III
Quelques mois après le déjeuner au Grand Large, je suis retourné dans l’appartement de la rue Michel-Arnaud, à Cassis. Comme la sœur de Théo n’était pas là, je me suis installé dans ce qui lui tenait lieu de chambre quand elle descendait de Bruxelles. L’après-midi, recru de fatigue après avoir nagé, j’abandonnais Théo à sa plage et à la canicule et je rentrais m’étendre. Derrière les contrevents clos, j’attendais que la pénombre m’entraînât dans une sieste encombrée de songes et je regardais les photos de mode punaisées au mur : des créatures étourdissantes, selon mes critères, mais pour Sandrine surtout des robes ou des maillots pour lesquels elle avait eu le béguin. Et je m’assoupissais là où elle avait rêvé de devenir une de ces « créatures ». Sandrine Broussard… Avais-je jamais rencontré pareil antipode de moi-même ? Pour rien au monde je n’aurais échangé ma vie contre la sienne. L’emprunter par moments, cependant, n’aurait pas été pour me déplaire. Emprunter mon contraire comme, en hiver, on voit des riches du Nord partir se reposer au soleil des pauvres. Tout nous séparait, dans notre rapport au temps, et bien souvent je l’enviais. Je travaillais dans une agence de presse où la moindre seconde comptait. L’instant présent était mon matériau. J’aimais l’information à grande vitesse, celle qui vous appartient le temps que les autres ne la connaissent pas encore, et n’aspirais pourtant qu’aux calmes équatoriaux. À la lenteur. Mon idéal maritime était la mer des Sargasses. Sandrine en était l’incarnation : elle avait réussi à imposer son propre temps au monde. Et tandis que mes paupières commençaient à se fermer, je posais les yeux au hasard des murs – sur les épaules hâlées d’une créature étourdissante.
Théo Broussard était le contraire de sa sœur : rien aux cloisons de sa chambre. Aucun meuble dans son logement, sinon dans le séjour une petite table en marbre à laquelle nous prenions les repas, avec quatre chaises sur des tomettes terre de Sienne.
Sandrine avait projeté sur les murs des reflets idéalisés d’elle-même, qui attendaient leur heure pour rivaliser avec la Sylvie Vartan années soixante-dix. Comme elle, elle serait la plus belle pour aller danser. Elle devait faire de beaux songes dans cette couche surplombée par tant de tanagras. Et pourtant, elle n’était pas née au bord de la Maritza. Son père n’était pas d’origine arménienne et sa mère n’avait aucune ascendance hongroise. Sandrine était du Nord-Pas-de-Calais et n’aurait jamais la beauté de la chanteuse aux robes pailletées, à moins que n’intervienne un magicien.
Enfant, Sandrine était tombée la tête la première, un jour qu’elle courait. Le nez en sang, elle avait hurlé de douleur. Quand les croûtes étaient parties, elle avait remarqué une déviation de l’arête nasale. Le matin, dans la glace, elle ne voyait plus que ça. À compter de ce jour-là, elle avait détesté son visage. Elle n’avait d’yeux que pour les mannequins des magazines féminins et pour les articles consacrés à la chirurgie esthétique. À l’époque, elle était encore trop jeune pour se plaindre de ses seins mais elle avait déjà son menton en aversion, en plus du nez.
À force de feuilleter des revues, elle s’était convaincue que la beauté aussi s’achetait, et qu’un jour, elle se l’offrirait. À l’instant où son nez avait heurté la bordure du trottoir, elle avait pris sans le savoir rendez-vous avec un chirurgien plastique qu’elle ne connaissait pas, dans une clinique qui n’existait sans doute pas encore. Rendez-vous dans un avenir lointain, comme chez les praticiens les plus demandés, mais auquel elle serait ponctuelle à l’heure et au jour dits.
