ÉPILOGUE
En abandonnant son identité postiche pour recouvrer la véritable, Sandrine Broussard était parvenue au terme de sa mue. Chez la cigale, la mue se présente comme une succession d’états, avec en point d’orgue l’imago – le processus de sortie de la peau ancienne, racornie.
Ce n’est que dans l’ultime période de sa vie que la cigale émerge de sous la terre. La majeure partie de son existence, elle l’a vécue dans une cheminée obscure, sans rien connaître du soleil ni du ciel. Et pourtant, mue par quelque instinct, elle a patienté tout ce temps, devinant peut-être au fond d’elle-même l’impensable – qu’un jour viendrait où elle chanterait en pleine lumière.
Sandrine ne voulait plus de ces identités volées dans les sacs à main de femmes dont elle ignorait tout. Elle allait habiter un nom à durée indéterminée, qui ne donnait sur aucune peur bleue. Ce qu’elle convoitait, c’était ni plus ni moins elle-même.
Après avoir récupéré ses papiers, elle a pu déployer ses ailes et regarder rapetisser sous elle ses états antérieurs, traversés dans la douleur, toutes les « réincarnations » qu’elle avait dû subir jusqu’alors. Elle n’a plus voulu être la cigale de la fable. Elle s’est mise à travailler et à vivre autrement, avec une ferveur qu’elle ne se connaissait pas.
Albert Stilmant l’y a aidée. Sans lui, aurait-elle pu muer ? Quelquefois, je me dis que oui, mais le plus souvent je reste convaincu du contraire et pense qu’il lui a permis de s’arracher à sa condition. Il l’a placée sur une orbite stable, loin des chausse-trapes dans lesquelles elle était souvent tombée, et lui a offert les fruits de sa compassion.
Elle n’avait qu’une idée en tête : créer des vêtements puis les vendre. Vivre pour ça et en vivre. Je ne sais plus pourquoi elle a jeté son dévolu sur Nice, où elle s’est installée. Elle avait tout le temps et s’est longuement préparée. À vrai dire, cela faisait des années qu’elle y pensait, depuis qu’elle avait pris des cours de couture et d’esthétique. Son idée était de recourir à des couturiers en Afrique. N’aimant rien tant que les tissus et les coupes de ce continent elle est allée sur place, a rencontré des tailleurs et fait affaire avec eux : elle était douée pour les palabres. Ils travailleraient pour elle.
Albert Stilmant a pris soin de vendre ses magasins de jardinage et de liquider son affaire. Il avait bien pesé sa décision. Sandrine voulait créer des vêtements ? Elle souhaitait les écouler dans des boutiques à elle, sur la Côte d’Azur ? Qu’à cela ne tienne. Il était là désormais. Il aurait vendu père et mère pour elle. Ainsi, il lui a acheté un premier fonds de commerce dans une ruelle du vieux Nice. Puis un autre, rue de France. Et enfin un troisième, à Antibes. Sandrine a aménagé ses boutiques, décoré les vitrines à son goût puis embauché des vendeuses. Elle a fait fabriquer des cigales en plâtre peint et verni qu’elle a disposées sur les murs. Longtemps, j’en ai eu deux, chez moi, dans le vestibule : une bleue et l’autre jaune d’œuf. Sandrine me les avait données à l’un de ses passages. Cela faisait Provence. Mes visiteurs me demandaient d’où je les tenais, l’air de dire : tu n’es pas sérieux ; ça, au mur ? Sandrine m’avait aussi offert quelques vêtements de sa création et puis un sac en toile écrue avec ses initiales brodées dessus.
Je ne la voyais plus souvent. Elle consumait le plus clair de son temps dans ses boutiques, de Nice à Antibes. Quelquefois, elle montait à Paris pour un rendez-vous chez la psy qui la suivait car par moments, le passé, toujours sur ses talons, tentait de la reprendre dans ses griffes. Nous nous voyions à ces occasions. Pour le reste, nos rapports se limitaient à des conversations téléphoniques de loin en loin – le plus souvent quand son moral tombait en piqué. L’état de détresse dans lequel elle plongeait eût alarmé ceux qui ne la connaissaient pas. Il fallait jouer les pompiers à distance, éteindre un sinistre par la voix.
