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S’il y a un sujet qui mérite une froide attention, c’est celui de la condition faite à l’écologie dans le monde moderne. En effet, ce territoire à la fois si ancien et si tragiquement neuf, ce Terrestre sur lequel il faudrait atterrir, a déjà été arpenté en tous sens par ce qu’on peut appeler les « mouvements écologiques ». Ce sont bien les « partis verts » qui ont tenté d’en faire le nouvel axe de la vie publique, et qui, dès le début de la révolution industrielle et surtout depuis l’après-guerre, ont désigné du doigt ce troisième attracteur38.

Alors que la flèche du temps des Modernes entraînait toutes choses vers la mondialisation, l’écologie politique tentait de les tracter vers cet autre pôle.

Il faut lui faire cette justice qu’elle est si bien parvenue à tout transformer en vives controverses — depuis la viande de bœuf, jusqu’au climat, en passant par les haies, les zones humides, le maïs, les pesticides, le diesel, l’urbanisme ou les aéroports — que chaque objet matériel a pris sa « dimension écologique ».

Grâce à elle, il n’est plus un projet de développement qui ne suscite une protestation, pas une proposition qui ne suscite son opposition. Signe qui ne trompe pas : les acteurs politiques que l’on assassine le plus volontiers aujourd’hui, ce sont les militants écologistes39. Et c’est bien sur le climat que se focalise, on l’a vu, tout le rejet des négationnistes.

L’écologie a donc bien réussi à mouliner de la politique à partir d’objets qui ne faisaient pas partie, jusque-là, des préoccupations usuelles de la vie publique. Elle est parvenue à extirper la politique d’une définition trop restreinte du monde social. En ce sens, l’écologie politique a pleinement réussi à remplir l’espace public de nouveaux enjeux40.

Moderniser ou écologiser, c’est devenu le choix vital. Tout le monde en convient. Et pourtant, elle a échoué. Tout le monde en convient également.

Les partis verts restent partout des partis croupions. Ils ne savent jamais sur quel pied danser. Quand ils mobilisent sur des questions « de nature », les partis traditionnels s’opposent à eux au nom de la défense des intérêts humains. Quand les partis verts mobilisent sur des « questions sociales », ces mêmes partis traditionnels leur demandent : « De quoi vous mêlez-vous ? »41.

Après cinquante ans de militantisme, à quelques timides exceptions près, on continue d’opposer l’économie à l’écologie, les exigences du développement à celles de la nature, les questions d’injustice sociale à la marche du monde vivant.

Pour ne pas être injuste avec les mouvements écologiques, il faut donc les situer par rapport aux trois attracteurs pour saisir la cause de leur échec provisoire.

Le diagnostic est assez simple : les écologistes ont tenté de n’être ni de droite, ni de gauche, ni archaïques, ni progressistes, sans parvenir à sortir du piège dressé par la flèche du temps des Modernes.

Commençons par cette difficulté grâce à la triangulation permise par cet enfantin schéma. (On verra plus loin pourquoi la notion même de « nature » a figé la situation.)

Il y a en effet au moins deux façons de « dépasser », comme on dit, la division Droite/Gauche. On peut se situer au milieu des deux extrêmes en s’installant le long du vecteur traditionnel (l’arête 1-2). Mais on peut aussi redéfinir le vecteur en s’attachant au troisième attracteur qui oblige à redistribuer la gamme des positions Gauche/Droite selon un autre point de vue (les arêtes 1-3 et 2-3 dans la figure 5).

Nombreux sont les partis, les mouvements, les groupes d’opinion, qui ont prétendu avoir découvert une « troisième voie » entre libéralisme et localisme, ouverture et défense des frontières, émancipation des mœurs et libéralisation économique42. S’ils ont échoué, jusqu’ici, c’est faute d’imaginer un autre système de coordonnées que celui qui les réduisait d’avance à l’impuissance.

S’il s’agit bien de « sortir de l’opposition Gauche/ Droite », ce n’est pas du tout pour se placer au centre de l’ancienne arête en émoussant la capacité à discriminer, à tailler et à trancher. Étant donné l’intensité des passions que suscite toujours la remise en cause de cette gradation Gauche/Droite, il ne faudrait pas la confondre avec un nouveau centre, un nouveau marais, un nouveau « ventre mou ».

Tout au contraire, comme on le voit sur le triangle, il s’agit de basculer la ligne de front en modifiant le contenu des objets de dispute qui sont à l’origine de la distinction Droite/Gauche — ou plutôt des Droites et des Gauches, aujourd’hui si nombreuses et si emmêlées qu’il ne reste plus grand-chose, quand on utilise ces étiquettes, de la puissance d’ordonnancement permise par ce système classique de coordonnées.

Chose étrange, on prétend qu’il est impossible de changer ce vecteur Gauche/Droite, qu’il est gravé dans le marbre, ou plutôt dans le cœur de tous les citoyens depuis deux siècles, tout en avouant que ces divisions sont obsolètes. Cela prouve bien que, faute d’un autre vecteur, on en revient toujours à la reprise de la même division, reprise d’autant plus stridente qu’elle a moins de pertinence, comme une scie circulaire qui scierait dans l’espace.

Figure 5 : Deux façons de repérer le même slogan ni gauche ni droite.

Figure 5 : Deux façons de repérer le même slogan ni gauche ni droite.