Tous les espoirs étaient permis : un jour, adulte et riche, elle se confierait à un magicien et il ferait d’elle une Sylvie Vartan ou une autre Constance… Constance de Villecour était l’épouse jeune et séduisante d’un industriel du Nord chez laquelle sa grand-mère Mathilde allait faire la cuisine et le ménage. Aux yeux de l’enfant qui l’accompagnait là-bas pendant les vacances, Constance incarnait le summum de l’élégance, l’idéal féminin, avec ses longs cheveux blonds en arrière façon Amanda Lear. Mais qui se souvient d’Amanda Lear ? Qui se souvient des années soixante-dix… Parfois, quand je laisse remonter des souvenirs lointains et que ces bulles éclatent à la surface du temps, j’ai peur d’être le dernier à les évoquer encore.
Constance de Villecour se levait tard. Elle commençait sa journée par une heure dans la salle de bains, après quoi elle descendait parfumée, si bien que, vite, l’air embaumait Constance dans toutes les pièces. Le plus souvent, elle portait une minijupe de tartan ou une robe au décolleté profond. Elle exigeait des plats sans sauce pour rester fluette. Pas plus de cinquante kilos, avait-elle décidé. Au déjeuner, elle ne mangeait pour ainsi dire pas. Grignotait des abricots. Ensuite, elle passait l’après-midi enfermée dans sa chambre, où elle recevait un amant. Rarement le même. Et elle changeait de petite culotte plusieurs fois par jour, ce qui laissait Sandrine interloquée. À l’âge de six ou sept ans, elle se disait que pour séduire, plus tard, elle devrait posséder une vaste collection de petites culottes.
Les années passèrent. Plus Sandrine voulait tomber amoureuse de son corps, plus elle le prenait en grippe. Après le nez, qui avait un temps monopolisé sa haine, après le menton, elle s’est mise à détester ses seins. Ceux qu’elle entrevoyait dans les magazines avaient des formes parfaites. Ils ne tombaient pas. Les siens, oui, maintenant qu’ils lui apparaissaient, petit à petit, dans le bain révélateur de l’adolescence. Et puis, elle aurait beaucoup aimé escamoter ses taches de rousseur. Elle avait acheté en catimini une crème censée les faire disparaître de sa peau nordique et elle avait caché le pot dans la chambre de Théo, mais sa mère l’avait découvert, car rien ne lui échappait. Et elle l’avait confisqué. Cette femme à la tignasse raide ne supportait pas la féminité des autres ; de sorte que, par exemple, elle avait interdit à sa fille de se laver la tête plus d’une fois par semaine. Sandrine avait des cheveux bouclés qui lui tombaient jusqu’aux épaules et dont son père disait qu’ils étaient « magnifiques ». Oh ! Constance… Être belle un jour ! Sandrine n’avait plus d’autre horizon. Sa mère lui répétait qu’elle ne l’était pas et elle la croyait comme on croit sa mère. Elle ne voyait dès lors qu’une solution, attendre. Riche, elle trouverait le meilleur chirurgien et elle le paierait pour refaire ce que dans ses entrailles, la mère avait raté.
Sandrine enfant ne connaissait pas encore l’histoire de Narcisse. L’eau de la fontaine, le malaise quand il s’y mira, amoureux de lui-même, puis sa mort et la fleur qui poussa à cet endroit et prit son nom. Tout cela avait pourtant des résonances avec ce qu’elle vivrait plus tard. Son rendez-vous avec un chirurgien plastique était fixé par le destin à quatre-vingt-deux, l’année de ses vingt-deux ans. Un jour de février ou mars, elle a lu une annonce dans un magazine local :
Professeur, sur Lille,
vous rend plus belle.
Venez me voir.
Réussite assurée.
Ce fut comme si un courant de basse tension l’avait traversée très subtilement. Venez me voir… Elle a laissé passer quelque temps, puis elle s’est décidée à franchir le pas. Le cabinet se trouvait boulevard de la Liberté. Ce jour-là, jour de grand soleil, le « professeur » était absent. Une femme superbe, aux cheveux d’un blond vénitien, l’a fait entrer. Elle devait avoir une petite quarantaine et s’est présentée : Véra Kaminer. Quand Sandrine a eu fini de lui exposer ce qui l’amenait, la femme a dénudé sa poitrine.
