VIII
Un soir a débarqué au Louxor un homme que Sandrine Broussard n’avait jamais vu. La patronne ne semblait pas non plus le connaître. Dès que ses yeux se sont habitués à la pénombre et ont aperçu Sandrine, il est allé vers elle comme s’il la cherchait depuis longtemps. Elle lui a demandé ce qu’il buvait : Champagne, a-t-il répondu. En temps normal, elle aurait dû poser cette question du tac au tac :
– Et vous, qu’est-ce que vous m’offrez ?
Mais cette phrase avait le don de la mettre mal à l’aise et elle détestait se l’entendre dire. Avec cet homme rougeaud, elle était, sans savoir au juste pourquoi, plus gênée que d’ordinaire de devoir la prononcer. Il devait avoir le milieu de la cinquantaine, au jugé. Quelle vie menait-il pour afficher un air de bête traquée ? Sandrine avait vite diagnostiqué le genre d’homme qui n’a personne avec qui discuter. La patronne les a observés avec insistance et agacement, si bien que, au bout d’un moment, Sandrine s’est résolue à lui demander de renouveler sa consommation. Il s’est exécuté docilement. Il ne demandait qu’à bavarder, rien de plus.
C’est ainsi que Sandrine Broussard est entrée un soir dans la vie d’Albert Stilmant, homme calme et plutôt timide, qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. Au moment de partir, il a glissé discrètement trois mille francs belges dans la paume de Sandrine.
Les jours suivants, il est revenu. Il était ému et comme fasciné. Il commandait une bouteille de champagne et buvait à peine.
Albert Stilmant dirigeait plusieurs grands magasins où l’on vendait un peu de tout. Il ne s’attardait pas. Certains soirs, dix minutes lui suffisaient. Il fourrait un billet dans la main de Sandrine, réglait la bouteille à peine entamée puis reprenait la route jusque chez lui – une grande maison qu’il appelait rêveusement son château mais où l’attendait Mme Stilmant.
La patronne ne le supportait pas. Il lui arrivait de s’approcher de leur table et de les épier, une cigarette entre les lèvres. Sachant combien il détestait l’odeur du tabac, elle soufflait tout ce qu’elle pouvait de fumée en direction de son visage, après quoi elle lui lançait une question à laquelle il répondait en souriant dans le vague, sans un mot :
– Alors, cher monsieur, on m’offre un verre, à moi aussi ?
Un soir, Albert Stilmant a pris Sandrine à part.
– C’est intolérable, sa façon de nous espionner !
– Si vous voulez, on peut monter à l’étage… On ne fera rien, je n’aime pas ça. Ce sera plus cher, mais là-haut, elle ne nous embêtera pas.
Chaque soir, dès lors, ils se sont enfermés dans le petit salon. Assis sur le bord du canapé, l’un d’eux soliloquait, l’autre l’écoutait. À la lumière des néons rouges, pendant que s’élevaient de fausses flammes, l’homme s’épanchait. Il avait dans les yeux les étincelles de la fascination pour celle qui, près de lui, acquiesçait, tisonnait son monologue lorsqu’il était près de s’éteindre. Albert Stilmant n’en faisait pas mystère, il s’ennuyait dans sa vie. Sa femme ne lui inspirait plus aucun sentiment depuis longtemps, pas même négatif.
Sandrine était émue par cet homme attentionné et placide. Chaque soir, sa silhouette s’encadrait dans la porte d’entrée avec la régularité d’une bête assoiffée, habituée à venir s’abreuver au crépuscule. Leurs huis clos au salon ouvraient des parenthèses dans les soirées de Sandrine, et ces parenthèses la détachaient un peu du bar, et puis de sa vie sans horizon à présent que Vincent Szewcyk l’avait abandonnée. Quand ils étaient redescendus de l’étage et qu’Albert Stilmant avait repris le volant, Orianne, tandis que le bruit de son automobile mourait dans le lointain, interrogeait Sandrine sur un ton sarcastique :
– Alors ? Il est où le préservatif ?
À quoi elle répondait sobrement qu’en ce moment, il ne pouvait pas. Tout le temps que cela a duré, jamais Orianne ne s’est aperçue qu’Albert Stilmant donnait en douce des biffetons à Sandrine. Bientôt, il a cessé de la vouvoyer. Il lui a proposé de retourner s’installer à Bruxelles et de renoncer au bar.
