Vincent: C’est un très bon exemple parce que tu as très bien résumé le processus de psychologie positive. C’est typiquement un truc que te donne l’ayahuasca, ce genre de vision qui simplifie complètement les choses.

Jeremy: Une fois que tu l’as vu, tu ne peux pas le dé-voir, l’effacer, et donc tu le sais ! Et ça transforme comment tu vas te comporter dans le monde, dans un sens constructif.

Vincent: Absolument, oui.

Jeremy: J’ai appris des choses sur comment être avec mes enfants et avec mes parents ; comment accompagner mes parents, qui sont plutôt du vingtième siècle et plutôt des Occidentaux et qui, ma foi, ont affaire à la médecine occidentale. Tout le monde doit traiter à un moment ou à un autre avec la fin de vie de ses parents et la vie de ses enfants, si on a la chance d’en avoir.

Tu peux aller chez le psychothérapeute ou chez un conseiller, mais j’ai trouvé que consulter un bon chamane amazonien pouvait être très utile... Tu y vas avec ta petite question, tu fais la session et ensuite, le lendemain, tu parles avec le chamane. Tu dis : «Ecoute, pendant la session, j’ai vu ci, et entre-temps, voilà le sujet qui me préoccupe. Qu’est-ce que tu en dis ? » Ces gens peuvent être d’une sagesse et en même temps d’une simplicité fulgurante.

Vincent : Souvent les trips à l’ayahuasca sont très, très forts ; on part dans des trucs qui ont assez peu de relations avec notre réel de tous les jours. Mais il y a un moment dont on peut vraiment se servir, pour les trucs de chemin de vie ou du quotidien : c’est le moment, justement, où on a fini ce trip-là. On n’est pas encore complètement revenu dans la vie «réelle», et on n’est plus dans cette espèce de voyage cosmique très fort.

Je trouve que c’est un moment où la réflexion est particulièrement aiguisée, où on a accès à cette espèce de réflexion synthétique et où on va pouvoir avoir la réponse sur une vision, ou sur une impression. Je trouve que c’est très bien comment tu as décrit ça: te voir d’un seul coup plus grand que ton fils. C’est d’une simplicité basique, et c’est vrai que là on a accès à une capacité d’intelligence qui est très appréciable ; je ne sais pas si ça vous fait ça.

Jan: On pourrait dire: «Est-ce qu’il y a besoin d’ayahuasca pour ça ? » Peut-être que certaines créatures ont besoin du coup de masse ? Au bout d’un certain temps, l’intégration se fait quand ça change des choses très simples de la vie.

Tu vas le découvrir en percevant très simplement que tu es rentré dans un autre rythme, des choses comme ça. C’est souvent des territoires qui nous demandent beaucoup d’attention, des petites choses de la présence. Ne pas faire deux choses en même temps - penser à un nouveau roman, un nouveau film, en faisant la vaisselle, même. Penser à ce que tu fais. Tu es guidé là-dedans : des relations simples et directes, pas au bout de l’univers, pas les grands mystères. C’est dans les petites choses qu’il y a des choses essentielles. Après tout, le quotidien, c’est ta vie.

Jeremy : Je ne sais pas si ça concorde avec votre expérience, mais le chamane ashaninca qui était mon informateur insistait sur une chose : dire ce que je fais et faire ce que je dis. Accorder les paroles qui sortent de ta bouche avec tes actes, c’est la preuve que tu es quelqu’un de sérieux. D’un point de vue chamanique, les mots peuvent guérir. Ils sont liés au savoir et au pouvoir.

En fait, tu dois faire attention à ce qui sort de ta bouche. Si tu n’as pas envie que de la merde sorte de ta bouche, eh bien, ne dis pas le mot. Et par la même logique, il s’agirait plutôt de créer des histoires qui finissent bien si tu veux voir des choses constructives arriver dans le monde. C’est vrai que ça rend plus difficile le fait de protester - il convient en tout cas de mesurer chaque mot. Après avoir été conscientisé à ce propos, on se rend compte qu’on crée aussi le monde. Le monde existe en dehors de nous, mais on fait partie de la Création qui continue ; nous sommes des créatures qui symbolisons et qui faisons du sens, et en fonction de ce qu’on émet dans le monde, ça change le monde.

Donc, ce que j’écris, ce que je dis, chaque mot est d’une extrême importance. Alors, c’est clair que quand tu reviens en Europe avec ce point de vue et que tu vois des gens qui parlent n’importe comment et qui sont agressifs... c’est difficile de trouver un terrain d’entente. Je pense que le contact avec les chamanes peut t’apprendre à parler plus précisément, et en même temps ça peut rendre plus difficile de vivre dans ce monde commercial, avec tous ces messages.

Jan: Dans mon dernier voyage, j’ai eu un moment très fort pendant une session. Je ne peux pas parler de la vision parce que c’est très difficile de verbaliser, mais j’ai perçu, ou j’ai cru percevoir, de manière très claire, qu’en fait le monde ressemblait à ce qu’on pensait. Ce n’est qu’une idée philosophique: une interrelation entre nos pensées et la réalité physique. Nous pensons un monde, et le monde se pense et c’est nous. Le résultat, c’est quelque chose de très beau; ça a été un émerveillement suivi, d’un coup, d’une tristesse profonde face à ce que nous en faisons. J’ai pleuré, en fait.

J’ai pleuré mais j’ai serré les fesses, serré les dents, et j’ai laissé couler l’eau, tu vois, sans saisir la pensée, la tristesse, sinon je pense que je m’effondrais dans la dépression la plus profonde. Et puis après, la joie est venue, l’abandon est venu.

Ce que tu dis m’a rappelé ça: attention à ce que tu penses, parce que quand tu vas l’exprimer, ça va agir dans le monde, et ça va devenir un geste, donc une action. Essaie d’être en cohérence entre ta pensée et ton action. L’acte guerrier, c’est de faire attention à sa pensée et son action, et en même temps de surveiller sa dimension émotionnelle.

Jeremy : J’aimais aussi ce que disait ce chamane ashaninca par rapport à la gestion de l’alcool sous forme de bière de manioc. C’est qu’en fait tout un chacun a un canoë rempli de bière de manioc tous les jours. C’est légèrement alcoolisé et si tu t’en remplis le bide, l’ivresse arrive. Et il disait que celui qui était ivre à la bière de manioc et qui commençait à tenir des discours du type : «Je vais construire une nouvelle maison là-bas », si demain il se lève et il se met à réaliser dans la pratique, le concret, ce qu’il disait dans son ivresse, alors il peut continuer à boire ; il n’a pas de problème d’alcool. (Rires. ) Si, par contre, quand il boit, il tient ces propos et puis le lendemain : «Oh, j’ai un peu mal à la tête; non, aujourd’hui je ne fais rien», et qu’il ne fait pas honneur à son ivresse dans la réalité, alors il a un problème d’alcool.

Donc, la raison de travailler dur pendant la journée et de faire ce que tu as dit, c’est de pouvoir reboire un verre le soir (rires) ; tu bois fort et tu travailles fort; et là, tu peux y aller. C’est une hygiène de faire ce que tu dis quand tu es ivre ; ou bien arrête de boire.

Jan: C’est vrai que l’ivresse avec l’alcool est intéressante -n’importe quelle ivresse est intéressante, parce qu’elle va réveiller beaucoup de choses. J’observe les gens qui ont bu, qui ont fumé de l’herbe.

Jeremy: «Ouais, demain, je vais changer le monde ! »

Jan: En fait, je ne vais pas juger la personne, mais je vais apprendre des tas de choses qui vont m’aider à tisser ma relation avec elle. Par exemple, si quelqu’un commence à sortir des grosses conneries un peu racistes, lourdes ou sexe, je vais me dire: «Tiens, ça glisse chez lui.» Ce n’est pas l’alcool, l’alcool ne fait que libérer.

Paradoxalement, des fois, c’est l’inverse : tu as quelqu’un de très timide qui va parler, c’est magnifique. Mais d’un coup, tu vas dire: «Là, il y a un truc caché. C’est dommage que ce soit avec l’alcool ; il devrait aller le chercher autrement. »

Nous, dans notre culture - et je trouve ça hallucinant -, quand quelqu’un a vraiment été odieux parce qu’il a bu, on dit : «Mais il avait bu, c’est l’alcool... »

Jeremy: C’est un scandale !

Vincent : Là, on entre dans un autre débat mais je ne suis pas sûr que l’alcool fasse vraiment du bien. Que ce soit révélateur, certes. Mais en même temps, quelqu’un qui se bourre la gueule tous les jours révèle tout le temps son mauvais côté.

Jeremy : Tu prends les millions de gens qui boivent, tu prends le pourcentage de dix ou vingt pour cent qui sont alcooliques, et ensuite tu prends le pourcentage qui bat sa femme. Et tu prends les cadavres laissés par les accidents de voiture... Ce sont des statistiques, en fait. Ensuite, tu prends l’iboga, par exemple, tu alignes les cadavres, et tu fais le rapport.

Ce que je trouve remarquable quand même avec l’alcool, c’est que tu as à peu près quatre-vingts pour cent de la population, des dizaines, des centaines de millions de gens dans le monde qui peuvent boire à peu près dans la bonne humeur, dans la communication et dans l’amitié, et sans se taper sur la gueule.

Vincent : Il y avait une émission intéressante sur Arte, Drogues et cerveau, et le spécialiste disait que l’alcool, c’était vraiment grave. Mais bon, là-dessus, je ne suis vraiment pas objectif. Je n’aime pas l’alcool, je trouve que ça rend les gens débiles.

