IX
À l’époque où elle était recherchée, Sandrine descendait de temps à autre de Belgique sous le nom de Carine Trembley. Le plus souvent, elle logeait chez Astrid, rue de l’Ouest. De la même façon que Cassis, Paris la revigorait. Elle flânait et faisait du shopping, incognito. Elle savourait un avant-goût des temps où il y aurait prescription et où, ne risquant rien, elle recouvrerait son nom.
Un jour d’été, au Quartier latin, un homme l’a abordée. Elle essayait des vêtements excentriques dans une boutique ouverte sur la rue et s’était composé une tenue qui ne passait pas inaperçue : pantalon en peau de serpent, veste en velours avec motif de poupées russes, et, par-dessus, une cape à carreaux. Elle s’apprêtait à acheter un chapeau léopard et n’avait pas remarqué que, depuis un moment, l’homme l’observait. Un vieux. Il a fini par l’accoster et lui proposer de boire un verre à une terrasse de café mais elle a décliné poliment. Il est revenu à la charge :
– Ne vous méprenez pas sur mes intentions, je ne veux pas vous importuner. Je suis cinéaste. J’ai pour habitude de choisir mes actrices dans la rue et j’aimerais vous parler quelques minutes.
Il a eu beau lui citer des films et lui répéter son nom, rien n’y a fait. Sandrine était habituée aux dragueurs de son acabit, prêts à tous les subterfuges pour obtenir un rendez-vous. Lui faire miroiter un rôle au cinéma, cependant, personne n’avait encore eu ce culot. Le vieil homme lui a tendu sa carte en insistant (« Réfléchissez bien… »), puis il s’en est allé vers une bouche de métro – signe, aux yeux de Sandrine, que c’était bien un affabulateur : les cinéastes, se disait-elle, ne se déplacent qu’en taxi.
Le soir, Sandrine a raconté la scène à Astrid.
– Un vieux, chauve ? Il t’a dit son nom ?
Sandrine ne l’avait pas mémorisé. Elle a montré la carte, sur laquelle était écrit ceci :
Éric Rohmer
– Mais Sandrine, enfin…
Elle avait laissé filer l’occasion rêvée de devenir une autre sur grand écran, de se glisser dans une robe à la Vartan pour monter les marches d’un palais des festivals et puis, qui sait, de devenir riche. Ne lui disait-on pas, quelquefois, qu’elle avait le minois et la coiffure de Farrah Fawcett ? Longtemps, une fois couchée, elle a réentendu les trois petits mots d’Astrid : « Mais Sandrine, enfin… » Elle s’est relevée en pleine nuit, tournant entre ses doigts la carte du réalisateur, avec un numéro de téléphone. Elle n’avait vu aucun film de lui et s’en est voulu de ne jamais fréquenter les cinémas. Le sommeil tardant, elle s’est imaginée dans le rôle. Quel rôle, au demeurant ? Le cinéaste n’avait pas été disert. Peut-être aurait-elle dû accepter son offre de boire un verre. Et après ? Les policiers ne devaient pas être nombreux à aller voir les films de ce Rohmer, mais il suffirait d’un seul et c’en serait fini d’elle. Les enquêteurs auraient tôt fait de remonter la piste et de l’arrêter, et elle n’envisageait pas un instant de remettre les pieds dans une prison.
Il m’arrive parfois de passer à l’endroit où Sandrine avait failli devenir actrice. La boutique où elle avait essayé des habits excentriques est maintenant une pharmacie. À travers la vitre baignée par l’enseigne verte qui clignote comme un gyrophare, je jette un œil à l’intérieur et me figure la jeune femme dans une cape à carreaux, se mirant dans une glace, les jambes transformées en un couple de pythons. On ne devrait pas permettre au temps de s’écouler si rapidement, voilà ce que suggère la croix de la pharmacie en éclaboussant un intérieur qui n’a plus rien du magasin de vêtements. Quant au cinéaste, il est mort voici cinq ans, après avoir tourné une vingtaine de longs-métrages aux génériques desquels Sandrine n’apparaît pas. Il faudrait retenir le temps derrière des écluses, constituer des lacs-réservoirs dans lesquels il stagnerait et se décanterait, afin que Sandrine, toujours à sa conversation avec le vieil homme, ait le temps de jauger la situation et accepte sa proposition.
Cassis, le Vercors, Paris, la rue de l’Ouest. Je revois cette époque comme si l’on avait posé dessus un filtre photo polarisant, ou comme si tout cela se silhouettait à travers une vitre embuée. Je venais d’avoir trente ans et je n’étais pas doué pour la vie. Je m’étais décidé à organiser une fête pour marquer ce cap, chez moi. Théo, que ses cours retenaient au lycée d’Aubagne, n’avait pas pu venir. Astrid, elle, était là. Quant à Sandrine, elle était arrivée de Bruxelles en voiture, avec ses faux papiers de Carine Trembley, et je me réjouissais de sa présence. J’étais heureux de l’entendre me parler de sa vie et m’appeler par le sobriquet dont elle m’affublait alors, « Pépito ».
