7.

S’il ne faut pas chercher la clef de la situation actuelle dans un manque d’intelligence, il faut la chercher dans la forme des territoires auxquels cette intelligence s’applique. Or c’est justement là que le bât blesse : il y a maintenant plusieurs territoires, incompatibles les uns avec les autres.

Pour simplifier, on peut supposer que, jusqu’ici, chacun de ceux qui acceptaient de se plier au projet de la modernisation pouvait retrouver sa place grâce à un vecteur qui allait, pour simplifier, du local au global.

C’est vers le Globe avec un grand G que tout se mettait en mouvement, celui qui dessinait l’horizon à la fois scientifique, économique, moral, le Globe de la mondialisation-plus. Repère à la fois spatial — la cartographie — et temporel — la flèche du temps lancée vers l’avenir. Ce Globe qui a enthousiasmé des générations parce qu’il était synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable emportait avec lui une certaine définition universelle de l’humain.

Enfin le grand large ! Enfin sortir de chez soi ! Enfin l’univers infini ! Rares sont ceux qui n’ont pas ressenti cet appel. Prenons la mesure de l’enthousiasme qu’il a pu susciter chez ceux qui en profitaient — sans s’étonner de l’horreur qu’il suscite chez ceux qu’il a broyés sur son passage.

Ce qu’il fallait abandonner pour se moderniser, c’était le Local. Lui aussi avec une majuscule pour qu’on ne le confonde pas avec quelque habitat primordial, quelque terre ancestrale, le sol d’où jailliraient les autochtones. Rien d’aborigène, rien de natif, rien de primitif, dans ce terroir réinventé après que la modernisation a fait disparaître tous les anciens attachements. C’est un Local par contraste. Un anti-Global.

Une fois ces deux pôles repérés, on peut tracer un front pionnier de modernisation. C’est lui que dessine l’injonction à nous moderniser, qui nous préparait à tous les sacrifices, à quitter notre province natale, à abandonner nos traditions, à rompre avec nos habitudes, si nous voulions « aller de l’avant », participer au mouvement général de développement et, en fin de compte, profiter du monde.

Nous étions certes partagés entre deux injonctions contradictoires : en avant vers l’idéal de progrès ; en arrière vers le retour aux certitudes anciennes, mais cette hésitation, ce tiraillement, nous allait finalement assez bien. Comme les Parisiens savent repérer le cours de la Seine par la suite des numéros pairs et impairs de leurs rues, nous savions nous situer dans le cours de l’histoire.

Il y avait bien des protestataires, mais ils se trouvaient de l’autre côté du front de modernisation. Ils étaient les (néo)autochtones, les archaïques, les vaincus, les colonisés, les dominés, les exclus. Grâce à cette pierre de touche, on pouvait, sans risque de se tromper, les traiter de réactionnaires, en tout cas d’antimodernes ou de laissés-pour-compte. Ils pouvaient bien protester, mais leurs criailleries ne faisaient que justifier la critique.

C’était brutal, peut-être, mais enfin le monde avait un sens. La flèche du temps allait quelque part.

Un tel repérage était d’autant plus facile que c’est sur ce vecteur que l’on avait projeté la différence Gauche/Droite aujourd’hui mise en question.

Ce qui n’allait pas sans complication parce que, selon les sujets de dispute, Gauche et Droite n’allaient pas dans le même sens.

Si l’on parlait d’économie, par exemple, il y avait une Droite qui voulait aller toujours plus loin vers le Global alors qu’il y avait une Gauche (mais aussi une Droite plus timide) qui aurait souhaité limiter, ralentir, protéger les plus faibles contre les forces du Marché (les majuscules sont là pour rappeler qu’il s’agit de simples repères idéologiques).

Inversement, si l’on parlait de « libération des mœurs » et, plus précisément, de questions sexuelles, on trouvait une Gauche qui voulait aller toujours plus loin en avant vers le Global, alors qu’il y avait une Droite (mais aussi une Gauche) qui refusait fortement de se laisser entraîner sur cette « pente glissante ».

De quoi compliquer quelque peu l’attribution des qualificatifs comme « progressiste » et « réactionnaire ». Mais on pouvait trouver quand même de vrais « réacs » — à la fois contre les « forces du marché » et contre la « libération des mœurs » — et de vrais « progressistes », Gauche et Droite mêlées, qui se laissaient attirer par le Global, à la fois pour libérer les forces du capital et la diversité des mœurs.

Quelles que soient ces subtilités, on arrivait malgré tout à s’y retrouver pour la bonne et excellente raison que toutes les positions continuaient de se placer le long du même vecteur. Ce qui permettait de les repérer comme on lit la température d’un patient en suivant les gradations d’un thermomètre.

La direction de l’histoire étant donnée, il pouvait y avoir des obstacles, des « retours en arrière », des « avancées rapides », voire des « révolutions », des « récupérations », mais pas de changement radical dans l’ordonnancement général des positions. En fonction des sujets de dispute le sens pouvait varier, mais il y avait une seule direction, celle que procurait la tension entre les deux attracteurs, le Global et le Local (encore une fois ce ne sont là que des abstractions commodes).

Comme la chose va vite se compliquer, un schéma serait commode. La forme canonique (figure 1) permet de situer le Local-à-moderniser et le Global-de-la-modernisation comme deux attracteurs notés 1 et 2. Entre les deux, le front de modernisation qui distingue clairement l’avant et l’arrière, ainsi que la projection sur ce vecteur des différentes façons d’être de Droite ou de Gauche, forcément simplifiées.