Jeremy: C’est le problème de l’alcool: un ou deux verres de bon bordeaux par jour...

Jan : Un ou deux verres de bon bordeaux par jour, c’est bon !

Jeremy : Un chamane ashaninca que j’avais rencontré me disait : «El cuerpo necessita su licor cada dta. » Chaque jour, le corps a besoin de sa liqueur.

Vincent : Chers amis, nous avons perdu notre sujet. Je voudrais faire une petite précision sur la guérison...

Jeremy: Justement, il y a quelque chose que je voulais dire sur la guérison.

Vincent : Vas-y.

Jeremy: Un chamane que je connais a marché sur le fil de détente d’un piège de chasseur en cueillant des plantes dans la forêt et il a reçu à bout portant une volée de grenailles qui lui a brisé le tibia. On l’a amené à l’hôpital, en train de se vider de son sang. On lui a fait une transfusion sanguine et on lui a mis des vis. On lui a donné des antibiotiques et on l’a renvoyé à la maison. Où, ensuite, il s’est soigné avec des plantes. Mais rien de tel que deux-trois boulons et un peu d’antibiotiques dans un tel cas, même pour un grand chamane.

Vincent: J’aurai le même témoignage. Pour un gros bobo, je pense qu’il ne faut pas se leurrer, le chamanisme ne pourra pas agir. La preuve, tous les chamanes que je connais ont fait des séjours plus ou moins prolongés à l’hôpital.

Par contre, ce que j’ai pu constater, pour moi, c’est qu’à force de faire toutes ces initiations, d’avoir une hygiène de vie tout de même assez rigoureuse, et d’avoir vraiment une meilleure gestion de mon cerveau et de mon corps, en fait, je n’ai jamais de petit bobo. Tout ce qui est grippe, rhume, mal de gorge...

Je sens régulièrement, comme tout citadin, l’attaque de l’angine, l’attaque du rhume. J’ai des gens autour de moi qui sont malades ; mais c’est quelque chose que je n’ai jamais. J’ai vraiment appris à avoir une économie interne qui fait que je n’ai plus jamais ce genre de truc.

Par contre, j’avais un virus assez puissant qui était l’hépatite C. J’ai travaillé dessus avec l’ayahuasca. J’ai eu des visions sur mon hépatite C. Je pense que ça fait du bien, ponctuellement; mais n’empêche que j’ai fini par suivre un bon vieux traitement de chimiothérapie, et grâce à ça, pour le moment, le virus est parti, ce qui n’était pas le cas avec les traditions.

Se rééquilibrer énergétiquement, apprendre à mieux gérer, c’est très bien. Je crois que c’est bien de faire des croisements avec la médecine moderne ; mais il ne faut pas non plus être dans une naïveté par rapport à ça.

Je crois qu’il y a des gens qui ont des maladies très avancées, en stade terminal, et qui, à un moment donné, refusent de prendre des traitements qui auraient pu les soigner, en se disant : « Il va y avoir un remède miracle qui va me soigner», et ça peut avoir des conséquences dramatiques.

Jan : J’ai vu des gens qui ont des maladies très graves, qu’on peut soulager, mais qui sont condamnés par la médecine, aller tenter de se faire soigner là-bas, et pourquoi pas ?

Jeremy : Tu en as vus ?

Jan: Oui, effectivement... dont l’état s’est stabilisé. Surtout sur des maladies auto-immunitaires : tout ce qui est sclérose en plaques, ce genre de chose.

Vincent : Stabilisé... ?

Jan : Il n’y a pas rémission de la maladie et la personne n’est pas guérie. Mais elle était condamnée à six mois de vie ; ça fait trois ans et l'état est stabilisé. Je sais que cette personne dit : «Ah ! ça repart. Il faut que j’y retourne. »

Vincent: C’est qui, c’est...?

Jan : Non, tu ne connais pas la personne. Mais lui aussi - je pense que tu penses à la même personne que moi - son état est stabilisé.

Ce sont des maladies que notre médecine a quand même du mal à traiter, un peu comme les cancers il y a vingt ans, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. C’est quand même assez efficace sur certains cancers, c’est incroyable, les progrès de la médecine. Tu vois, ce sont des maladies que tu t’infliges, inconsciemment ; c’est un système intérieur. Mais sur l’aspect viral, l’aspect infectieux, notre médecine est bien plus performante.

Alors, je suis devenu chamane à l’inverse. Je suis allé un jour dans une communauté où il y avait un gosse qui avait une infection. Il avait une boule, là. Tu le vois, tu dis: «Bon, je vais lui donner un Aspégic. Il a douze ans - peut-être un Aspégic cassé en deux. »

Le lendemain, il n’avait plus rien. Il n’avait jamais pris d’aspirine de sa vie. Tu vois, c’est quand même de la magie pure, pour certaines choses.

Donc, sur les maladies psychologiques, en tout cas, une petite déprime, des problèmes de relation - je suis d’accord sur les schizophrènes. Et des choses que nous, on a du mal à soigner.

La dépression, on la soigne en faisant des barrières chimiques qui empêchent la personne de se plonger dans son problème. Tandis que là, les plantes te font plonger au cœur de ton problème, et le chamane est là pour te tenir et te faire traverser.

C’est évident, si j’ai une infection, je vais direct à l’hôpital. Mais je crois que j’essaierais un peu les deux. Me préparer avec l’ayahuasca, passer sur le billard, y retourner.

Il n’y a pas une médecine qui est meilleure que l’autre ; il y a des choses qui sont peut-être plus efficaces dans certains domaines, et d’autres plus efficaces dans d’autres.

Mais je suis un peu comme toi. Quand j’étais plus jeune - ça vient peut-être avec l’âge aussi -, j’étais toujours malade. A partir du moment où l’ayahuasca te donne une perception de ton corps, il y a quelque chose qui se passe. Tu es mieux, tout simplement. Là, j’ai quarante-trois ans et je suis bien mieux qu’à vingt ans ou à trente ans.

Jeremy : Mettons que tu es dans la forêt amazonienne, qu’il n’y a pas d’hôpital dans les parages, et que tu tombes gravement malade. Je pense que faire une séance chamanique ritualisée pour appeler les esprits à aider, ça peut être utile... Il y a des tours de passe-passe dans le chamanisme : par exemple, faire que le patient voie des choses qu’il pense a priori impossibles. Ce fait-là semble déclencher des énergies autocuratives chez les gens.

Vincent : Tu veux dire, on prend le mal et puis...

Jeremy : Oui, je sors des pierres et puis on fait une cérémonie. On est en train de t’accompagner là-dedans, on y met notre force, il va se passer un truc magique. Et le simple fait de faire quelque chose plutôt que rien, ça peut aider les réflexes à déclencher l’autoguérison du corps.

Vincent: Ça, c’est sûr et certain.

Jeremy: Pourquoi s’en priver, en fait?

Jan : Je suis revenu, cet été, faire un film sur la santé maternelle. Donc, à un moment donné, dans les communautés shipibo, je ne vais parler qu’avec les sages-femmes, les femmes, de qu’est-ce que c’est d’avoir un enfant, d’accoucher, d’aller à l’hôpital. Je vais à l’hôpital, je rencontre les docteurs, je vois les femmes. Et, mon Dieu, quelle violence !

Il faut réaliser le problème : il y a une femme sur mille en Occident qui meurt en donnant la vie ; il y en a trente dans les pays sous-développés. Mais en Amazonie, ça monte en flèche. Dans chaque famille, il y a une femme qui est morte, comme au début du siècle chez nous, dans les villages. Ma grand-mère est morte en couches, il y a longtemps. Quand il y avait une hémorragie, le docteur ne pouvait pas faire grand-chose.

Et là, tu y vas et tu te rends compte que c’est terrible. Je ne dis pas: «Qu’est-ce qu’on est bien dans nos villes, près de nos hôpitaux», mais il y a quand même quelque chose qu’on a. Et quand tu l’as, eh bien, tu as envie d’aller chercher des choses plus essentielles... Mais tu vois des gens confrontés à des choses super dures. Je ne pensais pas que c’était aussi violent. Quand même, sur certaines choses, on assure.

Si tu avais une ambulance qui allait de l’hôpital au port, à Pucallpa - parce que les femmes, elles arrivent en train d’accoucher depuis quatre heures dans le bateau. Il n’y a pas de bagnoles, donc ils montent dans des motocars, et elles arrivent - elles sont mortes à l’hôpital. Et tu te dis : «Ils n’ont même pas les crédits pour ça. » Donc, tu penses à l’autre côté de notre monde.

Jeremy: Le chamane, ce qu’il sait, c’est qu’il traite la personne. Par contre, j’ai eu plusieurs expériences récentes avec la chirurgie européenne, où les patients étaient traités comme des objets à réparer.

Et je suis sûr que la guérison des gens serait accélérée et facilitée s’il y avait un toucher un peu plus humain dans les hôpitaux. Et justement, j’ai l’impression que les médecins portent délibérément un regard froid sur les patients parce qu’il y en a tellement - l’hôpital opère à l’échelle industrielle - et qu’il ne faut pas qu’ils s’impliquent émotionnellement.

Vincent: Ceci dit, on est en train de s’améliorer.

Jan : Mais c’est vrai que sur l’humain, c’est terrible.

Vincent : Je trouve qu’en dix ans on a fait beaucoup de progrès. Avant, quand tu étais en service pour enfants, tu ne pouvais pas passer la nuit ; maintenant il y a des lits. Je trouve le système médical en France, dans son registre, extrêmement performant.