– C’est le professeur qui m’a refaite.
Ce mot, « refaite », a résonné plus que les autres aux oreilles de Sandrine. Combien de fois ne l’avait-elle pas eu en tête, ces dernières années ? Sandrine a enlevé le haut à son tour. À la vue de ses seins, Véra Kaminer a été catégorique.
– On les améliorera sans difficulté. On les relèvera.
Elle avait accompagné ses mots d’un geste des mains.
Sandrine a obtenu un rendez-vous à la clinique parisienne du professeur dans un délai assez rapide. Elle serait admise le 1er mai dans l’après-midi et on l’opérerait le lendemain matin des seins et du nez.
Elle avait choisi de n’en parler à personne, pas même à son compagnon ou à ses parents. Comment auraient-ils pu comprendre ? Être belle, être parfaite ! Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir. Elle s’imaginait déjà de retour, métamorphosée.
Sandrine est arrivée gare du Nord dans la torpeur d’un jour de fête, avec trente-cinq mille francs en coupures dans sa valise. À l’époque, elle n’était pas recherchée et avait contracté un emprunt sans difficulté. Dans le taxi, elle a posé sa fortune sur ses genoux et donné l’adresse d’une clinique du XVIe. J’aurais aimé la connaître, alors, et l’attendre devant l’établissement du professeur Beauchamp pour la mettre en garde. Mais de quel droit, au fond ? Étais-je un archange à même de lire les destins ? De toute façon, rien ne l’aurait dissuadée de franchir le seuil.
Sa chambre donnait sur un parc. Quelques frênes, des marronniers en pleine efflorescence, une pelouse bichonnée et puis un mur de cinq mètres de haut avec, sur sa moitié inférieure, un treillage de lattes vert bouteille formant des losanges. Sandrine n’était pas seule. L’autre lit était occupé par une certaine Jacinthe, en attente de se faire opérer.
Aux portes de son rêve, Sandrine a pris peur. Et si elle mourait sur le billard ? Elle avait honte par anticipation. La pauvre a succombé pour embellir, dirait-on, s’imaginait-elle. Oh ! elle avait tant attendu ce moment, et voilà qu’elle appréhendait, maintenant… Depuis dix ans, elle se représentait l’instant où elle se réveillerait du sommeil opératoire et le scénario était chaque fois le même : on approchait d’elle un miroir et elle en restait muette.
Grâce à son visage revu et corrigé, elle ne souffrirait plus. Elle dominerait les hommes. Peut-être deviendrait-elle un mannequin illustre et ils ouvriraient leur portefeuille pour elle. Sa mère reconnaîtrait en elle une femme très belle et elle le lui dirait. Pour l’instant, mille personnes pouvaient lui répéter qu’elle était magnifique, cela lui était égal. C’est de sa mère qu’elle voulait l’entendre. Dans ses rêves, elle lui tendait un magazine dont elle faisait la couverture et sa mère en restait bouche bée.
Au cours de la soirée, l’anesthésiste est venu la voir et elle lui a confié ses craintes d’une interaction entre les amphétamines, dont elle faisait une grande consommation, et les substances hypnotiques. Il l’a rassurée, comme l’a fait, un peu plus tard, le professeur Beauchamp. Homme d’âge mûr qui n’avait guère de temps à perdre avec ses patients, celui-ci n’était resté que quelques minutes. « Tous les mannequins de Paris sont passés entre mes mains, mademoiselle. Soyez tranquille, tout marchera comme sur des roulettes. »
Jacinthe a été la confidente de ses angoisses d’un soir. Aide-moi, Jacinthe… Même si tu n’en crois pas un mot, dis-moi que tout ira bien. Que demain, je serai superbe, avec des petits seins à la Birkin…
Piquée par la quenouille de l’anesthésiste, elle sombrait le lendemain matin dans les profondeurs du sommeil, certaine que, quelques heures plus tard, son nez et ses seins auraient été rectifiés à la perfection par les mains d’un maître. Aide-moi, Jacinthe, à remonter des abysses de l’innocence. Aide-moi à tuer Cendrillon…
À son réveil, elle a appelé de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’on accoure. Le docteur Beauchamp a soulevé délicatement les bandages.