– J’assumerai tout, financièrement. Ton loyer, la caution… Tu n’auras à te soucier de rien.
Sandrine avait envie de prendre un nouvel essor. Elle se rappelait son soulagement, le jour de son arrivée en Belgique, quand elle avait laissé derrière elle la police française. À Bruxelles, elle n’aurait plus la peur de la frontière tous les soirs. Elle n’aurait plus à endurer la patronne et ses remarques. Bien sûr, elle n’était pas amoureuse d’Albert Stilmant. Elle lui vouait une reconnaissance pour ainsi dire animale, celle du chiot abandonné dont un inconnu soudain s’occupe ; seulement, voilà, son cœur de trentenaire refusait d’aller plus loin. Vincent était toujours une plaie à vif. Le premier homme à avoir osé la quitter… Elle ne comprenait pas, et cet affront lui restait insupportable. En s’installant à Bruxelles, elle s’éloignerait de lui et réussirait peut-être à s’en déprendre.
Le premier meublé visité a fait l’affaire. Avec sa terrasse et son jardinet, il lui a plu aussitôt. Ce serait là. Les meubles n’étaient pas vraiment à son goût mais peu importait. Elle entreposerait les plus affreux à la cave et elle ignorerait les autres.
Albert Stilmant lui rendait régulièrement visite. Amoureux d’elle, il l’était tout autant de la situation qu’il avait créée : lui, le grand bourgeois, entretenant une jeune maîtresse à la ville. Car il attendait tout de même un peu de reconnaissance de la chair lors de ses passages.
Sandrine ne supportait guère cet état des choses. Une demi-heure avant son arrivée, elle avalait un verre de vodka pour surmonter son dégoût. Comme elle redoutait de dégriser en sa présence, elle cachait un verre en réserve, dans un placard de la cuisine. Mais en dépit de ses stratagèmes, elle sentait monter une bouffée d’angoisse au moment où il sonnait.
Un bien étrange contrat les liait tacitement, dans lequel chacun trouvait son compte. Quand il n’était pas là, elle pensait à lui. Quand il s’annonçait, elle était contente malgré tout, car elle ne supportait pas sa solitude. Il était à son écoute comme aucun homme ne l’avait été. Et puis, elle lui devait de ne plus travailler au Louxor et de vivre sans recourir aux « coups ». Plus elle avait commis le péché et plus le sens du péché lui avait échappé, mais tout cela, elle se le répétait, c’était du passé. Un passé qui demeurait cependant radioactif et dont la nocivité invisible n’était pas près de disparaître.
Oui, c’était une relation étrange que la leur, asymétrique, bancroche, et qui pourtant avait ses raisons d’être. Ils étaient comme deux murs fragilisés, inclinés l’un vers l’autre et qui, l’un sans l’autre, se seraient écroulés faute de se soutenir.
Progressivement, à mesure qu’une certaine intimité s’installait entre eux, Sandrine a éprouvé le besoin de lui dire qui elle était réellement et de se faire appeler par son véritable prénom. Malgré ses craintes d’être abandonnée une nouvelle fois, elle tenait à ce qu’il sache. C’était plus fort qu’elle. Elle ne pouvait pas ne pas lui dire. Le souvenir de Vincent continuait de la meurtrir ; elle l’entendait encore parler des « sirènes de police » qui se rapprochaient pour l’arrêter. Peu importait, elle allait prendre le risque. Si Albert Stilmant cédait à son tour à la panique, elle se retrouverait sans ressources ni soutien dans un pays étranger, et elle ne se voyait pas retourner travailler dans un établissement comme le Louxor.
Maintenant que je repense à ce moment clé, j’y vois une manière d’ordalie. Une épreuve par laquelle on en appelle à une puissance supérieure pour trancher. Puis-je vivre ma propre vie ? Mon moi devra-t-il porter un masque à perpétuité ? Elle n’en menait pas large quand elle a franchi le pas. Ils étaient au lit. Cela faisait près d’un an que le grand bourgeois était entré dans le bar de la grand-route et l’avait aperçue, derrière le comptoir. Il l’a écoutée avec compréhension, tout d’abord. Petit à petit, elle a senti son intérêt croître et se muer en autre chose. Sa vie ne lui inspirait aucune crainte, au contraire ; il se délectait de son récit. Quand il a appris qu’elle n’était pas Carine de soixante-trois mais une Sandrine millésime soixante, il a même eu le ressort de plaisanter :
– Tu as trois ans de plus, alors ! Nous avons moins d’écart que je ne pensais. Nous voilà plus proches, Cari… Sandrine !