Jeremy : C’est vrai que les infirmières, les infirmiers, les ambulanciers sont souvent merveilleux. Mais je parle du médecin lui-même, le guérisseur qui arrive dans sa robe blanche. Il a tendance à être froid et distant, et à parler en spécialiste. Mais pourquoi sortir l’humain de la relation thérapeutique, médicale, chirurgicale ?

Vincent : Ça, c’est le problème de la compartimentation. C’est peut-être ce qui différencie un système chamanique qui essaie de replacer un être...

Jan : Non, parce que je peux te parler de médecins en Inde

- quand j’ai fait le film sur Amma, qui a construit des hôpitaux en Inde pour les pauvres. Tu vois, à l’hôpital, ils sont dans la dévotion, dans l’humain. Si je devais aller dans un hôpital, je préférerais aller dans l’hôpital d’Amma, en Inde. C’est l’inverse : ils sont là pour aider les êtres humains. Ils sont plus reliés à un être spirituel, à une spiritualité.

Donc, je pense que c’est une question de culture, d’éducation. Tu peux être éduqué à l’aspect technologique de l’être humain et le réparer d’un aspect matériel, sans pour autant être dans un système déshumanisé. Ce n’est pas parce que tu as appris à réparer comme un morceau de viande que ce n’est qu’un morceau de viande. Tu regardes dans son corps et puis, à un moment, tu regardes la personne.

Jeremy : On note que ce qui est absent chez nous, c’est ce qui est la force des chamanes. Alors, comment faire comprendre l’efficacité thérapeutique des chamanes, puisque c’est ce qui nous manque ?

Ce serait intéressant de la combiner avec la nôtre, de faire acte d’humilité et de dire qu’on ne sait pas tout. On pourrait associer nos façons de savoir et guérir les gens, relier les deux méthodes, si les gens le désirent.

Jan: Il faudrait qu’un congrès de médecins s’organise pour prendre de l’ayahuasca.

Vincent: Si tu étais ministre de la Santé, quoi... (Rires.)

Michka: En tant que lectrice, j’aimerais vous demander si vous avez l’impression qu’une expérience chamanique peut être colorée par le fait que le chamane est un homme ou une femme, et les considérations qui peuvent en découler...

Vincent : Je vais faire une réponse très machiste : j’ai toujours été initié par des hommes. Au Gabon, l’initiation des femmes et l’initiation des hommes, ce n’est pas...

Jan : Ce n’est pas mixte ?

Vincent : Ce n’est pas mixte, non ; et au Pérou, j’ai été initié par un homme. Les femmes ont quelque chose de spécifique, mais je le sais parce qu’on me l’a dit, pas parce que je l’ai vécu moi-même. Tout simplement parce qu’il y a une différence entre les hommes et les femmes ; ça représente une sensibilité différente.

Dans ce que j’en ai ressenti, moi, de l’extérieur, les femmes ont une fonction qui n’est pas celle des hommes ; mais je pense que le chamanisme, ça se fait sur des principes relativement techniques, relativement terre à terre, où les choses ont une fonction, une utilité, des principes fondateurs qui sont le principe masculin et le principe féminin. Ça, c’est pour les deux traditions que j’ai expérimentées. D’après ce que je sais, dans la tradition archaïque, les femmes sont initiées par les femmes. Il y a des secrets que les femmes se transmettent de femme à femme, de la même manière qu’un homme va avoir une initiation de guerrier ou de chasseur (ça ne veut pas dire qu’une femme ne peut pas être guerrière ou chasseuse).

Il y a des choses, si tu remontes quelques générations en arrière, qui sont encore visibles. Les hommes et les femmes sont quand même deux choses distinctes, ce n’est pas les mêmes activités, la vie n’est pas formatée de la même façon. Je crois que c’est Jeremy qui disait, une fois, que les femmes avaient des problèmes avec les sessions chamaniques, qu’elles avaient du mal à s’enfoncer dans la jungle quand elles avaient leurs règles, ou même des problèmes pratiques parce que, avec les enfants, ce n’était pas toujours facile... Mais je peux difficilement t’en dire plus.

Jan: L’impression que j’ai eue, c’est d’abord qu’il y a une grande complicité dans la maloca, pendant les rituels, qui est de créature à créature, et des fois ça discute, ça rigole entre hommes et femmes. Le thérapeute est vraiment dans un travail en groupe.

J’ai vu des situations où c’est une femme qui guidait la cérémonie, ou bien il y avait deux femmes et un homme, dont une des sessions avec Guillermo, quand il a demandé de faire venir une femme chamane shipibo, Olivia Arevalo, connue dans la région, qui vient de Juventus San Rafaël. Il n’a pas chanté un chant: il était face à elle. Et je peux dire qu’il y avait du corps.

C’était quelque chose de très doux. Quelque chose qui tient de la vraie guérison, du cœur, de l’amour, malgré les visions très fortes. Et cette femme était un guerrier ; plus de lumière et de cœur que de connaissance, je dirais. Il émanait quelque chose de cet ordre-là. Je n’ai effectué qu’une session avec elle - mais j’ai cherché, je suis retourné là-bas pour aller reprendre avec elle.

Donc, je pense que les femmes ont un cœur, dans le chamanisme shipibo. Elles ne sont pas forcément mises en avant quand il y a des étrangers ; mais elles ont quand même quelque chose de très fort, très spécifique, et qui ne me semble pas être différent des hommes dans la connaissance.

Etant donné que le chamane veille sur toi, s’il te dit : « Ce soir, j’aimerais que tu prennes avec telle personne », tu te dis : « Il te fait un cadeau ; il t’invite, ce soir, et tu vas connaître quelque chose. » Et il y a une cohérence parfaite d’une étape que tu vis avec cette personne qui avait commencé à te transmettre des choses - et qui te transmet à un moment donné la rencontre avec l’énergie féminine pure et forte d’une grande guérisseusse.

Bon, il y a des choses avec les femmes ; quand elles ont leurs règles, elles ne peuvent pas prendre l’ayahuasca, ni être dans la maloca ; il y a des choses comme ça... Mais c’est tout.

Jeremy : Je crois que les Shipibo sont un peu particuliers dans le sens où, dans ce qui touche à la sphère chamanique, les femmes y ont une importance plus grande que chez d’autres peuples voisins de la région. Cela dit, il est vrai que le chamanisme amazonien a surtout été étudié par des anthropologues masculins, qui ont tendance à se focaliser sur le masculin ; donc, on peut dire que le chamanisme ayahuasca indigène féminin est mal étudié. Ou peut-être qu’il existe moins qu’on voudrait qu’il existe.

Il faut reconnaître qu’au moins quatre-vingt-dix pour cent des ayahuasqueros sont des hommes, donc tu as neuf chances sur dix de te faire initier par un homme. C’est vrai aussi que quand je vivais chez les Ashaninca, c’était mal vu si l’anthropologue passait la journée avec les femmes. Les hommes étaient actifs dans la forêt, et les femmes s’affairaient dans les jardins et au foyer, et les hommes n’allaient pas partir dans la forêt et me laisser seul avec les femmes.

Cela dit, les rares fois où j’ai eu le plaisir d’être en présence d’une femme chamane ayahuasca, c’est avec Maria Valera, la maman de Guillermo, qui a quatre-vingts ans et plus, et ce que j’identifierais avec cette expérience, c’est déjà les chants - elle va plus haut. C’est exceptionnel, ça fait dresser les cheveux sur la tête. C’est de la musique stratosphérique à hypnotiser les serpents. L’entrelacement de la voix masculine et de la voix féminine est une merveille.

Et chez les Shipibo, les femmes sont des artisans et font tous ces labyrinthes sur les textiles et les poteries, qu’elles vont chercher dans leurs visions... Ce sont les femmes qui rendent concret ce qui est perçu dans le monde des visions.

Je pense qu’il y a une façon de préciser la question ; c’est de se dire, pour n’importe quel chamane, que ce soit un homme ou une femme : c’est un bon plombier ou un mauvais plombier ? C’est un bon chamane ou un mauvais ? Ça revient à la question : comment est-ce qu’il chante ? C’est ça le centre de l’affaire, ce sont d’abord des chanteurs, et quoi qu’un chamane fasse, il fait de la musique, dit Gilbert Rouget dans La Musique et la transe.

Alors, tu préfères les chanteurs ou les chanteuses ? Il y a moins de chanteuses que de chanteurs, mais je dois dire qu’il y a quelques chanteuses qui vraiment me font des choses que les chanteurs ne me font pas. Quand tu as cette voix féminine qui t’enchante... c’est plus fin, plus subtil, il y a plus de grâce. Et c’est vrai que dans l’énergie des hommes, tu auras tendance à avoir cette énergie de chasseur, de prédateur, un peu plus frontale.

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sorcières. Je pense que les femmes, quand elles partent du mauvais côté, peuvent être aussi destructrices que les hommes.

J’ai connu deux chamanesses de cactus San Pedro de Chiclayo, et ces femmes avaient un côté espiègle. C’étaient des petites bonnes femmes, toutes scintillantes, avec ce côté un peu maternel et un peu joueur. Elles ne se prennent pas trop au sérieux. Il y a plus de légèreté, alors que nous autres, hommes, on est peut-être plus embourbés dans des relations de pouvoirs.

Jan: Il y a autre chose - parce qu’il y avait deux parties dans ta question. Quel est le lien avec le sexe aussi, peut-être ?