Autour d’Astrid et de Sandrine participait à cette soirée un petit aréopage d’amis et de connaissances que je fréquentais à l’époque – le milieu des années quatre-vingt-dix. Des traducteurs, des artistes, des journalistes. Sans oublier le jeune ambassadeur d’un pays perdu auquel, alors, je m’intéressais de près pour des raisons qui, aujourd’hui, m’échappent en grande partie ; ambassadeur dont l’épouse portait l’étrange et beau prénom de Donika. Tout au long de la soirée, Marina M., vêtue d’un sari de Bombay d’où elle revenait après quatre ans, s’était refusée à croire que le jeune homme était ambassadeur, et elle avait ri de sa « plaisanterie ». Et puis, au milieu de ce microcosme, il y avait Sandrine. Je l’observais de temps à autre, à la dérobée. Avec ses longs cheveux roux, elle tourbillonnait comme une torche au centre de la pièce et tentait d’enflammer ce qui l’entourait. En vain. Nous devions être ignifugés. Je savais combien elle était différente et n’avais pas imaginé qu’elle serait au diapason de cette petite troupe. « Mais qui est-ce ? » m’a-t-on demandé à plusieurs reprises à voix basse, avec la curiosité qui vous prend lorsque, au zoo, vous vous approchez de l’écriteau pour mettre un nom sur ce qui bouge à l’intérieur d’une cage. Et accompagnant ce « Mais qui est-ce ? » assourdi (comme une note en bas de page, en petits caractères), je ne pouvais m’empêcher d’entendre, aussi, « Mais comment peux-tu connaître quelqu’un de pareil, toi qui appartiens à notre classe ? », avec tout ce que le « mais » peut contenir d’objections outragées.
À quel moment de la soirée ai-je remarqué que Sandrine s’était murée dans le silence ? Et à quel autre, qu’elle avait les yeux rougis ? Astrid est venue vers moi :
– Elle se sent complètement exclue. Elle n’a pas pu rentrer dans les conversations. Allons la voir.
J’aurais aimé, si j’avais trouvé les mots pour, leur dire à tous qui elle était. Combien de vies elle avait vécues en une seule, à trente ans et des poussières. J’aurais bien aimé – mais cette soirée n’était pas un prétoire – ajouter que j’avais davantage confiance en Sandrine qu’en beaucoup de bien-pensants. Intérieurement, je lui en voulais un peu de ne pas savoir se mettre à la portée des autres, et dans le même temps, je me reconnaissais tellement en elle. Je lui ressemblais fort, le soir de mes trente ans. Mal dans ma peau et mal dans ma profession, incapable de concrétiser mon rêve de publier des romans de la même façon que Sandrine ne pouvait être styliste de mode. Oui, elle m’intriguait : elle réussissait à vivre sur les marges quand j’en étais totalement incapable, avec mon honnêteté paralysante. Elle trouvait des remèdes au monde que mon éducation me refusait mais que mon moi profond désirait comme un enfant peut être fasciné par Mandrin. Sans doute était-elle un fanal, une silhouette postée sur mon horizon pour me prémunir contre les enracinements qui guettent tout un chacun, à l’aube de la trentaine.
*
À mesure que passaient les mois et qu’approchait la date à laquelle la justice ne pourrait plus rien lui reprocher, Sandrine multipliait les séjours en France. Elle savait qu’au bout de cinq ans, approximativement, elle ne risquerait plus la prison. Chacune de ses venues présentait un certain danger, mais elle n’y aurait renoncé sous aucun prétexte. Le papillon battait des ailes toujours plus près de la flamme.
Deux étés de suite, Sandrine, Théo et moi (Astrid ne fut de la partie que la première année) nous sommes retrouvés entre deux et trois mille mètres au-dessus du monde. De refuge en refuge, nous avons longé les balcons d’alpage. L’Orgère, Aussois, Entre-deux-Eaux, L’Arpont, Plan Sec furent nos gîtes d’étape. Chacun de ces noms réveille un essaim de souvenirs aujourd’hui encore : souvent, je repense à l’arrivée à L’Arpont, quand nous avions constaté la disparition de Sandrine. Elle avait d’ordinaire quelques minutes de retard mais cette fois, elle n’arrivait pas. Et les minutes, puis les quarts d’heure passaient. Théo, craignant qu’elle ne se fût foulé une cheville ou, pire, qu’elle n’eût dévissé, est retourné sur ses pas. Il n’a reparu que deux heures plus tard, l’ayant enfin retrouvée. Elle le suivait, penaude, à distance. Il y avait eu orage entre le frère et la sœur : il l’avait découverte se reposant à l’ombre, près d’une bergerie dont le pâtre l’avait entreprise sur la vie en Belgique et aussi, sans doute, sur la vie tout court.