Récemment, j’ai fait un rêve troublant. J’annonçais à Sandrine que je venais d’achever un roman sur sa vie, alors que, depuis des années, elle croyait le projet définitivement enterré. Sur le coup, elle n’avait pas de réaction particulière ; elle disait vouloir réfléchir. Dans le tableau suivant du rêve, elle me dénonçait à la police et j’assistais à la scène. J’ignorais de quoi j’étais tenu coupable, mais en rentrant chez moi, je trouvais des agents et un serrurier devant ma porte. J’étais en état d’arrestation. Par un singulier renversement de situation, il apparaissait que ma vie entière, et non celle de Sandrine, était une cascade de mensonges, un usage de faux général. J’étais le premier surpris en découvrant que les nom et prénom que je portais depuis la naissance n’étaient pas les miens.
Lorsque je repense à ce rêve, il me semble que cette nuit-là, dans ce sommeil où Sandrine a greffé à mon ADN ce que, dans son passé, la morale publique réprouve, j’ai compris mieux que jamais pourquoi j’ai eu envie d’écrire sur elle. Car au fond, c’est le monde qui, selon moi, n’est pas à la hauteur de Sandrine Broussard. Ce monde dans lequel je persiste à vouloir m’intégrer et qu’elle a, de façon anarchique et équivoque, mais comment aurait-il pu en être autrement, déserté pendant des années.
*
S’il advient un jour que les livres ne sont plus lus que sur des tablettes numériques, les écrivains pourront concevoir le « roman total », qui permettra au lecteur de choisir la vision de tel ou tel protagoniste. En cliquant sur le nom de l’un d’eux, il changera de perspective. Il découvrira l’ensemble de l’histoire vue à travers les yeux de ce personnage. Ce ne sera plus un roman ; ce sera une superposition de variations parallèles, empilées comme les feuilles d’un baklava, soit autant de romans différents déclinés autour d’une même trame, romans desquels la notion de regard sortira renforcée. Dans ces pages de l’ère post-numérique, je pourrai regarder Sandrine avec les yeux d’Albert Stilmant. Il sera le narrateur, et ce sera un autre livre.
Qu’aurait pensé Albert Stilmant, à ce stade, si j’avais fait de lui le narrateur ? Tout me porte à croire qu’il ne se serait pas seulement réjoui pour Sandrine, mais aussi pour lui. Il lui aurait poussé une âme de démiurge. Et il se serait dit : je vais tout lui donner pour l’aider à devenir ce qu’elle est déjà. Je vais tout lui donner, pour me combler.
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J’ai oublié combien de temps a duré la période des boutiques sur la Côte d’Azur. Deux ans, trois peut-être, mais pas plus. De ma mémoire se détachent peu de souvenirs nets de ces années. Albert faisait de son mieux pour conseiller Sandrine, et cependant les affaires ne marchaient pas. Ça ne prenait pas. L’une des boutiques, très mal située, attirait peu de chalands. Elle a été la première à fermer. Dans les autres, la situation était à peine meilleure. Albert renflouait les caisses mais son trésor n’était pas inépuisable. Un jour ou l’autre, il tarirait, et les banques n’étaient pas tentées de prêter.
À la fin, Albert n’eut même plus assez d’argent pour se payer une chambre d’hôtel. Il dormait dans l’arrière-boutique à Antibes, où il avait déroulé un matelas. De tout ce que Sandrine a évoqué de cette période, voilà la seule image que je conserve : Albert, étendu sur ce matelas, avant l’ouverture d’un magasin qui ne vendait rien. Oui, pour tout ce qui touchait à cet argent dont tôt, dans sa vie, elle avait été amoureuse, Sandrine paraissait maudite. Elle avait la scoumoune, et cette anti-baraka semblait lui signifier ceci : honnête, tu ne seras pas.
Les unes après les autres, les boutiques ont mis la clé sous la porte. Tombé dans le dénuement, Albert a demandé l’hospitalité à son frère, qui a fait de lui son factotum. À Nice, il ne pouvait plus être utile en rien à Sandrine. De nouveau, elle s’est retrouvée seule.
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Les Africains disent aux Européens : Vous avez la montre, nous avons le temps. En s’installant en Afrique, Sandrine a escamoté symboliquement sa montre. Sans doute était-elle africaine dans l’âme, sans le savoir, et le continent noir le lui a fait comprendre.
