qui nous donne d’exister, ignorance de la Conscience qui nous rend capable d’être conscient d’exister, ignorance encore de l’Amour qui nous rend capable non seulement d’être conscient d’exister mais capable d’aimer et de se réjouir de cette existence.
L’athéisme serait alors une triple ignorance ou un triple refus de la Réalité, « Une et Trois » : Existence, Conscience, Amour (Sat – cit – ananda en sanskrit ; arké – logos – agapè dans le grec des évangiles).
Réalité dans laquelle, comme le dit Paul à l’Aréopage, nous avons « la vie, le mouvement et l’être » ; nous ne voyons pas le Réel parce qu’il est trop proche de nous, nous le sommes, nous sommes en lui.
Nous ne voyons pas la lumière, nous ne voyons pas Dieu, parce qu’il est trop proche de nous. Nous sommes Lui, nous sommes en Lui.
Une vague ne peut pas se percevoir en dehors de l’océan qu’elle est, si elle se perçoit autre, en dehors de celui-ci, elle fait de l’océan un autre, une idole.
Et c’est là que la religion peut devenir aussi une « maladie des yeux ».
Dire « je vois Dieu, je connais Dieu », c’est ne plus être en Lui, c’est le projeter au-dehors, et faire de sa représentation un absolu que j’aurais tendance à vouloir imposer aux autres : « Mon Dieu n’est pas ton Dieu », « ma vision de l’océan dans lequel je me trouve n’est pas la vision de l’océan (ou du « champ quantique » pour parler contemporain) dans lequel tu te trouves ».
Et pourtant « il n’y a pas d’autre réalité que la Réalité ».
Il y a une multitude de regards sur la réalité ; regards sensibles, intellectuels, imaginatifs. Chacun est respectable s’il ne fait pas de son expérience, de sa pensée, de son imagination, la seule et vraie religion.
La religion serait alors ce qui nous empêche de voir « ce qui est », ce qui se tient là dans l’Ouvert, pour tous.
À ceux qui prétendent « ça voir », connaître le vrai Dieu et l’unique vérité, Yeshoua répond de façon abrupte :
« Si vous vous reconnaissiez aveugles
vous ne seriez pas égarés,
mais vous dites “nous voyons”
votre aveuglement demeure. » (Jn 9.41)
De même, à ceux qui prétendaient « saisir » Dieu dans un lieu particulier, propriété d’un peuple ou d’une religion particulière, Yeshoua rappelle :
« Ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (l’Origine de tout ce qui aime, pense et respire)…
« C’est en pneumati kai alétheia » (littéralement dans le souffle et la vigilance plutôt qu’en esprit et vérité)
« Dieu est Esprit/Souffle (Pneuma o théos)
et c’est dans l’Esprit/Souffle (pneuma)
et « l’aléthéia », vérité, qu’il faudrait mieux traduire par « vigilance » : (a-lethéia sorti de la lethè, de la léthargie, du sommeil) ou mieux encore par « éveil ».
Adorer c’est demeurer dans un Souffle et une Conscience éveillée, une Ouverture infinie…
Mais chacun imagine ce qu’il veut.
Par exemple, que la « notion de Dieu a été imaginée comme antithèse à la vie » ou que « la notion de Dieu a été imaginée comme célébration de la vie… »
Mais il s’agit d’assumer les conséquences de ce qu’on imagine. Si l’Imagination créatrice est la mère de Dieu et des dieux, il faut veiller aux dieux ou aux représentations de l’Absolu qu’elle imagine. Il y a non seulement des interprétations du Réel, instauratrices ou réductrices, il y a aussi des créations de réalité vivifiantes ou destructrices.
Un peu d’hygiène intellectuelle consisterait à rechercher derrière toute affirmation péremptoire (scientifique, philosophique, théologique) l’affirmation contraire, c’est-à-dire, une autre façon de se représenter le Réel… Ni plus, ni moins imaginaire.
Le photographe le sait, tout est question d’éclairage ; selon la lumière qui se projette sur les choses, les choses apparaissent différemment.
Le scientifique le sait, le « principe d’incertitude » nous rappelle que tout objet est modifié par le regard ou l’instrument qui l’observe. (Heisenberg)
Le philosophe le sait, Schopenhauer et bien d’autres nous rappellent que ce que nous voyons est création de notre esprit, inévitable représentation
Le théologien le sait, tout ce qu’il dit de Dieu n’a rien à voir avec Dieu, mais avec l’homme qui en parle, qui parle de l’expérience sincère et authentique qu’il a pu avoir d’une réalité qui le fonde et le déborde.
Chacun imagine que ce qu’il perçoit de la réalité, visible ou invisible, est « Le Réel » alors qu’il ne décrit que ses propres limites et celles de ses instruments de perception.
Il imagine avoir raison… et effectivement il a raison, mais il n’a que raison. Il décrit « ce qui est » dans les limites étroites de son interprétation ; intuitivement sans doute, il sait que « ce qui est » est infiniment plus que ce que ses instruments de perception (sensibles, rationnels, affectifs) peuvent en saisir.