Pour la première fois depuis que nous nous connaissions, il m’a semblé que Sandrine allait bien, sans doute parce que le terme de son autobannissement n’était plus qu’une question de mois. Elle devait attendre la quille, de la même façon qu’un conscrit envoyé aux colonies. Elle avait réussi à arrêter pour de bon les amphés et tenait l’alcool à une distance respectable. Elle aimait l’effort physique grâce auquel elle avait mis entre elle et le policier le plus proche plus de deux mille mètres d’air pur.
*
Régulièrement, elle descendait à Paris consulter une psychanalyste du côté du boulevard Pereire, non loin du café où, un jour, je l’avais retrouvée rue de Rome. Elle était allée la voir sur la recommandation de Marie, une voisine de Bruxelles devenue une amie. Ce que disait Vincent Szewcyk de sa propre psychothérapie, à l’époque où elle travaillait au Louxor, l’avait intriguée, et elle était curieuse de découvrir quel effet cela pouvait avoir sur elle. Tous les quinze jours, elle allait chez sa psy aux frais d’Albert. Qui sait ? Elle n’avait pas perdu tout espoir de recoller les morceaux avec Vincent et de reprendre leur histoire là où elle s’était interrompue ; si bien que suivre une analyse était comme maintenir un lien, même si elle était sans nouvelles de lui depuis le jour où, par hasard, elle était tombée sur sa voiture dans une rue de Lille.
Rapidement, elle a confié à la psy qu’elle était recherchée. Elle a senti une oreille attentive. Plus tard, au cours d’un séminaire de psychothérapie de groupe, elle a craqué devant tout le monde. On lui demandait de revivre par le mime des événements douloureux de sa vie. À la fin d’une scène, une femme qui jouait le rôle du juge l’a condamnée à deux ans de prison. C’était exactement la peine qu’elle aurait dû purger si elle s’était rendue à la police. Sandrine a blêmi et s’est effondrée en sanglots.
– Vous pouvez parler sans crainte, lui a dit la psy. Rien ne sortira du groupe.
Elle a dû se sentir en confiance, car elle s’est allégée de tout ce qui lui pesait. Trente personnes qui, la veille encore, ne la connaissaient pas, ont appris qu’elle était en délicatesse avec la justice.
Petit à petit, la générosité d’Albert Stilmant envers Sandrine a commencé à se retourner contre lui. Au début, son « mécène » avait été sincèrement heureux de lui donner les moyens de prendre son essor. Il lui est arrivé bien des fois par la suite de regretter le temps où elle était faible, à sa merci. Il lui était de plus en plus évident qu’à force d’introspection, elle risquait de lui échapper. Il savait qu’elle était son dernier amour avant la mort, aussi la voir s’éloigner faisait-il sourdre, chez lui, une angoisse d’une pureté très rare. Ils ont eu des disputes.
*
Un jour que Sandrine Broussard était sur le divan, boulevard Pereire, sa thérapeute lui a annoncé qu’elle ne risquait plus rien. Une connaissance à elle, haut placée dans les services de police, s’était renseignée discrètement sur son cas : il y avait désormais prescription. Elle allait pouvoir réapparaître en pleine lumière, sans crainte.
Vraiment ? Sandrine aurait aimé en être sûre et certaine. Et si la connaissance haut placée s’était trompée ? Elle a décidé d’en avoir le cœur net en faisant refaire ses papiers. Si on les lui délivrait, elle tiendrait la preuve qu’elle espérait.
Après des semaines d’attente, elle devait les récupérer un après-midi de printemps, à Aix-en-Provence. Ce jour-là, elle a demandé à Théo de l’accompagner à la sous-préfecture. Ils ont bu un verre, cours Mirabeau, pour se donner du courage, car elle n’y croyait pas encore vraiment. Elle avait peur de ressortir de là menottes aux poignets.
Ce n’était pas un traquenard. Quand on lui a tendu sa carte, elle a lu dessus un nom de famille tabou depuis cinq ans. Elle a considéré longuement la pièce d’identité, après quoi elle a dit à voix basse à Théo :
– Nous portons le même nom.
Ils ont regagné la terrasse de café du cours Mirabeau. Cette fois, Sandrine a commandé une coupe de champagne. La vie était belle, ce jour-là. Dix années de « coups », de petites escroqueries et de cavale se détachaient d’elle d’un bloc, et cette avalanche de temps, soudaine, emportait avec elle Carine Trembley. Plus rien ne coupait Sandrine d’elle-même, mais elle ne comprenait pas encore pleinement ce qui lui arrivait. Il lui faudrait une année entière pour atténuer puis endormir ses réflexes d’inhibition, et pour habiter de nouveau son nom.