Rediriger l’attention de la « nature » vers le Terrestre pourrait mettre fin à la déconnexion qui a figé les positions politiques depuis l’apparition de la menace climatique, rendant périlleuse la jonction entre les luttes dites sociales et les luttes dites écologiques.
La nouvelle articulation revient à dire que nous passons d’une analyse en termes de systèmes de production à une analyse en termes de systèmes d’engendrement. Les deux analyses diffèrent d’abord par leur principe — la liberté pour l’un, la dépendance pour l’autre. Elles diffèrent ensuite par le rôle donné à l’humain — central pour l’un, distribué pour l’autre. Elles diffèrent enfin par le type de mouvements qu’elles prennent en charge — mécanisme pour l’un, genèse pour l’autre.
Le système de production était fondé sur une certaine conception de la nature, du matérialisme et du rôle des sciences ; il donnait une autre fonction à la politique et se fondait sur une division entre les acteurs humains et leurs ressources. À sa base, il y avait l’idée que la liberté des humains se déploierait dans un cadre naturel où il serait possible de reconnaître à chaque propriété des limites précises.
Le système d’engendrement met aux prises des agents, des acteurs, des animés qui ont tous des capacités de réaction distinctes. Il ne procède pas de la même conception de la matérialité, n’a pas la même épistémologie et ne mène pas aux mêmes politiques.
C’est qu’il ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres — tous les terrestres et pas seulement des humains. Il est fondé sur l’idée de cultiver des attachements, opérations d’autant plus difficiles que les animés ne sont pas limités par des frontières et ne cessent de se superposer, de s’intriquer les uns dans les autres.
Si ces deux systèmes entrent en conflit, c’est qu’une autre autorité est apparue obligeant à reposer toutes les anciennes questions, non plus à partir du seul projet d’émancipation, mais à partir des vertus nouvellement retrouvées de la dépendance.
Dépendre vient d’abord limiter, puis compliquer, puis obliger à reprendre le projet d’émancipation pour finalement l’amplifier. Comme si l’on inversait, une fois encore, par une nouvelle pirouette dialectique, le projet hégélien83. Comme si l’Esprit n’avait jamais fini de se réincarner.
C’est cette nouvelle forme d’obligation que l’on veut souligner en disant qu’il n’y a pas de planète (il faudrait dire de Zone Critique) pour y abriter l’utopie de la modernisation ou de la mondialisation-moins. Comment nier que nous nous trouvons placés devant un autre pouvoir qui impose d’autres barrières que les anciennes limites dites « naturelles »84 ?
C’est ce même conflit d’autorité que les élites obscurcissantes ont parfaitement repéré quand elles ont décidé de ne plus partager le monde commun avec le reste des neuf milliards de braves gens dont le sort — du moins le prétendaient-elles — avait toujours été leur principal souci. Ne dévoilent-elles pas l’autorité nouvelle à laquelle elles cherchent à dissimuler leurs méfaits85 ?
C’est toujours cette contradiction qui a éclaté sous une forme diplomatique, le 12 décembre 2015, à la conclusion de l’accord de Paris sur le climat, quand chaque délégation a murmuré in petto : « Mais alors il n’existe pas de monde pour nos projets cumulés de développement !? »
Qui donc a obtenu la signature de ces cent soixante-quinze États, sinon une forme de souveraineté devant laquelle ils ont accepté de ployer le genou et qui les a poussés à s’entendre ? Si ce n’est pas une puissance qui domine les chefs d’État, et à laquelle ils reconnaissent une forme encore vague de légitimité, comment l’appeler ?
C’est cette même contradiction que résume le terme d’Anthropocène, quelles que soient les disputes sur sa date et sa définition : « Le système terre réagit dorénavant à votre action d’une façon telle que vous n’avez plus de cadre stable et indifférent dans lequel loger vos désirs de modernisation. » Malgré toutes les critiques faites à ce concept, le préfixe « anthropos » appliqué à une période géologique est bien le symptôme d’une repolitisation de toutes les questions planétaires. Comme si une étiquette Made in Human avait été gravée sur toutes les anciennes ressources naturelles86.
Et c’est elle enfin qui se trouve clarifiée le jour où Trump, depuis la roseraie de la Maison-Blanche, a triomphalement annoncé le retrait de l’accord de Paris. Déclaration de guerre qui permet d’occuper tous les autres pays, sinon avec des troupes, du moins avec le CO2 que l’Amérique se garde le droit d’émettre.