Est-ce qu’on est du même sexe ou du sexe opposé ? Ça travaille sur des énergies qui sont aussi des énergies de désir, des énergies sexuelles. Ce n’est pas un aphrodisiaque, l’ayahuasca. Mais le corps, c’est aussi ça. C’est-à-dire qu’à un moment donné, quand tu vas rencontrer ton corps, tu vas retrouver des choses de la sensualité, du désir. Et quand tu es dans ces domaines actifs et qu’en face de toi c’est une femme qui chante pour un homme, ça va mettre des choses avec, ou entre.

On a beaucoup parlé de la souffrance ; il y a aussi l’extase physique. Une fois que les peurs que tu traverses se détendent dans le corps, l’extase qui s’ensuit est totalement symétrique, et ce sont les chants qui te mènent là ; et là, je vois une différence. Je pense que quand un chamane homme chante pour une femme, il fait jouer des forces supplémentaires, qui sont les siennes, qui vont activer le fait que c’est un homme et une femme.

Tu vois, cette guérisseuse qui a chanté pour moi, je pense que si elle avait eu la moitié de l’âge qu’elle avait, puisqu’elle avait à peu près quatre-vingts ans, je ne sais pas ce qui se serait passé, parce que c’est tellement fort...

Elle a fait jouer quelque chose, et moi, en retour, comme elle est allée toucher des choses de l’ordre de l’extase, même de l’amour, je ne pouvais plus en recevoir, je n’en pouvais plus.

Et à un moment donné, quand on y repense, on se dit : « Cette personne m’a amené à toucher ce sentiment. »

Jeremy : Elle t’a enchanté.

Jan: Elle m’a enchanté. Il se trouve que j’adore cette femme, c’est une personne qui est importante pour moi - mon dernier film porte son nom. Mais... il y a des pans de complicité qui peuvent être encore plus incroyables, je pense. Enfin, se rajoutent les problèmes du désir, de l’amour.

Jeremy : Disons qu’il y a clairement une tension entre le fait qu’effectivement lorsqu’un chamane homme chante sur une cliente femme, il l’enchantera autant qu’il enchantera un homme, mais ça veut dire qu’il a un pouvoir sur elle, et il y a toutes sortes de cas de chamanes indigènes qui couchent avec les Occidentales charmantes de passage, qui sont absolument enchantées de coucher avec leur chamane.

Et entre adultes, en ce qui me concerne, tout le monde fait ce qu’il veut, tant que c’est consentant, mais... en général, ce n’est pas une bonne idée de coucher avec son thérapeute. Je suis sûr que tout le monde est d’accord, les psychothérapeutes, les psychanalystes, tout le monde. Et il convient d’en parler avec les clients de tout le monde, les clients des thérapeutes et des chamanes... Attention, attention !

Jan: Ce n’est plus le cas chez les Shipibo mais, traditionnellement, les hommes peuvent avoir deux ou trois femmes ; et les chamanes en ont vingt, qui sont dans tous les villages. Donc, si on veut prévenir les gens de ce qu’ils peuvent rencontrer : « Faites attention à ce danger-là, ou à cette chose-là. »

Ce n’est pas dangereux qu’il y ait un désir face à quelqu’un et vice versa. Ce qui est dangereux, c’est la relation qu’on va avoir avec ça si on prend la personne pour une sorte de sage traditionnel très profond.

Je dis souvent aux filles que je vois dans la jungle, qui sont tout à fait jolies : «Tiens, by the way, si tu vas chez les Indiens, chez les chamanes, sache quand même qu’avec quelqu’un qui t’a emballé un soir, tu peux toujours dire non ! » On se dit : «Mais si je refuse, il ne va plus me soigner. » J’en connais, des histoires de ce type-là.

On dit que ce n’est jamais bon de coucher avec son thérapeute. Ça, c’est notre vision; mais pour le chamanisme... Je n’ai pas eu trop l’occasion de tester, donc je ne sais pas ; il faudrait que j’essaye, un jour, avec une guérisseuse ! (Rires.)

J’ai rigolé quand tu as dit: «Il ne faut pas coucher avec son thérapeute. » Attends, c’est la première des règles. Je crois qu’il faut avoir de bonnes relations, claires, simples, directes, d’être humain à être humain.

Vincent: D’ailleurs, dans ce genre de dimension, la notion de polarité sexuelle peut disparaître. Enfin, tu ne résonnes pas du tout avec le sexuel. Non pas que ce soit dissocié, mais...

Jeremy : Tu ne veux pas être rabat-joie, mais...

Vincent: En l’occurrence, moi, j’ai plutôt tendance à baiser sur terre et à m’élever quand je m’élève.

Jeremy: Donc, tu ne t’envoies pas en l’air ! (Rires.)

Vincent: En même temps, je pense que tu as des gens qui ont une initiation qui passe par la sexualité. Un chamane peut peut-être transmettre des choses à quelqu’un parce qu’il se sent plus proche de lui. Et puis, de manière plus basique, je pense aussi que la plupart des gens ne sont pas des vrais chamanes. Il y a des gens qui souvent se servent du petit pouvoir qu’ils ont en l’outrepassant. J’ai entendu des cas de nanas qui se sont fait à moitié violer à Pucallpa par des pseudo-chamanes.

C’est vrai quand tu vas à Pucallpa, et c’est vrai dans n’importe quel pays ; c’était vrai en Inde dans les années 1970 avec les faux gourous... Il y a un truc qu’on n’a pas abordé. On est là parce que nous, on a la chance d’avoir connu des maîtres initiateurs qui sont des vrais chamanes. On a réussi à trouver tout ça. Mais il y a beaucoup de gens qui débarquent dans ces endroits-là, qui arrivent à l’aéroport... J’ai circulé quand même dans pas mal de pays, en disant : « Coucou ! Voilà, je n’y connais rien ; je cherche un chamane. »

C’est édifiant, comme résultat. Tu as quelques vrais chamanes, mais tu as aussi des faux chamanes, des charlatans, des gens mal intentionnés, un peu de tout. Donc, ce n’est pas parce que les gens sont chamanes qu’ils sont forcément top. Il faudrait peut-être ajouter une petite rubrique: «Comment? À qui s’adresser?» Parce qu’il y a ça aussi.

Et pour en revenir au truc sexuel, c’est vrai que c’est parfois gros comme une maison que le chamane, justement, se tape les Occidentales qui arrivent... Après, c’est une question de ses intentions à lui - est-ce qu’elles sont bonnes ou pas ? Est-ce que ça peut nuire à l’évolution de la personne ? Franchement, je n’en sais rien. Qu’est-ce que tu en penses, toi?

Jeremy: Le résultat des courses, pour l’instant, indique que ça trouble plutôt. En tout cas, durant une session, la sagesse indigène dit que c’est carrément à éviter.

Jan: Je parlais tout à l’heure d’une guérisseuse femme...Tu ressens des choses pendant la cérémonie, mais c’est des choses qui peuvent se traduire par des états et des élans six heures plus tard, quand tu es revenu dans ton corps.

Jeremy : Ce que m’a dit un chamane ashaninca... Je lui demandais: «Certains disent qu’après une séance d’ayahuasca, il faudrait s’abstenir pendant un certain temps», et il disait: «Non; tant que c’est avec ta femme, ça va. » Ça veut dire que le principal, c’est l’amour. Si c’est pour faire l’amour avec celle que tu aimes, et avec qui tu as une relation qui s’approfondit, ce n’est pas problématique. Donc, ce n’est pas l’acte sexuel lui-même, c’est comment il est fait, avec qui il est fait, et dans quel esprit. D’une part ; et d’autre part, c’est vrai qu’il y a les dangers qui guettent lorsqu’on participe à une session d’ayahuasca. Quand des gens que tu ne connais pas dorment dans le noir à côté de toi...

Jan : Et d’un coup, tu as une bouffée amoureuse pour la fille qui est à côté de toi...

Jeremy: Oui, ce genre de chose arrive régulièrement et on en entend parler. Ce n’est pas forcément mauvais que des gens tombent amoureux l’un de l’autre, mais je pense qu’il faut quand même être conscient que c’est s’exposer à...

Jan : ... à de mauvaises surprises.

Jeremy: Ce n’est pas anodin. Il y a un livre par un physicien qui s’appelle Fred Alan Wolf et qui raconte son histoire. Il est tombé fou amoureux d’une jeune péruvienne de vingt ans, au cours d’une séance d’ayahuasca. Il arrête de penser à la physique quantique, il devient obsédé par sa dulcinée, et tu le lis... (Rires. ) Il écrit avec une honnêteté remarquable et puis, pour finir, il se rend compte qu’elle n’était pas celle qu’il croyait. Un désastre sentimental à l’ayahuasca.

Jan : Les couples ayahuasca, ça remue pas mal. J’ai vu beaucoup de couples y aller, et en fait ça ne marchait pas. Mais moi, par exemple, avec Anne, ma compagne - notre histoire d’amour est née avec la liane, il y a sept ans. C’est une très belle histoire, une petite fille est née... Donc, c’est un territoire de rencontre, de séparation, bref, de mouvements.

Jeremy: Ça peut aussi t’aider à te transformer.

Jan: Ça te change... Mais il y a des couples de créatures qui vont bien ensemble. Ça peut renforcer, aussi.