Elle avait gagné la partie.
Moins d’un quart de siècle les séparait désormais. Et le temps n’était pas seul à avoir rétréci entre eux. Les épisodes et coups plus répréhensibles les uns que les autres qu’elle faisait revivre au moyen des mots augmentaient l’admiration qu’il lui vouait. Ils achevaient de le rapprocher de Sandrine.
Il fallut pourtant à Albert Stilmant plus d’un an pour déverrouiller les portes de son propre passé. Un jour qu’il était en verve, il s’est mis à parler, comme si, soudain, tout coulait de source. À ses débuts, il avait travaillé pour un Irlandais que l’on appelait Bloom, chargé de transférer discrètement des fonds de France en Belgique. Parce qu’il voulait « se lancer dans le commerce », Bloom s’était servi d’Albert Stilmant comme écran de fumée, car son casier judiciaire effrayait les banquiers. L’Irlandais avait fait de la prison par la suite, sans que l’on sache au juste pour quel motif. Albert Stilmant s’était rangé. La police ne l’avait pas inquiété.
Marié très jeune, il avait eu deux enfants. Deux ou trois fois par semaine, ils dînaient dans un restaurant où ils avaient leurs habitudes. Le week-end, ils allaient souvent au bord de la mer du Nord. Ainsi étaient passées trente années.
Chaque fois qu’il le pouvait, Albert Stilmant emmenait Sandrine dans un grand restaurant de Bruxelles. À quoi songeait-il exactement en la regardant ? Elle tendait une oreille distraite vers les tables les plus proches. Parfois, elle n’avait pas l’air présent. Parfois, elle réintégrait son corps. Elle semblait bien s’y connaître en vin. Maintenant qu’Albert savait, était-il jaloux rétrospectivement de Julien Maihol ? Je serais prêt à parier qu’il n’aurait pas dédaigné d’aider Sandrine pendant la période des « coups ».
Parfois, il débarquait chez elle avec homard, champagne et saumon. Il savait cuisiner et se mettait aux fourneaux. Elle le laissait faire.
À bien y réfléchir, je me dis qu’il s’efforçait de voir loin pour elle. Faute de chasser le brouillard qui enveloppait Sandrine, il hissait comme un périscope rotatif au-dessus. Mais afin de voir loin pour elle, il devait aussi voir loin en elle. Ce fut le génie de cet homme. Sandrine aimait dessiner des vêtements ? Elle passait des heures dans les boutiques et dans les magazines de mode ? Il lui a payé des cours de couture, dispensés par une styliste diplômée, et Sandrine a installé une machine à coudre chez elle pour s’exercer. Elle avait choisi la formule « pack débutants ». Depuis que, enfant, elle décalquait les robes de Vartan sur l’écran de télévision, elle rêvait de créer un jour des vêtements, mais ce rêve avait été refoulé dans les limbes.
Sandrine suivit aussi des cours d’esthétique, à la même époque. Ils lui inculquaient une éthique de vie bien réglée et d’alimentation saine. Cette année a marqué un tournant. Elle se retrouvait et le calme se faisait en elle.
Périodiquement, pourtant, elle explosait de colère. Elle ne supportait pas que, avant de partir, Albert Stilmant glissât dans son sac à main des billets de banque qu’elle découvrait ensuite par inadvertance. À ses yeux, c’était un comportement honteux. Albert l’avait tirée d’affaire, c’était un fait, mais leur relation ne tenait pas debout. Et sans doute lui en voulait-elle pour cela. Elle lui en voulait de quémander un peu de sexe.