– Vous n’avez aucune inquiétude à avoir, mademoiselle. Tout a bien marché. Vous découvrirez le résultat dès que possible.
Au lieu de rester trois jours à la clinique, comme cela était prévu, Sandrine Broussard y a passé un mois. Des complications étaient apparues après l’opération. Les piqûres qu’on lui a faites durant son séjour provoquaient chez elle une troublante distorsion du temps. Dans cette bulle, elle perdait la notion de durée. Combien de jours s’écoulaient ? Elle n’en savait rien, et l’attente décuplait son mal-être.
Un matin, on lui a retiré les pansements. Des cicatrices persistaient sur le nez, assez bien refait. À la vue de ses seins, cependant, elle a eu un choc.
– Nous avons atteint la perfection, s’est exclamé le professeur.
En lieu et place de ce dont elle rêvait, elle découvrait deux petites pommes ridicules. Était-ce cela qu’elle avait attendu pendant dix ans ? Elle a vite enfilé un chandail pour ne pas voir. À son frère venu lui rendre visite, elle a dit avoir eu un accident de voiture. À ses parents aussi, au téléphone, elle a servi la même explication.
Malgré l’imminence de l’été, elle a continué de porter un pull-over après sa sortie, pour estomper ses formes. Son retour n’a rien eu de triomphal. Elle n’était pas devenue le mannequin espéré. Une seule personne était à même de redresser la situation : celui qui connaissait déjà ses seins pour les avoir opérés. Elle en était certaine, la seconde tentative serait la bonne.
Il y eut trois secondes fois dans les années suivantes. À chaque reprise, Sandrine se confiait au même chirurgien. Elle allait de Charybde en Scylla avec une certitude : seul le docteur Beauchamp avait les clés de la réussite. Il rectifierait tout puisqu’il connaissait ses désirs autant que ses regrets.
– Je retournais chaque fois au massacre avec la même ardeur, m’a-t-elle confié un jour que nous parlions de cette période. On espère toujours un mieux.
– Mais tu n’as jamais eu conscience de courir à l’échec ?
– Après chaque intervention, Beauchamp me disait avoir compris pourquoi il s’était trompé. Je le croyais. Il me parlait des mannequins passés entre ses mains et me montrait des photos d’elles… Ce type laid me tenait sous sa coupe. J’étais tombée dans un rapport hypnotique. Un soir, il est entré dans ma chambre avec sa maîtresse, un top-modèle svelte et impeccablement fuselé, et il m’a dit en la désignant : « Vous voyez, les vraies femmes, c’est ça. » J’étais dépendante de lui… Après chaque opération ratée, je lui envoyais un bouquet de fleurs accompagné d’une lettre de remerciements… Les femmes filiformes m’ont longtemps fait souffrir. Pour leur ressembler, je ne mangeais pratiquement plus. J’avais doublé la dose d’amphés, qui sont d’efficaces coupe-faim. Je haïssais ces squelettes en rêvant de devenir l’un d’eux. Oh ! comme je les haïssais… Ils me rappelaient tellement les photos des camps dont ma mère était friande. Ils me rappelaient tellement ma mère.
*
Après ces quatre opérations, Sandrine Broussard a consulté d’autres chirurgiens, sans jamais leur confier ses seins. Son nez, oui. L’un d’eux, à Lille, lui a prélevé un petit bout d’os du côté de la hanche pour le lui greffer dans le nez. Tout s’est bien passé mais au bout d’un mois, la greffe a été rejetée, comme si son corps ne reconnaissait pas ce fragment de lui-même. À la place, le chirurgien a utilisé du corail. De quelle mer lointaine provenait-il ? Quel destin, quand j’y pense, finir dans le nez d’une humaine… Cette fois, la greffe a pris mais tous les six mois, Sandrine a dû recevoir des injections de collagène pour parfaire la rectitude de l’arête.