Ce Global et ce Local-là ignorent évidemment toutes les autres manières d’être local et global que nous a révélées l’anthropologie et qui restent invisibles pour les Modernes et donc ne font pas partie du schéma — du moins pour l’instant. Être moderne, par définition, c’est projeter partout sur les autres le conflit du Local contre le Global, de l’archaïque contre le futur dont les non-modernes, cela va de soi, n’ont que faire.

(Pour être complet, il faudrait ajouter une prolongation à l’infini du projet de l’attracteur 2, dont rêvent encore ceux qui veulent s’échapper des problèmes de la planète en se déplaçant vers Mars, ou en se téléportant dans les ordinateurs, ou en devenant enfin vraiment posthumains grâce au mariage de l’ADN, des sciences cognitives et des robots24. Cette forme extrême de « néo-hyper-modernisme » ne fait qu’accélérer jusqu’au vertige l’ancien vecteur et n’a donc pas d’importance pour ce qui suit.)

Qu’arrive-t-il à ce système de coordonnées si la mondialisation-plus devient la mondialisation-moins ? Si ce qui attirait vers soi avec la force de l’évidence, tirant le monde entier après soi, devient un repoussoir dont on sent confusément que seuls quelques-uns vont profiter ? Inévitablement, le Local, lui aussi, par réaction, va redevenir attirant.

Mais voilà, ce n’est plus le même Local. À la fuite éperdue vers la mondialisation-moins, fait pendant la fuite éperdue vers le Local-moins, celui qui promet tradition, protection, identité et certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques.

Figure 1 : Schéma canonique du repérage des Modernes.

Figure 1 : Schéma canonique du repérage des Modernes.

Et voilà le drame : le Local relooké n’a pas plus de vraisemblance, n’est pas plus habitable que la mondialisation-moins. C’est une invention rétrospective, c’est un territoire croupion, ce qui reste une fois qu’on l’a définitivement perdu en se modernisant. Quoi de plus irréel que la Pologne de Kaczyński, la France du Front national, l’Italie de la Ligue du Nord, la Grande-Bretagne rétrécie du Brexit ou l’America great again du grand Trompeur ?

Il n’empêche, ce deuxième pôle attire autant que l’autre, surtout quand ça va mal et que l’idéal du Globe semble s’éloigner encore plus loin.

Les deux attracteurs ont fini par tellement s’éloigner l’un de l’autre qu’on n’a même plus le loisir d’hésiter, comme avant, entre les deux. C’est ce que les commentateurs appellent la « brutalisation » des discussions politiques.

Pour que le front de modernisation ait une certaine crédibilité, qu’il organise durablement le sens de l’histoire, il fallait que tous les acteurs résident au même endroit, ou du moins qu’ils puissent partager quelque chose comme un horizon commun, les uns tirant à hue et les autres à dia.

Or les tenants de la globalisation comme ceux du retour en arrière se sont tous mis à fuir le plus rapidement possible, en rivalisant d’irréalisme. Bulle contre bulle ; gated community contre gated community.

À la place d’une tension, on a désormais un gouffre. À la place d’une ligne de front, on ne voit plus que la cicatrice d’un ancien combat pour ou contre la modernisation de la planète entière. Il n’y a plus d’horizon partagé — même pour décider qui est progressiste et qui est réactionnaire25.

On se retrouve comme les passagers d’un avion qui aurait décollé pour le Global, auxquels le pilote a annoncé qu’il devait faire demi-tour parce qu’on ne peut plus atterrir sur cet aéroport, et qui entendent avec effroi (« Ladies and gentlemen, this is the captain speaking again ») que la piste de secours, le Local, est inaccessible elle aussi. On comprend que les passagers se pressent avec quelque angoisse pour tenter de discerner à travers les hublots où ils vont bien pouvoir atterrir en risquant de se crasher — même s’ils comptent, comme dans le film de Clint Eastwood, sur les réflexes de Sully, leur commandant de bord26.

Figure 2 : L’irruption d’un troisième attracteur brise le système de coordonnées habituel des Modernes.

Figure 2 : L’irruption d’un troisième attracteur brise le système de coordonnées habituel des Modernes.

Que s’est-il donc passé ? Il faut supposer que quelque chose est venu tordre la flèche du temps, une puissance à la fois ancienne et imprévue qui a d’abord inquiété, puis perturbé et enfin dispersé les projets des ci-devant Modernes.

Comme si l’expression monde moderne était devenue un oxymore. Ou bien il est moderne, mais il n’a pas de monde sous ses pieds. Ou bien c’est un vrai monde, mais il ne sera pas modernisable. Fin d’un certain arc historique.

Brusquement, tout se passe comme si, partout à la fois, un troisième attracteur était venu détourner, pomper, absorber tous les sujets de conflit, rendant toute orientation impossible selon l’ancienne ligne de fuite.

Et c’est en ce point de l’histoire, en cette articulation que nous nous trouvons aujourd’hui.

Trop désorientés pour ranger les positions le long de l’axe qui allait de l’ancien au nouveau, du Local au Global, mais encore incapables de donner un nom, de fixer une position, de simplement décrire ce troisième attracteur.

Et pourtant toute l’orientation politique dépend de ce pas de côté : il faut bien décider qui nous aide et qui nous trahit, qui est notre ami et qui est notre ennemi, avec qui s’allier et avec qui se battre — mais selon une direction qui n’est plus tracée.

Rien en tout cas qui nous autoriserait à réutiliser les anciens marqueurs comme « Droite » et « Gauche », « libération », « émancipation », « forces du marché ». Et même ces marqueurs de l’espace et du temps qui ont si longtemps paru évidents comme « avenir » ou « passé », « Local » ou « Global »27.

Il faut tout cartographier à nouveaux frais. Et, en plus, dans l’urgence, avant que les somnambules n’aient écrasé dans leur fuite aveugle ce à quoi nous tenons.