Allez dire aux autres signataires de l’accord qu’ils ne sont pas littéralement envahis par les États-Unis qui influent sur la composition de leur atmosphère, alors même qu’ils se trouvent à des milliers de kilomètres ! Il y a bien là une nouvelle expression d’un droit à la domination au nom d’une version nouvelle du Lebensraum.
En admettant que ce soient les contradictions qui mènent l’histoire politique, ce qui avive la contradiction entre système de production et système d’engendrement, c’est la dépendance à cette nouvelle forme d’autorité à la fois très ancienne et très neuve.
Une autre différence entre les deux types de systèmes, c’est le rôle attribué à l’humain, conséquence directe de ce principe émergent d’autorité.
On se bat depuis cent ans pour savoir si les questions de nature obligeraient à sortir de l’anthropocentrisme ou s’il faut au contraire laisser l’humain au centre — comme s’il fallait choisir entre une écologie plus ou moins profonde et une autre plus ou moins « humaniste ».
Évidemment qu’il n’y a pas d’autre politique que celle des humains et à leur profit ! La question n’a jamais porté sur ce point. Elle a toujours été dans la forme et la composition de cet humain.
Ce que le Nouveau Régime Climatique remet en cause, ce n’est pas la place centrale de l’humain, c’est sa composition, sa présence, sa figuration, et pour tout dire sa destinée. Or, si vous les modifiez, vous changez aussi la définition de ses intérêts.
Pour les Modernes, en effet, l’humain était impossible à situer dans un lieu précis. Il était soit un être naturel comme tous les autres (au sens classique de la nature-univers), soit l’être par excellence capable de s’extraire de la nature (toujours conçue à l’ancienne) grâce à son âme, sa culture ou son intelligence. Mais cette oscillation, on n’a jamais pu la stabiliser en situant l’humanité dans un paysage précis.
Si la situation change aujourd’hui, c’est parce que la crise climatique a poussé les deux parties hors de leurs gonds : la notion de nature d’une part, celle d’humain de l’autre.
Ce qui rend très peu plausible l’idée d’un choix pour ou contre l’anthropocentrisme, c’est qu’il y ait un centre, ou plutôt deux, l’homme et la nature, entre lesquels il faudrait prétendument choisir. Et encore plus bizarre : que ce cercle ait des bords si bien définis qu’ils laisseraient tout le reste en dehors. Comme s’il y avait un dehors !
Le Nouveau Régime Climatique, c’est précisément de ne plus savoir de quoi l’on dépend pour subsister. S’il n’y a pas à se décentrer, c’est parce qu’il n’y a pas de cercle. C’est de la Terre bien plus que de l’univers infini dont il faut dire, avec Pascal, que « son centre est partout et sa circonférence nulle part ».
Il est peut-être temps, pour souligner ce point, de parler non plus des humains mais des terrestres (Earthbound), en insistant ainsi sur l’humus et pour tout dire le compost qui se tiennent dans l’étymologie du mot « humain » (Terrestre a l’avantage de ne préciser ni le genre ni l’espèce…)
Dire : « Nous sommes des terrestres au milieu des terrestres », n’introduit pas du tout à la même politique que : « Nous sommes des humains dans la nature. » Les deux ne sont pas faits du même bois — ou plutôt de la même boue.
La troisième différence entre systèmes de production et systèmes d’engendrement tient à la possibilité de multiplier les agissants sans pour autant naturaliser les conduites. Devenir matérialistes, ce n’est plus forcément réduire le monde à des objets, mais étendre la liste des mouvements à prendre en compte, précisément les mouvements de genèse que la vue de Sirius ne permettait pas de suivre de près.
Les terrestres, en effet, ont le très délicat problème de découvrir de combien d’autres êtres ils ont besoin pour subsister. C’est en dressant cette liste qu’ils dessinent leur terrain de vie (expression qui permettrait de déplacer le mot territoire trop souvent ramené au simple quadrillage administratif de l’État).
Pister les terrestres, c’est ajouter des conflits d’interprétation à propos de ce que sont, veulent, désirent ou peuvent tel ou tel agissant à ce que sont, veulent, désirent ou peuvent d’autres agissants — et cela vaut pour les ouvriers autant que pour les oiseaux du ciel, pour les golden-boys autant que pour les bactéries du sol, pour les forêts autant que pour les animaux87. Que voulez-vous ? De quoi êtes-vous capables ? Avec qui êtes-vous prêts à cohabiter ? Qui peut vous menacer ?
On évite aussi l’écueil de croire qu’il serait possible de vivre en sympathie, en harmonie, avec les agents dits « naturels ». On ne quête pas l’accord de tous ces agents superposés, mais on apprend à dépendre d’eux. Nulle réduction, nulle harmonie. Simplement, la liste des agissants s’allonge ; leurs intérêts se superposent ; il faut toutes les puissances de l’enquête pour commencer à s’y repérer.