De la liquidation des fonds de commerce niçois, elle a tiré suffisamment d’argent pour ouvrir une boutique dans une capitale d’Afrique de l’Ouest. Elle a créé une société de confection qu’elle a appelée « Constance V. ». Ses tailleurs ont travaillé chez elle, au gré de l’approvisionnement en électricité. Au début, elle n’était pas douée pour la comptabilité et la gestion. Puis le temps a passé. Elle a appris. La dessinatrice et créatrice a vendu ses vêtements non seulement à la boutique, mais dans des hôtels pour toubabs. L’ambassade d’un pays scandinave lui a acheté des rideaux. Quelquefois, elle organise des défilés de mode dans une boîte huppée.
Dans la nébuleuse du Net, on peut lire quelque part qu’elle a décidé de s’installer en Afrique sur un coup de tête. Qu’aujourd’hui, elle se met aussi à la confection de chaussures et de sacs sur mesure, assortis à ses robes. Qui a écrit des lignes sur elle, parmi les milliards de textes en circulation sur la Toile ? Elle-même, sans doute, car les mots choisis lui ressemblent. On y lit aussi que ses vêtements comportent beaucoup de perles et de strass, ou encore des roses à base de rubans.
De loin en loin, Albert Stilmant lui téléphone encore, de chez son frère, en Belgique.
Un jour, Théo m’a dit ceci :
– J’ai commencé ma vie par trente-cinq ans de dépression. Maintenant, ça va mieux.
Comment s’en est-il sorti ? Cours de théâtre, pendant l’année. Stages de psychologie, ou stages de clown, l’été. Et puis des années de patience, saupoudrées de séances chez un psy. Au fond, tout cela tient du miracle.
Un jour, l’enfance finit par s’éloigner. Pour Théo. Pour Sandrine aussi. Il manque certainement, dans notre Code civil, un concept de « culpabilité en amont » qui permettrait d’exonérer une génération de tout ou partie de ses délits, de ses péchés, et d’en imputer la paternité à la précédente. Aujourd’hui, Sandrine dessine des tenues, transmet les consignes à ses tailleurs. Et puis, je la vois, escortée de ses chiens, qui court sur une plage de la côte Atlantique. Les pieds tantôt dans l’eau, tantôt sur le sable, tantôt sur la guipure d’écume laissée par les vagues.
Le jour où j’ai achevé ces lignes, j’ai lu qu’une planète hors du commun venait d’être découverte loin du système solaire. Elle flotte seule dans le vide, sans graviter autour d’une étoile ni appartenir à un collier de planètes. Elle a reçu le curieux nom de PSO J318.5-22. Tous les astronomes ne sont pas des poètes. Je préfère l’appeler Sandrine Broussard. Est-elle si isolée, au demeurant ? Plus maintenant. Mais elle reste à part.
Les cigales, tout le temps qu’elles sont larvaires, sous terre, vivent isolées. Ce n’est qu’après, à la lumière, qu’elles découvrent leurs congénères. Larves, elles demeurent aveugles. Et puis, à mesure que la tête grandit, les yeux se mettent en place. Les premiers temps, ils ne voient pas. Ils ne sont pas activés. C’est sur le tard que tout se passe, lorsqu’ils émergent de l’obscurité. Au grand jour, alors qu’elle a déjà traversé ses phases successives, la cigale acquiert une vision remarquable.
Avec les années, Sandrine a réussi à voir clair en elle. Depuis que trente degrés de latitude nous séparent, la vie ne nous réunit plus. Je ne peux que l’imaginer. Elle n’est plus toute jeune, coquette sans plus être Narcisse rêvant, naguère, de devenir cover-girl. Ses seins, son nez ont cessé de muer, comme sa personne entière. Elle s’est acceptée. C’est que, forte comme Théo d’avoir réchappé à une guerre appelée enfance, forte d’avoir tenu tête à ses faiblesses, elle a interrompu sa course contre la montre.
Car le temps est bien, à ce jour, le seul dieu dont nous ayons prouvé l’existence. Il nous anime, pareils à des automates, il nous enchante et nous apaise. Il nous laisse croître pour nous amenuiser et nous escamoter ensuite. En somme, il fait de nous ses jouets, que nous soyons Julien Maihol, Albert Stilmant ou Théo. Ou toi, Sandrine : tu y es enfin entrée, dans le Temps.
mars 2001-avril 2015