Elle lui en voulait de l’inciter à boire. De pétrifier son existence dans une clandestinité douceâtre, sans autre perspective que la visite d’un quinquagénaire au gré de son emploi du temps. En somme, elle était un grain de folie dans la mécanique bien huilée de sa vie. Oh ! il était gentil, cela n’était pas en cause. Il la touchait. Il arrivait qu’elle ait des élans vers lui, mais de ceux que l’on a, habituellement, pour un oncle ou pour un père. Et elle jouait la comédie du mieux qu’elle pouvait. Il était à cent lieues d’imaginer qu’elle buvait pour ne pas être écœurée. D’où cet Albert tenait-il autant d’argent ? De Namur à Knokke-le-Zoute, la Belgique était-elle à ce point couverte de ses magasins pour qu’il ait accumulé une telle fortune ?
Sans s’en rendre vraiment compte, Sandrine Broussard a atteint un point de saturation. Son corps avait soixante-dix ans. Même les amphés ne réussissaient plus à le stimuler. Elle se sentait finie. À quoi jouait cet homme avec elle ? Était-elle devenue son animal de compagnie, dressé pour être sa belle de jour jour après jour ? Était-elle son numéro de cirque, qu’elle devait interpréter à volonté ? Naguère, elle avait failli tenter sa chance aux Bahamas ; en fait de milliardaire tropical, elle avait dû se contenter d’un entrepreneur du plat pays, déjà quinquagénaire, et elle en souffrait.
Un jour, son aversion l’a emporté. Albert Stilmant était reparti tôt, vers seize heures. Comme une nuit d’orage où les éclairs dévoilent le paysage par intermittence, elle a vu clair et loin tout à coup. Cela n’a duré que quelques instants, mais assez pour qu’elle se décide.
Une heure après le départ de son « amant », elle a chargé une valise dans le coffre et pris la direction du Sud. Tout ce qu’elle désirait, à ce stade, c’était la solitude, dans l’appartement de la rue Michel-Arnaud dont Théo était absent. Dans la voiture, elle buvait encore la vodka au goulot. Elle a roulé plusieurs heures sans consulter la carte. Quand elle s’est présentée à la frontière luxembourgeoise, elle a compris qu’elle avait dérivé vers l’est et qu’il lui faudrait rectifier le cap tout de suite si elle voulait atteindre Cassis.
D’avoir brisé la chaîne qui l’attachait à Albert Stilmant, elle se sentait heureuse comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps. Le soir tombait quand elle a fait halte dans une localité, où elle s’est acheté un bouquet de fleurs volumineux. Malgré son état d’exubérance, il ne lui a pas échappé qu’elle et son bouquet étaient l’objet de tous les regards dans la rue. Subitement, elle s’est sentie anormale et étrangère à ce monde et elle a accusé le coup.
Quelques kilomètres plus loin, elle a trouvé un hôtel. Elle ne se sentait pas bien. Une fois installée, elle a vidé dans le lavabo de la salle de bains tout ce qui lui restait de vodka. Ensuite est venu le tour des gélules d’amphétamines, jusqu’à la dernière. Tu arrêtes tout de suite, s’est-elle répété. Sans quoi tu ne tiendras pas un an de plus.
Sandrine Broussard n’a pas bu une goutte d’alcool de la soirée. Au restaurant, puis dans sa chambre, elle a tenu bon et n’a pas touché à la collection de mignonnettes du minibar. Elle s’en sortirait seule et tout de suite, grâce à sa volonté. Elle se sentait forte. Elle a allumé le téléviseur et parcouru les chaînes : belges, françaises, luxembourgeoises, allemandes. Elles s’étaient multipliées ces dernières années sans qu’elle s’en rende compte. Depuis combien de temps vivait-elle coupée de tout ?
Le lendemain matin, elle a repris le volant très tôt. Les effets du manque commençaient à se faire sentir. Elle grelottait en plein mois d’août malgré le chandail enfilé à son réveil.
Moins d’une heure après son départ, des policiers lui ont fait signe de s’arrêter. Elle n’avait pas sa ceinture de sécurité et devait acquitter tout de suite une amende. En voulant prendre de l’argent, elle a laissé échapper la boîte où se trouvaient ses billets et ils se sont répandus par dizaines sur le siège avant. Une sensation de froid glacial l’a aussitôt envahie. Intrigués, les agents ont inspecté minutieusement l’auto, sans rien trouver de suspect, puis ils l’ont laissée repartir.
