13.

Comment expliquer cette interruption dans les relais de l’indignation collective ?

C’est que l’ancienne grille qui permettait de distinguer les « progressistes » des « réactionnaires » se définissait, depuis l’irruption de la « question sociale » au XIXe siècle, par les notions de classes sociales, elles-mêmes dépendantes d’une certaine position que ces classes occupaient dans ce qu’on appelait le « processus de production ».

Malgré tous les efforts pour les atténuer et même pour prétendre qu’elles n’avaient plus de sens, c’est bien néanmoins autour de ces oppositions de classes que la politique s’était organisée.

L’efficacité des interprétations de la vie publique en termes de lutte des classes venait du caractère apparemment matériel, concret, empirique de la définition des catégories antagonistes. C’est pourquoi elles étaient qualifiées de « matérialistes » et se trouvaient généralement gagées sur ce qu’on appelait une science économique engagée.

En dépit de toutes les révisions, cette interprétation a servi et bien servi pendant tout le XXe siècle. Encore aujourd’hui, c’est elle qui permet de repérer qui « va de l’avant » et qui « trahit les forces du progrès » (même si, encore une fois, les attitudes divergent selon qu’on parle de mœurs ou d’économie). En gros, nous sommes bien demeurés marxistes.

Si ces définitions se sont mises à tourner à vide, c’est que l’analyse en termes de classes sociales et le matérialisme qui la rendait possible étaient clairement définis par l’attracteur nommé plus haut Global en opposition avec le Local.

Les grands phénomènes d’industrialisation, d’urbanisation, d’occupation des terres colonisées définissaient un horizon — sinistre ou radieux peu importe — qui donnait sens au progrès. Et pour une bonne raison : ce progrès tirait de la misère sinon de la domination des centaines de millions d’humains dont tous les agissements devaient se tourner vers l’émancipation qui semblait inéluctable.

Malgré leurs continuelles mésententes, Droites et Gauches n’ont fait que rivaliser pour savoir laquelle serait la plus résolument modernisatrice ; laquelle atteindrait plus rapidement ce monde Global. Tout en se chamaillant pour savoir s’il fallait procéder par la réforme ou par la révolution.

Mais elles n’ont jamais pris le temps d’expliquer aux peuples en voie de modernisation dans quel monde précisément décrit le progrès allait finir par les déposer.

Ce qu’elles ne pouvaient prévoir (ce qu’elles auraient parfaitement pu prévoir !)53, c’est que cet horizon allait peu à peu se transformer en un simple horizon justement, une simple idée régulatrice, une sorte d’utopie de plus en plus vague, au fur et à mesure que la Terre allait manquer à lui donner corps.

Jusqu’à cet événement du 13 décembre 2015, la conclusion de la COP21 mentionnée au début de cet essai, au cours duquel il est devenu en quelque sorte officiel qu’il n’y avait plus de Terre correspondant à l’horizon du Global.

Si les analyses en termes de classe n’ont, en fin de compte, jamais permis aux Gauches de résister durablement à leurs ennemis — ce qui explique l’échec des prévisions de Polanyi sur l’extinction du libéralisme —, c’est qu’elles avaient du monde matériel une définition si abstraite, si idéale, pour ne pas dire idéaliste, qu’elles ont mal accroché cette réalité nouvelle.

Pour être matérialiste, il faut une matière ; pour donner une définition mondaine de l’activité, il faut un monde ; pour occuper un territoire, il faut une terre ; pour se lancer dans la Real Politik, il faut une réalité.

Or, pendant tout le XXe siècle, alors même que se développaient les analyses et les expériences fondées sur une définition classique de la lutte des classes, avait lieu, plus ou moins subrepticement, en tout cas sans que les Gauches s’en préoccupent beaucoup, une métamorphose de la définition même de la matière, du monde, de la terre sur laquelle tout reposait.

La question devient donc de définir de façon beaucoup plus réaliste les luttes de classes en prenant en compte cette nouvelle matérialité, ce nouveau matérialisme, imposés par l’orientation vers le Terrestre54.

Si Polanyi a surestimé les capacités de résistance de la société à la marchandisation, c’est qu’il comptait sur le secours des seuls acteurs humains et sur leur conscience des limites de la marchandise et du marché. Or ils ne sont plus seuls à se révolter. Ce que Polanyi ne pouvait prévoir, c’est l’addition de formidables forces de résistance jetées dans les conflits de classes et capables d’en métamorphoser l’enjeu. L’issue des disputes ne peut se modifier que si l’on confie à tous les révoltés, enchâssés les uns dans les autres, le soin de combattre.