Dans un système d’engendrement, ce sont tous les agissants, tous les animés, qui se posent la question d’avoir des descendants et de se reconnaître des ascendants, bref de reconnaître et de s’insérer dans des lignées qui parviendraient à durer88.
Opération éminemment contre-intuitive pour les ci-devant Modernes. Avec eux, il fallait toujours choisir entre l’ancien et le neuf qu’un couperet avait irréversiblement tranchés. Le passé n’était plus ce qui permettait le passage mais ce qui était simplement dépassé. Discuter de ce choix, hésiter, parlementer, prendre son temps, c’était douter de la flèche du temps : c’était se ringardiser.
La perversité du front de modernisation, c’est qu’en ridiculisant la notion de tradition comme quelque chose d’archaïque, il a rendu impossible toute forme de transmission, d’héritage, de reprise et donc de transformation, bref d’engendrement. Et cela vaut pour l’éducation des petits hommes, aussi bien que pour les paysages, les animaux, les gouvernements ou les divinités.
Pris dans un système de production, les humains sont seuls à pouvoir se révolter — toujours trop tard ; pris dans un système d’engendrement, bien d’autres clameurs peuvent se faire entendre — avant la catastrophe. Les points de vie, et pas seulement les points de vue, se trouvent multipliés89.
En basculant d’un système de production à un système d’engendrement, on va pouvoir multiplier les sources de révolte contre l’injustice et, par conséquent, accroître considérablement la gamme des alliés potentiels dans les luttes à mener pour le Terrestre.
Si un tel changement de géopolitique relevait d’une décision philosophique, il serait sans force. Jusqu’au Nouveau Régime Climatique, il paraissait d’ailleurs invraisemblable, contourné, apocalyptique.
Désormais, nous bénéficions, si l’on peut dire, du secours des agents déchaînés qui obligent à reprendre la définition de ce que c’est qu’un humain, un territoire, une politique, une civilisation.
La situation actuelle, si on la prend en écharpe, n’est pas simplement une contradiction comme il y en a eu tant au cours de l’histoire matérielle à l’intérieur des systèmes de production, mais entre, d’un côté, le système de production et, de l’autre, le système d’engendrement. C’est une question de civilisation et pas seulement d’économie.
Pour basculer d’un système à l’autre il faut apprendre à se défaire du règne de l’économisation, cette vue de Sirius projetée sur la Terre et qui l’obscurcit90. Comme l’écrivait encore Polanyi, la « religion séculière » du marché n’est pas de ce monde91. Son matérialisme est un idéalisme que la mutation climatique a rendu encore plus immatériel. Se réapproprier le sol, c’est lutter contre l’envahissement par ces sortes d’extraterrestres qui ont d’autres intérêts, d’autres temporalités que ceux des infraterrestres et qui interdisent, littéralement, de mettre au monde quelque être que ce soit.
Ce qui était visé depuis le début de cet essai peut maintenant être nommé : le Terrestre n’est pas encore une institution, mais il est déjà un acteur clairement différent du rôle politique attribué à la « nature » des Modernes92.
Les nouveaux conflits ne remplacent pas les anciens, ils les aiguisent, les déploient autrement et surtout les rendent enfin repérables. Se battre pour rejoindre l’une ou l’autre utopie du Global ou du Local n’a pas les mêmes effets de clarification que se battre pour atterrir sur Terre !
(D’ailleurs il est peut-être temps de se passer tout à fait du mot écologie, sauf pour désigner un domaine scientifique. Il n’y a que des questions de terrains de vie avec ou contre d’autres terrestres qui ont les mêmes enjeux. L’adjectif politique devrait suffire dorénavant à les désigner une fois élargi le sens de la polis qui l’a trop longtemps restreint.)
Nous sommes enfin clairement en situation de guerre, mais c’est une drôle de guerre à la fois déclarée et larvée93. Certains la voient partout, d’autres l’ignorent tout à fait.
En dramatisant jusqu’à l’extravagance, disons que c’est un conflit entre les humains modernes qui se croient seuls dans l’Holocène en fuite vers le Global ou en exode vers le Local ; et les terrestres qui se savent dans l’Anthropocène et qui cherchent à cohabiter avec d’autres terrestres sous l’autorité d’une puissance sans institution politique encore assurée.
Et cette guerre, à la fois civile et morale, divise de l’intérieur chacun d’entre nous.