Ensuite, elle a roulé d’une traite jusqu’à Cassis. Près de neuf cents kilomètres dans un état hypnotique. D’heure en heure, la privation d’alcool et d’amphés devenait plus pénible. Elle est arrivée en début de soirée dans l’appartement de Théo aux contrevents clos, qu’elle s’est gardée d’ouvrir.
Elle n’a pas dîné. Étendue sur le matelas de sa chambrette, l’esprit vide, elle a passé une trentaine d’heures sans bouger. Les bouffées de sueur se sont succédé. C’était une petite houle montée d’elle-même, qui évacuait par les pores de la peau l’alcool dont elle était saturée. Sandrine claquait des dents. Combien de temps cela durerait-il ? Elle avait lu un jour dans Cosmopolitan que dans la même situation, Marilyn Monroe avait transpiré deux jours durant, jusqu’à ne plus être sous l’emprise de l’alcool et des barbituriques. Le souvenir de cet article avait-il incité Sandrine à se retrancher du monde et à s’administrer cette cure de désintoxication ? Ce corps qu’elle avait gavé d’excès, elle allait maintenant le purifier à force de sudation.
Sandrine ne s’est levée que le surlendemain et a entrouvert les persiennes. Tandis qu’une chaleur moite pénétrait dans la pièce, elle a regardé les passants. Certains descendaient vers le port ou la plage, d’autres en revenaient. D’autres encore entraient dans la boulangerie, un peu plus haut.
Le soir, dans la propriété d’en face, il y a eu un cocktail. Accoudée à la fenêtre, elle a passé son temps à détailler les visages, les tenues et les postures. Elle se tenait à quelques mètres d’eux et pourtant nul ne la remarquait. Elle ne voulait rien. Sortir ne la tentait pas.
La faim se réveillant, elle a picoré ce que Théo avait laissé dans le frigo. Elle suait encore, cependant considérablement moins, et ne grelottait plus guère. Dans le trois-pièces où Théo n’avait toléré aucun meuble, elle avait pour seuls compagnons des cartons de livres qu’il n’avait jamais défaits.
Le troisième jour, elle est tombée sur un ouvrage dont le titre l’a intriguée : Éloge de la fuite. Elle a lu la quatrième de couverture, puis elle a ouvert le livre au début et décortiqué les phrases l’une après l’autre. Parfois, elle retournait un peu en arrière dans sa lecture, et cela avait beau rester obscur par endroits, elle a persévéré. Le livre de Laborit la fascinait. Il avait été pour ainsi dire conçu à son intention, si bien que deux jours durant elle ne l’a pas quitté.
Elle a attendu le cinquième jour pour faire ses premiers pas dehors. C’était toujours l’été, avec ses soirées sans fin. Vivre était magnifique. Ça y est, s’est-elle dit. Je suis délivrée. De fait, les effets du manque n’étaient plus perceptibles.
Les jours suivants, elle a déambulé dans l’air chaud et passé de longs moments à la plage. Elle faisait les boutiques, s’achetait des produits de beauté. Elle goûtait le bonheur d’être redevenue comme tout le monde. Elle s’amusait des autres. Elle donnait des pièces à Lucienne, la vieille mal habillée qui faisait la manche aux terrasses de café et dont nul n’ignorait qu’elle roulait sur l’or.
Elle se sentait si forte, tout à coup ! Elle avait scotché aux cloisons de sa chambre des photos de mode et recopié sur le papier peint, à une vingtaine de centimètres du plancher, de sorte qu’en se réveillant elle ne pût que la lire, une pensée que Théo aimait citer et qu’elle avait retenue : « Le bonheur n’est pas chose aisée, il est très difficile de le trouver en nous, il est impossible de le trouver ailleurs. » Il lui avait expliqué que c’était une maxime de Chamfort et elle avait écrit au mur Alain Chamfort – un chanteur de variétés alors en vogue.