Jeremy : De toute façon, c’est délicat. Tu entends des chamanes dire que plus ils avancent en expérience, moins ils consomment d’hallucinogènes. Et plus tu deviens vieux et tu connais un peu la chose, moins tu as besoin de te mettre là-dedans, par exemple, si tu es en couple. Et puis, même si de temps en temps on veut faire une expérience ensemble, ça ne veut pas dire qu’il faut faire ça tout le temps... Encore une fois, chacun peut faire ce qu’il veut mais franchement, quand on est jeune, on passe par des phases. Parfois, on a besoin de faire des expériences intenses et répétées ; mais la maîtrise de la chose passe par une certaine distance. (Rires.)

Jan : Je trouve que la plante, c’est une amante. L’ayahuasca est quelque chose de féminin. C’est une sirène. Il y a une histoire d’amour - mais étonnante.

J’ai eu la proposition d’aller faire une session à l’iboga et, à cette époque, j’étais curieux. Un soir, j’ai fait une cérémonie de pratiquant avec l’ayahuasca et à un moment donné - j’étais parti dans le monde des visions -, j’ai clairement eu, ou cru avoir, un message. La plante me parlait de ce que j’allais faire. Sous forme de très jolies ondes... Mais c’était quelque chose de l’ordre de la communication.

J’avais entendu des histoires sur la jalousie des plantes, et il y avait quelque chose de cet ordre, disant: «Ecoute, on a une très bonne communication, on s’entend bien. Si tu vas avec une autre, tu vas avoir une autre communication. Tu es libre de le faire mais tu vas brouiller celle qu’on a ensemble. Est-ce que tu veux ça ? »

Alors, moi, amoureux transi, j’ai dit : « Non, non. » J’ai annulé le rendez-vous avec l’iboga, et maintenant je tisse avec vigilance une belle relation d’amour avec l’ayahuasca. Si je raconte cette histoire, c’est juste par rapport à l’amour, au désir...

On perçoit que cette plante est intelligente. Quand elle rentre en relation avec toi, vous êtes deux. Parfois elle te donne une fessée pas sexy pour un sou, mais elle m’aime et je l’aime.

Vincent: Je me rends compte que je suis un peu plus cartésien. .. avec certainement des tendances jésuites. (Rires.) Je suis vraiment dans un système conceptuel différent. C’est vrai que je ne me suis jamais positionné comme ça, ni par rapport à l’iboga ni par rapport à l’ayahuasca. J’aurais plus ça avec la terre, par exemple, avec cette entité globale qu’est la terre, et dont toutes ces plantes et ce savoir sont une émanation. J’aurais plus ce rapport-là avec la planète, en fait. Mais avec l’ayahuasca elle-même ? Non, je ne l’ai jamais vue comme un...

Jan : ... un symbole féminin, une amante.

Vincent: Ni féminin, ni masculin, non. Je pense que l’ayahuasca n’est pas binaire, par exemple - enfin, telle que je la ressens - alors que le principe masculin-féminin est un principe binaire. Mais je peux me tromper.

Le charme de ces expériences-là, c’est de te faire ressentir la complexité et la multiplicité des choses. Il n’y a pas un point de vue qui est juste, il y a comment ça résonne en toi ; c’est ça, la réalité des choses. Et je pense que c’est l’addition de tous ces points de vue qui fait la véracité du point de vue. Non ?

Jan : J’ai l’impression que c’est féminin, mais féminin ça ne veut pas dire que c’est une femme. J’ai l’impression que pendant la relation, il y a quelque chose dans le sentiment qui est activé. La seule autre fois que s’active ce sentiment, c’est avec une amante. Il y a un pan qui est activé, qui est lié au désir, à quelque chose d’organique, mais quelque chose de beau. C’est un sentiment amoureux, mais avec le corps, voilà. Maintenant, elle m’en fait aussi voir des vertes et des pas mûres...

Jeremy : Disons que ce qui est en question, c’est le jardin secret ; et parler de ses expériences à l’ayahuasca, c’est un peu comme parler de ses expériences sexuelles. C’est très intime, c’est fort, c’est un peu gênant et... c’est tabou, en fait. Donc, c’est un peu du même ordre. Parce que c’est le jardin secret.

Vincent: C’est intéressant ce que tu dis là.

Jeremy : Et pour un gars hétérosexuel, ça va faire penser à la rencontre...

Jan: C’est ça !

Jeremy : Il y a plein de gens, indigènes compris, qui disent que l’esprit de l’ayahuasca est féminin... C’est vrai que l’intelligence avec qui j’ai une communication régulière dans l’état ayahuasca me fait toujours penser à une sorte de vieux sage chinois.

C’est plutôt en dehors du masculin-féminin, au fond. C’est juste vieux et sage, et végétal et humain, un feeling subtil et d’ailleurs sensuel...

Jan : Je te rejoins quand tu dis qu’on dirait à des moments un vieux sage chinois qui te parle à l’oreille, ou le serpent mythologique qui te regarde dans les yeux et qui te montre. Mais à un moment, ce vieux sage va se transformer en... quelque chose qui inclut le désir, l’amour; qui inclut le désir dans le corps. Pour moi, c’est une des facettes.

[Silence.)

Vincent: Bon, les amis, bon week-end !

Tigrane: Je peux vous poser une dernière petite question, la réponse peut tenir en une syllabe : on imagine facilement qu’il y a des choses dont on ne parle pas parce que c’est interdit. Est-ce qu’il y a des choses dont vous ne parlez pas parce que vous vous l’êtes interdit ?

Vincent : Oui, moi, c’est clair. Dans les initiations que j’ai faites, il y a des choses qu’on m’a communiquées qui ne sont pas dicibles pour des raisons de secret, donc je respecte les traditions. Et c’est assez paradoxal, parce qu’il y a beaucoup de « secrets » qu’on peut trouver dans des librairies ésotériques ; et d’autres, par contre, qui n’y sont pas, qui restent indicibles. Voilà ma réponse.

Jan: Non, j’ai l’impression qu’il n’y a aucun secret dans le chamanisme shipibo, qu’il n’y a pas de secret dans le sens où on l’entend. Par contre, il y a des choses dont il est difficile de parler, soit parce qu’on a intégré le fait qu’on ne pourra pas communiquer cette chose-là, soit parce qu’on s’aventure sur des territoires qui, par rappport à l’expérience reçue, vont vous mettre mal. Au moment où vous entamez le début d’une réponse sur le sujet, votre corps se met à bouger, vous donne le signal : il ne faut pas aller là. Ce n’est pas que je ne veux pas en parler, c’est que d’un coup la pensée s’envole et le corps se met à surveiller. Il y a des choses dont tu ne parles pas, mais ce n’est pas parce qu’on n’a pas le droit de le dire, en tout cas chez les Shipibo ; c’est que tu évites le sujet de discussion.

Vincent : J’ai été initié au Gabon, qui est francophone. Coup de chance, je parle français. Mais, quand je suis en voyage, je n’ai pas une relation langagière, pas de communication verbale, en fait, sauf au Gabon. J’ai été initié dans le Bwiti, et il y a en fait assez peu de bwitistes au Gabon. C’est une petite catégorie de la population, je suppose l’équivalent des francs-maçons en France. Ils ont quand même des règles assez strictes : quand tu es à la maternelle, tu dois respecter tel truc, à l’école primaire, tu dois respecter tel truc, quand tu as eu telle initiation, ça correspond à telle chose - qu’il y a, je pense, chez les Shipibo et les Ashaninca, mais peut-être à un niveau plus profond. Et au Gabon, j’ai eu cette initiation-là. Donc, on m’a dit : « Ça, il ne faut pas que tu le dises ; ça, il ne faut pas que tu le dises aux femmes. » À partir du moment où tu t’inities dans une tradition, tu joues le jeu.

Et le truc shipibo, ce n’est pas dans le secret mais plus de l’ordre de l’indicible. C’est-à-dire que ça ne servirait à rien de raconter, tout simplement parce que ça n’a aucun intérêt, dans ce système de communication, de raconter des choses qui n’ont pas d’équivalence... Enfin, pour conclure, les seuls outils conceptuels qui m’ont servi vraiment pour essayer de rendre compte de l’expérience - alors que je n’ai pas du tout de formation scientifique -, c’est dans la science que je les ai trouvés, notamment dans ce que j’ai connu de la physique quantique, de l’astrophysique et des choses comme ça. Sinon, c’est assez difficile, à part dans la poésie ou l’art, d’avoir un système et un langage pour en rendre compte.

Jan : Sur le secret, il y avait un très bon exergue de Benny Shanon au début de son livre The Antipodes of the Mind. Il racontait une histoire qu’on lui avait racontée à Pucallpa. Il disait que Dieu, quand il avait fabriqué l’Univers, s’est dit qu’il allait falloir faire quelque chose de tous ces secrets de la création. Il s’est dit que sur la planète Terre, il allait falloir les mettre quelque part, pour que les personnes qui trouvent les secrets soient capables de les utiliser sans tout détruire. Donc, il se dit qu’il va les cacher au fond des océans. Comme ça, seuls les hommes qui vont être capables de construire des machines et de fabriquer une réalité assez forte pour aller au fond des océans vont trouver ces secrets ; mais en fait, ils ne sont pas les bons. Donc il pense à la lune, mais même chose. Et l’histoire peut continuer ; mais enfin, Dieu trouve l’idée. Il décide de mettre les secrets de tout l’Univers au fond de l’esprit et du cœur de chaque être humain. Comme ça, celui qui fera le chemin pour aller jusqu’au fond de son esprit et de son cœur les trouvera.

Vincent : C’est une très jolie histoire...

Très bien, écoutez... Ce n’est pas encore une fois pour faire ma chochotte - décidément, je suis quand même la chochotte rabat-joie de l’assemblée...