Si c’est notre façon de nous positionner, de regarder, de mesurer les électrons qui font qu’ils m’apparaissent comme onde ou comme particule, qu’en sera-t-il alors d’un diagnostic médical, n’est-ce pas ma façon de me positionner devant le symptôme qui en fait tel ou tel symptôme ?
Et qu’en sera-t-il d’un « diagnostic philosophique » devant l’existence humaine, le monde, la société, les valeurs ?
« Tout le monde tient le beau pour le beau
c’est en cela que réside la laideur
tout le monde tient le bien pour le bien
c’est en cela que réside le mal. »
Lao-Tseu, Tao Te King, chap. I
Ne pas « tenir » à sa vision du monde n’est-ce pas laisser libre l’Imagination créatrice de nous la « représenter » de façons diverses ?
Tchouang Tseu disait qu’identifier les contraires « c’est voir toutes choses dans la lumière ». L’affirmation naît de la négation et la négation de l’affirmation, c’est pourquoi le sage se place « du point de vue du ciel » : ceci est aussi cela et cela est aussi ceci. Ceci et cela sont à la fois vrais et faux, ne pas considérer ceci et cela comme des contraires, telle serait la sagesse.
« La réalité ultime n’est ni existence, ni non existence, ni ce qui est à la fois existence et non existence, ni ce qui n’est pas à la fois existence et non existence » disait Ashvagosha.
N’est-ce pas vers cette réalité ultime que nous conduit également Maître Eckhart comme étant notre essentielle liberté ?
Mais avant d’accéder à cette intelligence apophatique et contemplative du Réel, sans doute faut-il pratiquer quelque hygiène cérébrale, nous intéresser aux affirmations contraires, sans développer les conséquences que celles-ci peuvent avoir sur notre façon de vivre heureusement ou malheureusement… pourtant n’est-ce pas cela qui importe ? Notre façon d’imaginer Dieu, le Christ, l’homme… n’est pas innocente ; nous sommes responsables de ce que nous imaginons, d’où l’importance d’imaginer un au-delà des contraires et tenter de « voir les choses dans la lumière ».
Pour « voir les choses dans la lumière » ne faut-il pas d’abord se frotter les yeux ?
Il y a mille et une paupières à traverser avant de voir le jour qu’il fait depuis toujours.
Chaque écrit est une paupière à traverser, texte philosophique ou texte sacré. Entre Nietzsche et Maître Eckhart, il y aurait bien des auteurs à « traverser »… Ils me semblent exemplaires pour décrire au moins quelques étapes vers une « vision non-arrêtée » par des concepts ou des interprétations.
D’abord le texte de Nietzsche, utilisé souvent en exergue de gros ouvrages qui tentent de montrer l’inanité ou l’effet corrupteur du christianisme2.
Il suffirait pourtant de « retourner » le texte, pour découvrir son contraire.
Il ne s’agit pas seulement d’un exercice dialectique à l’usage des classes terminales, mais d’un petit « jeu de miroir » qui permet de mieux voir à quoi Nietzsche s’oppose.
Et que cette opposition est souvent une ignorance (avidya), un refus de voir tout ce qu’il y a de positif et d’éclairant dans le christianisme.
On a l’impression parfois qu’il « se crève les yeux » pour « ne pas voir » et qu’il en perd la santé et la raison.
Est-ce là le « tragique » de son « Insensé » qui affirme « dieu est mort, nous l’avons tué ».
Qu’avons-nous tué ? Qu’avons-nous détruit ?… si ce n’est la « Vision » ? La Conscience et l’Amour de la Vie, « en nous » ?
Désormais comment vivre sans cette Conscience et cet Amour de la Vie ? Comment vivre dans l’avidya, l’ignorance, l’athéisme, c’est-à-dire sans Vision ?
Il s’agira donc dans un premier temps de prendre conscience, avec une lecture de Nietzsche, de tout ce que nos regards portent de « projections », nous empêchant de voir simplement ce qui est et, ce qui est, ce n’est pas seulement « ce qui est vu », c’est « celui qui voit ».
Nietzsche ne voit pas Nietzsche en train de voir, ou plutôt de juger et d’interpréter le christianisme. S’il le voyait il n’aurait pas besoin de signer ses derniers écrits d’un autre nom que le sien.
Au lieu de « crucifié » ou « Dyonisos » il signerait simplement « Fritz »
Cela nous conduit à une nouvelle étape : ayant « vu » que ce que je vois c’est ce que je dis, pense, imagine et son contraire, puis, m’étant retourné vers la source de mon regard, vers la source de la lumière qui me permet de voir, vers la Source qui me permet d’être vivant et d’être conscient, je peux me laver les yeux dans cette Source et me dégager de toute interprétation, sensible, affective ou intellectuelle et demeurer un et nu dans l’Ouvert et l’aimer « en tant qu’il est un, non-Dieu, un non-intellect, une non-personne, une non-image, plus encore, en tant qu’il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un, nous pouvons éternellement nous abîmer, du quelque chose au néant (non-chose, no-thing)3… le corps, le cœur et l’intellect « vides » de toutes représentations, nous « ouvrir » au ciel qui contient toutes choses, au grand jour qui fait respirer « la terre, le cœur humain et les autres étoiles ».