Sandrine a passé plusieurs journées caniculaires en apesanteur, incognito, entre la plage et les livres. De voir si souvent son frère plongé dans leurs pages et de l’entendre parfois émerger de sa lecture avec une citation magnifique sur les lèvres, elle s’était imprégnée de littérature et de philosophie. Un jour, Théo l’avait surprise en train de lire Ainsi parlait Zarathoustra et avait été ébahi de la voir, le front plissé, aller jusqu’au terme de l’ouvrage. Sa sœur nietzschéenne, il n’en croyait pas ses yeux. De la même façon, elle avait mémorisé une pensée de Michel Foucault qui collait à sa situation : « Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. »
Imperceptiblement, au contact de Théo (y compris quand, absent, il lui léguait son appartement, avec ses cartons dans un coin du salon), Sandrine changeait. Elle naissait à une vie nouvelle, une vie de pensées, introspective, de la même façon qu’un piano, auquel on aurait greffé de nouvelles octaves à la droite du clavier, aurait grimpé dans les aigus.
*
Cette période d’idylle avec elle-même n’a pas duré longtemps. Un jour, concernant lequel elle ne m’a jamais donné de précisions, elle a rechuté. Alcool et amphétamines l’ont prise à revers et elle a capitulé. Elle en est restée meurtrie, abasourdie. J’ignore comment cela s’est passé exactement, mais je peux l’imaginer : une rencontre passagère, à une terrasse de café du port. Un homme qui l’aborde, avec lequel elle se promet de ne boire qu’un verre…
Elle avait perdu une bataille et elle croyait avoir perdu la guerre entière contre ses démons. Et quand, de Belgique, Albert Stilmant à sa recherche lui a téléphoné, elle s’est mise à pleurer. Pendant la communication, elle lui a fait jurer que plus jamais il n’apporterait une goutte d’alcool chez elle. Elle était en train de partir en miettes, disait-elle entre ses larmes, et, s’il l’aimait, il ne fallait pas. Il ne devait plus. Elle allait rentrer, oui, ils allaient se revoir, mais il devait absolument l’aider.
À son retour à Bruxelles, elle a eu l’impression humiliante d’avoir été rattrapée après une fugue. Elle qui avait voulu jouer les « Albertine disparue », voilà qu’elle redevenait « la prisonnière ». Ne reste-t-il vraiment rien, pourtant, d’une tentative d’évasion ? Un esprit doit conserver quelque part une trace de cette grande bourrasque océanique – la liberté –, un peu comme, sur le sable, après le reflux de la vague, subsiste une frise d’écume. Ne peut-on pas, comme Jean Valjean, s’échapper plusieurs fois, être repris autant de fois par les argousins, avant de goûter, pour de bon, après des années d’attente, au souffle de la liberté ? De la même façon que Jean Valjean, avec lequel elle avait par ailleurs peu à voir, elle cheminait sur le sentier escarpé qui mène au salut, sans que retentisse, chez elle, quelque avis de tempête sous un crâne.
Non, point de tempête. Son problème était autre. Sa consommation d’amphétamines s’accompagnait périodiquement d’obsessions, dont les phases éruptives duraient des jours et des jours. À son retour, ses délires, dont elle était parvenue à s’affranchir pendant le séjour à Cassis, ont vite recommencé. Leur forme la plus fréquente était la sensation d’infestation. Sandrine avait l’inguérissable conviction que des parasites couraient constamment sous sa peau. Elle sentait aussi des insectes invisibles ramper sur sa peau. Et puis, elle se croyait observée. Persuadée qu’on l’épiait jour et nuit, elle tirait les rideaux et passait le plus clair de son temps à la lumière d’ampoules de soixante watts, elle qui, en prison, avait tant rêvé du grand jour. Dans la rue, elle pressait le pas. On la suivait… Elle se retournait et repérait forcément quelque suspect, puis elle le perdait de vue. C’est que l’autre, se disait-elle, est habile à s’esquiver momentanément, sans renoncer pour autant. On était à ses trousses, mais qui ? Un jour, parce que son attention se serait relâchée, on poserait une main sur son épaule et elle ferait volte-face, terrorisée, comme on se réveille en plein cauchemar.
Dans ces temps-là, un début d’après-midi, on a frappé à la porte de son meublé : un livreur avec un bouquet de lys blancs. Ce geste d’Albert Stilmant l’a beaucoup touchée. Jusqu’à présent, il avait eu rarement ce genre d’attention. Le fleuriste était engageant, elle l’a prié d’entrer. Ils ont bavardé quelques minutes, le temps qu’elle arrange les lys dans un vase et lui donne un pourboire. Il tombait bien, elle était d’excellente humeur.