Jan : On va continuer, on va fumer, on va parler de toi : « Il faut qu’on vous dise, à propos de Vincent, etc. » (Rires.)

Vincent: ... mais bon, il est minuit et demi. On a beaucoup parlé. Qu’on fasse, peut-être, une première transcription, et qu’on voie un peu ce qui manque, ou ce qui ne va pas. Et une fois qu’on a ça, qu’on se fasse une deuxième séance de complément... Non ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Jeremy : On se bipe ?

Vincent : Voilà, on se bipe. Mais pour en revenir à ça, excusez-moi encore (rires), mais il faut l’avoir à l’esprit : est-ce qu’on fait un livre sur l’ayahuasca ou pas ? Tu vois, titrer sur la liane, ça fait quand même sur l’ayahuasca... Après, c’est vraiment un choix éditorial.

Michka: En même temps, si on le supprime, de quoi parlez-vous ?

Tigrane : Et à la fois, le sujet, ce n’est pas que l’ayahuasca...

Vincent: Le sujet qui m’intéressait, moi, c’était plus vaste. Je trouve que l’ayahuasca est un peu réducteur...

Jan : Je pense qu’on n’a pas réduit.

Tigrane : J’ai l’impression que l’ayahuasca est plutôt un terrain commun entre vous trois, l’occasion de parler de choses profondes, énigmatiques. Qu’est-ce qu’il y aurait d’autre comme points communs entre vous trois pour parler de ce qui est au-delà...

Jan: Oui, ça fait beaucoup de choses en commun, en fait! (Rires.)

Jeremy : Je pense qu’on a une modestie : on ne prétend pas être autre que l’on est, des personnes individuelles avec des expériences limitées. On a des trajectoires qui sont forcément subjectives et personnelles, et on ne prétend pas être les plus grands experts du monde sur le sujet. C’est juste une conversation, une longue conversation sur notre rencontre avec le chamanisme.

Jan : On parle quand même super souvent de l’ayahuasca.

Vincent : Ce n’est pas forcément gênant ; c’est une question, aussi, d’intitulé.

Jeremy: Et qu’est-ce qu’on a appris à aller se frotter à ces peuples, en Afrique et en Amazonie, avec leurs plantes...

Jan: Il faudrait qu’il y ait le mot ayahuasca. De toute façon, c’est la source... Sinon, on est quoi? On n’est pas des philosophes, tu vois.

Tigrane : Le thème de fond, ce n’est pas l’ayahuasca ; c’est les plantes enseignantes, les états de conscience modifiée...

Vincent : Mais on a beau répéter : « Ce n’est pas de la drogue, ce n’est pas ceci-cela», la confusion est immédiate dans l’esprit de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens.

Jeremy: C’est l’essai de faire un petit livre alerte sur le sujet.

Michka : La question à laquelle vous n’avez pas répondu, c’est comment on localise un bon chamane.

Vincent: Ah, c’est super compliqué...

Michka : Si vous aviez un conseil à ce niveau-là ?

Vincent : Il faut voir des gens qui y sont déjà allés. Je crois que c’est le mieux. Des gens qui y sont déjà allés et qui ne sont pas dans une situation de prosélytisme, c’est-à-dire qui ne font pas l’article, qui ne sont pas sous le charme du chamane - et dont on a pu constater dans la vie quotidienne qu’il y a un bienfait. Je pense qu’il faut se référer à ça. Que la personne n’est pas complètement azimutée, à raconter qu’elle est la réincarnation du capitaine Haddock. Quand on a pu voir au bout de six mois, un an, deux ans, que la personne a vécu une expérience forte et qu’elle est revenue intacte, c’est déjà une indication.

CONVERSATION II

Jan : Il m’a semblé, en relisant ce livre, que ça fait quelque chose d’assez unique dans le sens où, pour quelqu’un qui serait curieux, ou même tenté de vivre l’expérience, ça donne plein de petites choses. Pas juste une sorte de Guide du Routard de l’ayahuasca, mais un peu quand même: «Voilà, attention à ça, attention à ça ; là, ça va. »

Comment commencer une session, comment la vivre, comment faire attention à ses pensées après.Tout ça est bien présent et ça ne l’est jamais dans les livres ; c’est ce qui en fait pour moi un document intéressant.

Et en relisant le livre, je me dis autre chose. Il y a une utilisation thérapeutique, un côté médecine avec l’ayahuasca. Mais comme c’est une plante de pouvoir, de la même manière, il y a un aspect négatif ; et le fait qu’on le signale dans le livre et qu’on en parle, c’est bien. Mais pour quelqu’un qui y va non pas dans le but de se faire initier profondément, mais simplement pour se rééquilibrer et se soigner, ça peut créer une situation... On va peut-être à un moment donné être confrontés dans l’expérience à des visions sombres. Comme on n’est pas éduqués dans notre culture, on va voir ces choses sombres comme n’étant pas les siennes, on va tout de suite les placer à l’extérieur de soi. C’est souvent quelque chose que j’ai vu avec les gens qui avaient pris de l’ayahuasca.

On dit : «J’ai vu des trucs horribles ; ce n’était pas de moi ; ça essayait de rentrer. » Alors qu’en fait ce sont des sas psychologiques. Le chamane t’amène dans des choses sombres pour te permettre de les expurger, de les vomir, de les nettoyer, de les rencontrer avec des esprits, et il ne faut pas s’y plonger, se rouler dedans avec délice ; il faut les laisser te traverser. Donc, ne pas penser qu’elles sont extérieures à soi, mais se dire que c’est une partie de soi qu’on regarde. D’une certaine manière, je me dis : si ton esprit était en communication avec ton intestin grêle, ou ton foie, la conscience de cet intestin, la conscience du foie, quelle tête elle aurait ? Sans doute cette espèce de tête de monstres marins qu’on peut voir, qui ne sont pas négatifs, qui sont juste très primitifs...

Jeremy: Voire même des serpents.

Jan : Voilà. Voire même des serpents - ça, je crois qu’on l’a dit, que les serpents, il ne fallait vraiment pas en avoir peur... Et donc, si on voit même des araignées ou des choses sombres, on peut être en relation avec une partie malade de soi ; on peut être en relation archétypale avec une partie organique, un organe très primitif ou duquel s’éveillent des désirs sourds et simples. Et à ce moment-là, il faut se détendre et essayer de traverser la chose, mais pas penser : « Ça y est, je suis attaqué par le chamane qui, au lieu de me soigner, est en train de m’ensorceler. » Parce que, à ce moment-là, on va envoyer par notre pensée une énergie très négative à la personne qui est en train de nous soigner et qu’au final ça ne va aider personne. Donc, l’attitude, quand il y a des choses de ce type, c’est de ne jamais mettre le sombre à l’extérieur, de toujours essayer de se mettre dans son bien-être, et de décider que le sombre qu’on voit nous appartient. De cette manière-là, on ne va pas se couper du soin du chamane en lui envoyant un rejet de son action.

Vincent: C’est tout à fait juste, ce que tu dis. Pendant une séance d’ayahuasca, tu vas raisonner avec différentes parties de ton être, de ta conscience, qui vont se matérialiser avec différentes formes de visions. Ces visions peuvent être extrêmement éprouvantes ou pas du tout éprouvantes. Ce n’est pas très grave, ça fait partie de la thérapie, ou du système qui fait que tu vas progresser parce que tu vas avoir accès à des dimensions de toi-même, ou de la conscience en général, que tu vas plus ou moins affronter. Que l’expérience soit forte ou dure sur le moment, ça fait partie de n’importe quel travail chamanique, et il ne faut pas du tout en avoir peur.

Jan: C’est vrai que j’ai entendu des gens, dans le cours de la session, dire: «Aujourd’hui, j’ai été dans des trucs sombres: on m’a fait quelque chose. » En fait, on les a juste amenés, à un moment donné - ça fait partie de la guérison - dans leur partie de souffrance. Si on n’y est pas éduqué, on a du mal à accepter que c’est soi. Autant la lumière, on peut l’accepter, autant le sombre, on a du mal.

Jeremy : Je crois que lorsqu’on prend une substance comme l’ayahuasca, on a les défenses qui se retirent, la psyché est un peu à nu, et on devient à ce moment-là vulnérable. C’est-à-dire que si la personne qui administre l’ayahuasca - sans que ce soit forcément un chamane - fait des jeux de domination, c’est vrai qu’une personne non avertie qui ne sait pas se protéger à ce moment-là peut recevoir un impact négatif.

C’est bien de dédramatiser, et simplement que les gens sachent que c’est une expérience où on s’expose, où on se met un peu à nu, et on se met dans les mains de celui qui administre la séance. Il y a des cas de gens qui ont été perturbés suite à des traitements douteux, et c’est bien de le savoir.

Jan : D’où l’intérêt de faire attention à la personne que l’on choisit quand on va vers la médecine traditionnelle indigène. Aller vers des personnes en lesquelles on a confiance et qui ont une certaine...

Jeremy : ... intégrité ?

Jan : Oui, intégrité...

Jeremy : ... et pureté de cœur.

{Silence.)

Vincent: Donc, j’avais proposé, pour cette fois, de parler un peu de l’idée de Dieu. Je sais que mon ressenti par rapport à l’idée de Dieu n’est pas forcément le même qu’avant. Et l’autre thématique que j’avais proposée, c’était la création.

Jeremy: La création, dans le sens «du monde» ou «d’un livre » ? La créativité ou le tout ?