Si les classes dites sociales se repéraient par leur place dans le système de production, on s’aperçoit maintenant que ce système était défini de façon beaucoup trop restrictive.

Il y avait longtemps, bien sûr, que les analystes avaient ajouté à la stricte définition des classes sociales, tout un appareillage de valeurs, de cultures, d’attitudes, de symboles pour affiner leurs définitions et expliquer pourquoi les groupes ne suivaient pas toujours leurs « intérêts objectifs ». Et pourtant, même en ajoutant des « cultures de classe » aux « intérêts de classe », ces groupes n’ont pas autour d’eux de territoires assez peuplés pour qu’ils puissent engrener sur une réalité et prendre conscience d’eux-mêmes. Leur définition reste sociale, trop sociale55.

Sous la lutte des classes, il y a d’autres classements. Sous les instances d’autres instances. Sous la matière d’autres matériaux.

Timothy Mitchell a bien montré qu’une économie fondée sur le charbon a longtemps permis une lutte des classes efficace que le passage au pétrole a permis aux classes dirigeantes de gagner56. Pourtant, les classes sociales traditionnellement définies restaient les mêmes : toujours des ouvriers défendus par des syndicats.

Oui, mais les classes territorialement définies ne classent pas de la même manière. La possibilité pour les mineurs de bloquer la production, de se concerter au fond des mines à l’abri des surveillants, de faire alliance avec les cheminots proches de leurs terrils, d’envoyer leurs femmes manifester devant les fenêtres de leur patron, tout cela disparaît avec le pétrole contrôlé par quelques ingénieurs expatriés, dans des pays lointains, dirigés par de toutes petites élites facilement corruptibles, et dont le produit circule à travers des oléoducs rapidement réparés. Visibles avec le charbon, les ennemis sont devenus invisibles avec le pétrole.

Mitchell ne souligne pas simplement la « dimension spatiale » des luttes ouvrières, ce qui serait un truisme. Il attire l’attention sur la composition même de ce que fait à la terre, aux ouvriers, aux ingénieurs et aux entreprises, le lien avec le charbon ou avec le pétrole57. Il en tire d’ailleurs la conséquence paradoxale que, à partir de l’après-guerre, on entre, grâce au pétrole, dans le règne d’une Économie qui croit pouvoir se dispenser de toute limite matérielle !

C’est que la lutte des classes dépend d’une géo-logie.

L’introduction du préfixe « géo » ne rend pas obsolètes cent cinquante ans d’analyse marxiste ou matérialiste, elle oblige, au contraire, à reprendre la question sociale mais en l’intensifiant par la nouvelle géopolitique.

Puisque la carte des luttes de classes sociales donne de moins en moins de prise à la vie politique — les analystes en sont réduits à se lamenter que les gens « ne suivent plus leurs intérêts de classe » —, il faut parvenir à dessiner une carte des luttes des places géo-sociales pour repérer enfin quels sont leurs véritables intérêts, et avec qui elles vont s’allier, contre qui elles vont se battre58.

Le XIXe siècle a été l’âge de la question sociale ; le XXIe est l’âge de la nouvelle question géo-sociale.

S’ils ne parviennent pas à changer de cartes, les partis de Gauche ressembleront à des buis attaqués par la pyrale : il ne restera d’eux qu’un nuage de poussières bonnes à brûler.

La difficulté, c’est que pour trouver les principes qui vont permettre de définir ces nouvelles classes et de tracer les lignes de conflit entre leurs intérêts divergents, il faut apprendre à se méfier des définitions de la matière, du système de production, et même des repères dans l’espace et dans le temps qui avaient servi aussi bien à définir les classes sociales que les luttes de l’écologie.

En effet, l’une des étrangetés de l’époque moderne, c’est d’avoir eu une définition si peu matérielle, si peu terrestre, de la matière. Elle se vante d’un réalisme qu’elle n’a jamais su mettre en œuvre. Comment appeler matérialistes des gens capables de glisser par inadvertance dans une planète à +3,5° ou qui infligent à leurs concitoyens d’être les agents de la sixième extinction, sans même qu’on s’en aperçoive ?

Cela peut paraître étrange, mais quand les Modernes parlent de politique, on ne sait jamais dans quel cadre pratique ils en situent le déploiement.

Finalement « l’analyse concrète de la situation concrète », comme disait Lénine, ne l’est jamais assez. L’écologie a toujours dit aux socialistes : « Encore un effort, messieurs et dames les matérialistes, pour être enfin matérialistes ! »