Après son départ, elle a appelé Albert à son bureau pour le remercier. Très vite, elle a perçu de la gêne au bout du fil : il ne lui avait rien fait livrer. Secrètement, le mot « bouquet » réveillant un instinct de méfiance mâle, il devait se dire qu’un rival était sur le sentier de la guerre.
Mais qui ? Sandrine n’en avait pas la moindre idée. Qui savait qu’elle appréciait cette variété de fleurs ? Jusqu’à ce qu’elles fanent, elle les a regardées avec une certaine suspicion. Elles étaient comme un petit cheval de Troie dans son appartement et l’admirateur ne se déclarait pas. Elle avait beau faire le tour de ses connaissances, elle ne voyait pas. Au bout de quelque temps, elle a jeté le bouquet en se disant qu’il emportait avec lui le mystère de son origine. Comme une présence spectrale, le parfum tenace des lys a flotté plusieurs jours encore dans la pièce.
Un soir, Albert Stilmant a découvert la clé de l’énigme. Avec un visage de composition, sa femme lui a annoncé en avoir appris long sur sa liaison avec une jeune femme de Bruxelles.
Le détective-fleuriste avait reçu pour mission de consigner tout ce qu’il verrait rue des Minimes dans l’appartement d’une certaine Carine Trembley. Sandrine ne déraisonnait pas totalement lorsqu’elle s’était sentie suivie et tirait ses rideaux par peur des regards. Parce qu’il avait relevé le numéro d’immatriculation de la Clio, il avait obtenu des renseignements sur Carine Trembley – la vraie, dont Sandrine avait emprunté l’identité – et il avait cru devoir mentionner dans son rapport que Sandrine était une femme « mariée, avec des enfants ».
Avant d’enrôler un détective, Mme Stilmant avait essayé la méthode douce. Elle avait téléphoné à Sandrine et tenté d’établir un contact dans son français cabossé, mâtiné d’accent flamand.
– Que se passe-t-il ? avait-elle demandé. Albert a besoin d’un corps jeune, à son âge ?
Sandrine Broussard avait fait en sorte que la conversation tourne court au plus vite. Les jours suivants, lorsque le téléphone sonnait, elle ne prenait pas la communication. C’est moi qui te contacterai, avait-elle dit à Albert sans parler des appels de sa rivale.
Le faux fleuriste avait noté par exemple que Carine Trembley portait un peignoir « ample ». L’épouse en avait déduit ce qu’à travers cette épithète le détective avait insinué : la jeune femme était enceinte des œuvres de son mari.
– Et en plus, tu as fait un gosse à cette traînée ! Mais regarde-toi donc dans la glace, mon pauvre ami ! avait-elle hurlé, comme folle, entre les dénégations de son époux.
Mais que pouvait-il distinguer dans sa glace, sinon des traits qu’il ne connaissait que trop, sur lesquels il ne remarquait pas le passage du temps ? En fermant les yeux, je revois son visage binoclard surmonté de cheveux grisonnants en brosse, figure couperosée dont les yeux ne vous regardaient jamais en face, quand j’y repense. L’Albert Stilmant qui reste dans mes souvenirs est de taille moyenne, plutôt tassé par la cinquantaine bedonnante, l’air bonhomme mais toujours sur son quant-à-soi.
J’ai fait sa connaissance en décembre quatre-vingt-quinze, à la période des fêtes, près d’un bourg du Vercors dont le nom me reste en mémoire : Méaudre. Le train que j’avais pris était un des premiers à quitter la gare de Lyon après une longue période de grève. Théo était venu m’attendre à la gare de Valence et je me souviens des gorges par lesquelles nous étions entrés dans le Vercors. Les abrupts et les conifères dressaient un alignement de silhouettes lugubres de part et d’autre de la route, et, alors que le séjour n’avait pas encore commencé, j’étais gagné par un malaise étrange : partout, la neige manquait. Ainsi recouvert d’un pelage fauve au seuil de l’hiver, déboussolé par une douceur exceptionnelle, le massif me faisait penser à une personne atteinte de troubles bipolaires. Il ne s’était pas écoulé une semaine depuis que seize corps avaient été retrouvés dans une de ses clairières. Jour après jour, de nouveaux éléments de l’enquête étaient jetés en pâture aux journalistes. Quand les sommets du Vercors, au détour de la route, apparaissaient avec leurs plaques de neige rétrécies par le redoux, j’avais l’impression de voir là les linceuls des seize membres de l’OTS. Je découvrais l’existence de cet ordre du Temple solaire dont le sigle s’apparentait vaguement, dans mon esprit, à l’OAS de la guerre d’Algérie. Les victimes, annonçait le speaker à la radio tandis que nous remontions le défilé, avaient été immolées par le feu après avoir absorbé des sédatifs.