Vincent : Un peu des deux, en fait. Voir de quelle manière tu peux t’intégrer dans la création. La question qui m’intéressait, c’est de savoir quel était votre rapport avec Dieu avant ces expériences, si vous en aviez un...

Jeremy : Oui.

Vincent: Qu’est-ce qu’il a été pendant, qu’est-ce qu’il a été après. Est-ce que ça a changé votre ressenti, est-ce que ça a changé votre système conceptuel? Parce que j’ai trouvé la réponse de Guillermo très intéressante.

Jan : Qu’est-ce qu’il dit ?

Vincent: A une conférence qu’il faisait à Paris, quelqu’un lui a posé la question : « Est-ce que vous croyez en Dieu ? » et il a répondu : «Je crois en tout. » Et, vraiment, c’est la réponse à laquelle j’arrive aujourd’hui, et ça me semble tout à fait réel...

Vas-y, Jeremy.

Jeremy: Bon, d’accord. Justement, j’ai pu m’exercer parce que je rentre de Croatie et que les Croates sont très catholiques et même s’ils sont anthropologues et intéressés par la biologie moléculaire, dès que tu touches un peu au mystère de la vie, il faut parler de Dieu. Personnellement, c’est vrai que je suis devenu agnostique. À l’époque de mes premières expériences avec l’ayahuasca, ce n’était pas le cas, et je veux bien partager la chose ; mais d’abord, je voudrais dire mon point de vue dans le présent, pas il y a vingt-deux ans.

Je pense que quand on parle de n’importe quel concept, par exemple «intelligence» ou «conscience», ou des mots comme ça, il s’agit d’être très attentif à leur origine et à tout le bagage culturel qui vient avec. Dieu avec D majuscule, c’est ce concept monothéiste, souvent présenté comme une force masculine, en dehors de la planète, une sorte d’entité unique qui serait l’intelligence avec I majuscule, qui serait derrière le Tout, en lequel il faudrait croire.

Et en fait, avec mon cerveau de mille quatre cents centimètres cubes, je trouve que c’est un drôle de concept. Qu’il y ait toutes sortes d’intelligences dans l’Univers, dans les plantes, dans tout ce que tu veux, ça me paraît évident. Mais je me dis, dans une sorte de modestie épistémologique : qu’est-ce que je peux avoir une chance de comprendre ? Si tu penses sur le cerveau humain, tu vois à quel point les schémas neuronaux sont complexes et tu te dis que le cerveau humain n’a presque aucune chance de se comprendre lui-même. D’ailleurs, on en est très, très loin. S’il fallait parier, je parierais plutôt que le cerveau humain ne réussira pas à se comprendre - mais bon, c’est déjà un acte de foi de parier ça.

A ce moment-ci, il y a tellement de mystères et de choses qui restent à comprendre que je me dis : à quoi ça sert de faire des actes de foi ? Admettons qu’il y a beaucoup de choses que nous ne comprenons pas, et, si nous en avons envie, essayons déjà de comprendre ce que nous pouvons comprendre. Donc, personnellement, je m’intéresse plus à savoir qu’à croire, et surtout pas à croire en des choses que j’ai de la peine à concevoir.

Donc, pour en revenir à Dieu avec D majuscule, le Grand dans le cosmos - peut-être qu’il existe exactement comme ça et que je suis juste un peu brute et que je n’arrive pas à entrer en matière... Mais, oui, c’est un concept que je mets en question. Et quand tu vois les peuples animistes qui n’ont pas ce concept monothéiste, ils sont beaucoup plus dans la pluralité. Ils habitent dans la biodiversité, et il y a une pluralité d’esprits et d’intelligences immatérielles dans leurs cosmologies. En fait, c’est beaucoup plus diffus que concentré en une seule entité.

Donc, déjà, pour la question: «Est-ce que je crois dans LE Dieu monolithique, avec D majuscule, que le judéo-christianisme nous a concocté ? » Eh bien, je préfère dire que je sais que je ne sais pas, que je suis agnostique et que je me permets de mettre en question ce genre de concept. Tout en reconnaissant le droit à tout un chacun de croire, que ce soit dans un athéisme militant ou dans le christianisme le plus engagé. D’ailleurs, je trouve qu’il y a toutes sortes de bonnes choses dans la foi, une vraie foi, chrétienne, mettons, ou musulmane, pratiquée avec ferveur. Ça peut certainement mener à un respect de la vie. On a aussi vu que ça peut être utilisé pour toutes sortes d’abus.

Donc, quand on me parle de Dieu, c’est: «Voilà ce concept monolithique difficile. » Et, de toute façon, tout le monde s’énerve dès que tu parles de Dieu.

Vincent : Et pour toi, qu’est-ce que tes expériences avec l’ayahuasca ont modifié ?

Jeremy : C’est vrai, je te remercie ; on peut aller jusqu’au bout de la chose...

J’ai grandi dans une ville catholique, en Suisse, alors que je venais d’un milieu anglo-saxon et protestant du Canada. Mon père était athée et ma mère était anglicane, et en grandissant à Fribourg, c’est vrai que je suis allé à un collège catholique et j’ai pu voir le catholicisme de près. J’aurais voulu croire en Dieu, en fait. C’est clair qu’il y avait un attrait... Mais pour finir, je suis devenu marxiste. Je pense que le marxisme lui-même est une sorte de foi, de désir d’améliorer le monde.

Et c’est en arrivant comme une sorte de post-chrétien marxiste anthropologue chez les Ashaninca qui pratiquaient le chamanisme que je suis entré en contact avec leur façon très concrète d’aborder ce que nous appelons le sacré, c’est-à-dire que, ma foi, les plantes et les animaux sont nos cousins, et nous avons des conversations avec eux, en état modifié de conscience. Et c’est vrai que l’expérience à l’ayahuasca que je décris dans le premier chapitre du Serpent cosmique m’a convaincu d’une façon très visuelle qu’il y avait un autre niveau de réalité qui échappe à notre regard matérialiste rationaliste; et je ne pouvais plus le nier puisque je l’avais vu.

En rentrant de deux ans d’Amazonie et en retournant dans cette Suisse rurale et catholique d’où j’étais sorti, c’est vrai que j’ai eu des élans pour aller vers les monastères, aller vers les gens qui connaissaient le sacré, ici, en Europe, pour voir... pour voir à quel point c’était chamanique ou pas.

Il se trouve que j’habitais une ferme à quelques kilomètres d’un monastère cistercien et j’ai passé un jour ou deux avec des moines. Mais ce n’était pas vraiment ça. Je ne retrouvais pas vraiment le côté chamanique et de vrai contact en dialoguant avec eux. Et c’est clair que quand tu as à faire avec des prêtres de l’Eglise catholique, souvent ce sont des gens qui vont te dire : «Puisque le Pape dit que le yoga, ce n’est pas bon, eh bien, le yoga ce n’est pas bon. » Et pourquoi ? «Parce que ça te tourne vers l’intérieur alors que Dieu, justement, c’est vers l’extérieur... » On est à mille lieues d’une sensibilité spirituelle avec les environnements.

En fait, je me suis presque construit une façon de comprendre le monde en associant chamanisme et rationalisme. C’est-à-dire que ce sont des grilles de lecture - pas des systèmes de croyance. Bien sûr, on peut argumenter que croire que les molécules existent est une croyance. Dans ce cas, oui, je crois que les molécules existent ; et donc, je crois dans le rationalisme comme système de savoir. Et au bout du compte, oui, c’est un système de croyance aussi. Mais c’est vérifiable.

Et quand tu mets ensemble ce que le chamanisme montre sur les autres espèces et sur nous-mêmes, et que tu renforces ça avec la grille de lecture que la science fournit, je trouve qu’il y a déjà amplement de mystères à comprendre. Il y a quatre-vingt-dix neuf pour cent de mystère autour de nous. Et contempler ce mystère avec joie, c’est une forme de spiritualité agnostique joyeuse.

Vincent: Et vous, Jan? (Rires.)

Jan : Par rapport à l’ayahuasca, qu’est-ce que ça a changé sur ma perception de Dieu, c’est ça ?

Vincent : Je ne sais pas... Qu’est-ce que tu dirais sur Dieu ?

Jan : D’abord, une des premières choses qu’a faites l’ayahuasca par rapport à ces grands sujets, c’est que ça m’a permis de voir qu’être non croyant, c’était une manipulation d’un système de pensée.

Tu as des gens qui te disent : « Moi, je ne suis pas croyant. » Mais croire aux déductions que tu peux faire à partir d’expériences de la science concrète et aux suppositions sur l’ultime réalité, c’est croire en ces suppositions. Donc, c’est une manip du système de pensée matérialiste que de séparer les croyants et les non-croyants : il n’y a que des croyants.

J’ai dû attendre l’ayahuasca pour découvrir ce truc très simple, et je pense qu’on peut le découvrir simplement par la réflexion.

Donc, déjà, ça m’a fait passer à l’idée que, sur cette planète, on était tous des croyants, qu’on était unifiés par ça; et c’était joyeux. Ensuite, par rapport à Dieu, je dirais que ce n’est pas en tant que concept - parce que la notion de concept vient de notre société et de notre manière d’appréhender le monde, de nos religions, etc., - et je dirais plutôt «sentiment». Et j’irais vers le cœur. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, je comprends quand on me parle de Dieu. Avant, je ne comprenais pas et je trouvais qu’on en parlait beaucoup et que c’était quelque chose d’un peu grand pour en parler.