Devant le pavillon où j’allais passer les fêtes était garée une Mercedes aux roues maculées de boue et dont la petite plaque minéralogique portait des lettres et des chiffres rouges sur fond blanc. L’auto d’Albert Stilmant. Lorsque je suis entré dans la maison, il s’affairait dans la cuisine. J’ai compris tout de suite que j’aurais affaire à un taiseux. Ayant les mains mouillées, il s’est contenté de me saluer d’un signe de tête et d’un sourire gêné, en continuant la vaisselle. Théo ne disait rien. J’avais hâte de voir apparaître Sandrine, qui faisait la sieste à l’étage.
Étrangement, je m’étais formé de l’ami de Sandrine Broussard une image toute différente de l’homme que je découvrais. Je ne la voyais pas vivre autrement qu’avec un quadragénaire de bonne taille, bien proportionné, au regard d’acier et au menton proéminent. Pourquoi notre esprit produit-il des clichés si éloignés du réel ?
À l’époque, Albert Stilmant était déjà séparé de sa femme et avait emménagé dans Bruxelles, non loin de chez Sandrine. Ils étaient venus de Belgique accompagnés d’un chien volumineux qui sentait tout le temps le chien. Théo sortait régulièrement le promener et je me retrouvais seul face à Sandrine et son ami. Ils étaient curieux, ensemble. Ils n’allaient pas ensemble. À rester si avare de paroles, cet Albert m’intriguait. Comment faisait-il ? Nous écoutait-il réellement ? Parfois, alors que nous avions oublié sa présence, fusait sur ses lèvres une répartie narquoise qui nous plongeait dans le silence.
Comme il faisait trop doux pour neiger, rien ne nous poussait dehors. Je m’étais réfugié dans un livre sur les étoiles et puis, aussi, dans le projet d’écrire une nouvelle. À l’époque, je taquinais un peu la muse. J’avais en tête l’histoire d’un homme qui attend une femme dans une villa de campagne en espérant secrètement qu’elle n’arrivera jamais. De fait, elle ne venait pas. Il pleuvait abondamment dans ce texte, comme si j’avais détourné et canalisé vers mes lignes la pluie qui s’abattait presque sans discontinuer sur le Vercors que j’avais hâte de quitter.
Je l’ai fait à l’avant-veille du Nouvel An, en voiture, avec Albert et Sandrine. Au bout d’un certain temps, sur l’autoroute, Albert m’a passé le volant. Sa Mercedes était automatique et je n’avais à vrai dire rien à faire, sinon maintenir le cap. Nous ne parlions guère. Il bruinait, et, à l’imitation des essuie-glaces, le gros chien à l’arrière battait de la queue tantôt à droite tantôt à gauche : on aurait dit un gouvernail retourné à l’état sauvage. À la radio, il n’était plus question de l’OTS mais de l’arrestation d’un gang soupçonné d’avoir « arraché » des distributeurs de billets de banque. On parlait aussi des préparatifs pour la Saint-Sylvestre et de l’enquête sur l’assassinat d’une étudiante française en Angleterre. Sandrine réveillonnerait-elle avec Albert dans un restaurant de Bruxelles ? Je n’ai pas osé leur demander. Leur intimité me paraissait nimbée de mystère, et puis, tous ces jours, Sandrine m’avait semblé mal dans sa peau.
Ils m’ont déposé dans le centre de Paris en début de soirée, en déclinant mon offre de monter prendre un verre. Ils avaient encore plusieurs heures de route devant eux, et puis, inexplicablement, je les sentais absents.