Mais je comprends quand j’entends à New Orléans des gens qui rentrent en transe ou qui font du gospel et qui disent, à ce moment-là : «Je suis dans le sentiment de Dieu et dans le sentiment de l’amour, dans le cœur, et donc, là, je suis avec Dieu. » J’aime bien l’idée de rapprocher Dieu du cœur et de l’amour.

Quand on est vraiment baignés dans un sentiment d’amour, on est en lien avec le reste. Et j’aimais bien cette chose-là, que j’ai davantage rencontrée dans l’Inde traditionnelle et comprise en suivant Amma. Certains disent qu’elle est une sorte d’incarnation de Dieu. Ça ne me met pas forcément en confiance qu’on me présente quelqu’un comme étant l’incarnation divine sur Terre. Par contre, en passant du temps avec elle et en voyant qu’elle est baignée continuellement dans un flot d’amour inégalable pour moi, je vois qu’elle est en tant qu’être humain à un endroit que je peux atteindre par moments mais pas autant qu’elle, donc elle est plus proche de ce sentiment et plus proche de Dieu que je ne le suis.

Et enfin, pour revenir à la notion de concept, puisqu’on parle quand même de concept, j’aime bien le concept hindou Shiva Shakti. C’est-à-dire que Dieu est la danse de la création en mouvement. Dieu est partout. C’est juste, à un moment donné, percevoir la beauté d’un signe, du monde, des choses, d’une relation à une plante, à un phénomène de la nature, à un être, à une musique, à une création, à un mouvement. C’est-à-dire l’entièreté de la création. Il n’y a pas de séparation entre créateur et créature, voilà. J’aime bien cette idée-là ; elle te ramène à un sentiment.

Je crois que c’est le maximum de mon exploration de Dieu, d’un point de vue intellectuel parce que - j’y faisais allusion avant - une des choses que m’a faites le chamanisme, c’est que j’avais beaucoup de grandes questions métaphysiques en y allant. «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?», «Dieu a-t-il le choix ? », « Qui sommes-nous, qui suis-je ? », « Qu’est-ce que l’infini ? » On peut faire la liste ! On est tous éveillés par notre intelligence à se poser des questions qui dépassent notre intelligence. Et justement, dans l’ayahuasca, au début, à essayer de ramener ce qu’on a en sentiments en termes de concepts, parce qu’on est habitués à avoir une relation au monde de cet ordre-là.

Après huit ans de pratique avec l’ayahuasca, j’ai remarqué que dans les grands voyages -là, je vais faire un peu de provocation

- non pas où tu rencontres Dieu, mais, disons, où tu rencontres des sentiments et où, au contraire, tu reçois des informations, eh bien, tu ne te poses plus ces questions. En fait, finalement, j’ai fait le tour de la question et jamais je ne me pose une question du point de vue mental par rapport à Dieu. Par contre, je me dis qu’on vit mieux en étant plus dans le sentiment de l’amour. Et sur la création, puisque c’était la suite de la question, une des choses qui est une forme de poésie visuelle et que j’ai de toute façon toujours du mal à enfermer dans des mots, dans des pensées, c’est cette idée qui, pour moi, revient cycliquement dans des cérémonies - cette idée que tout est lié. Il y a une espèce de joie immense à...

Nous sommes les créateurs de l’Univers en mouvement ; tu es l’artisan de ça. Tu possèdes au fond de toi, au fond de ton ADN, l’intelligence qui fait se reproduire deux cellules, qui fait ce corps et cette intelligence. Donc, à l’intérieur de toi, tu as les secrets de la vie. Et ce que ça te raconte, pour moi, c’est de la responsabilité à la fois positive et négative, ce qui te rend très triste. C’est-à-dire que j’ai une sensation qu’on est responsables à la fois de tout le bien qu’il y a sur cette planète et de tout le mal, collectivement, culturellement, historiquement. On porte tout.

Donc, il faut se nettoyer de la tristesse des choses négatives. Ce sont des choses dans lesquelles on peut plonger durement quand on voit le monde. L’invisible ressemble à ça; et je dirais en conclusion que, du coup, ça te donne simplement l’idée de faire attention à tes pensées, encore une fois.

C’est très sensible, en fait: tes pensées agissent, tes actes agissent. Il y a toujours ce cheminement : l’action vient de la pensée. Tu vas penser avant d’agir ; donc faire attention à ses pensées. Et puis tu remontes : la pensée vient à un moment d’une émotion et d’une relation à la mémoire et à l’autre, au monde. Et avant, elle va venir d’un sentiment. Donc, plus tu te rapproches de la justesse d’un sentiment qui est celui du cœur ou de l’amour, plus ce qui va découler dans l’émotion, dans la pensée, sera juste. Donc, faire attention à ce que tu fais, à ce que tu penses, dans la colère, la souffrance et tout ça.

Bien entendu, il y a beaucoup de travail à faire pour moi ! Mais voilà.

Vincent: Eh bien, je n’ai pas grand-chose à ajouter, du coup...

Jan: Tu étais curieux, en fait ! (Rires.)

Vincent: Non, mais je pense que tu as très bien parlé de tout ça. Je vous rejoins tous les deux. Et je pense que Dieu existe. Qu’il est tout à fait réel puisqu’il y a énormément de gens qui croient en Dieu sur cette planète ; ça crée forcément une entité conceptuelle extrêmement forte. Tu parles de Dieu à n’importe qui sur Terre et cela évoque quelque chose.

Mais il y a d’autres réalités dans lesquelles ça m’est arrivé de me trouver où le concept de Dieu n’a aucune signification parce qu’effectivement, tu es soit dans une perception plus fine, soit uni avec quelque chose qui fait que Dieu n’a plus de signification.

Donc, pour résumer, moi qui étais très croyant avant toutes ces expériences, je le suis beaucoup moins. Ou disons que ma foi est devenue... peut-être plus relative. Elle dépend des systèmes dans lesquels je me trouve. Et j’adhère tout à fait à ce que tu dis par rapport à la force du cœur, qui est quelque chose vers lequel on peut collectivement se rattacher.

Jeremy : C’est vrai que le sujet est vaste. Par exemple, tu parlais de l’intelligence qu’il y a dans un corps humain : tu accompagnes une cellule qui vient d’œufs et ensuite... Un mystère, c’est qu’un organisme, fruit d’autant d’intelligence, puisse être si stupide parfois. (Rires.)

Comment ça se fait, étant donné toute l’intelligence dans la vie, qu’on soit capables d’être aussi stupides qu’on peut l’être, voilà un des mystères que l’on côtoie en permanence. L’autre truc s’étudie historiquement : cette même culture qui a généré le concept d’un Dieu monothéiste s’est aussi trompée spectaculairement un certain nombre de fois. Par exemple, en disant que la Terre était le centre du cosmos. Ou que l’homme était au-dessus des autres créatures.

Alors, c’est vrai que maintenant on en sait plus avec la découverte, en 1953, de l’ADN, c’est-à-dire un énorme texte écrit dans un langage chimique, qui est en fait à la limite de la nanotechnologie. C’est-à-dire que plus étroit, plus petit, tu meurs. Si tu es une molécule à même de stocker de l’information et capable d’agir par autoduplication, il faut dix atomes de large. Si c’étaient huit atomes de large, ça ne jouerait pas, tu ne pourrais pas séparer les brins et faire que ça se reproduise, ce serait trop proche de l’immatériel.

Si tu veux rester dans le matériel, tu ne peux pas faire plus sophistiqué dans la miniaturisation. Et nous savons que ce système de codage et cet alphabet chimique a quatre milliards d’années. On découvre ça en 1953. Ah tiens ! on n’avait pas pensé à ça. Faisons semblant que ça se passe sur une autre planète et qu’on parle juste d’une bande de singes : alors il y a des singes qui, en 1953, se grattent la tête et puis ils découvrent ce texte énorme, à l’intérieur d’eux-mêmes. Et donc, leur Dieu avec D majuscule, c’est lui qui a écrit ça, il y a quatre milliards d’années ? Est-ce que c’est la preuve de l’existence de Dieu ?

Alors, les athées matérialistes ont dit: «Non, au contraire, l’ADN prouve qu’on a raison, puisque l’information est matérielle, chers amis. On a trouvé la molécule informationnelle génétique. C’est une molécule. On a gagné ! » Et les monothéistes, de leur côté, étaient plutôt silencieux. Ils ne disaient pas : «C’est Dieu qui a écrit l’ADN. » Salvador Dali l’a dit, comme il sait le faire : «L’ADN est la preuve de l’existence de Dieu. » (Rires.)

Et en fait, dans les années 1960, on découvre que ce n’est pas seulement une molécule informationnelle, qu’il y a un code génétique qui va avec, et que le code génétique est un code analogue aux codes utilisés par les êtres humains, c’est-à-dire que les lettres individuelles n’ont aucun sens. Les molécules A, G, C, T doivent être combinées par trois pour qu’un sens émerge, et ça correspond à vingt acides aminés et deux marques de ponctuation. Start, stop. Ça ressemble à un code, chers amis ; c’est un code. Et jusqu’à la découverte du code génétique, dans les années 1960, la présence de ce genre de code était considérée comme la preuve d’une intelligence car, pensait-on, seuls les êtres humains utilisent des codes dont les éléments individuels sont dénués de sens. C’est un code saussurien.

Alors, penchons-nous sur les données : à l’intérieur de nous et de toutes les formes de vie, il y a un système de codage et un gros texte. On peut se gratter la tête et se demander qui est derrière ça. Clairement, il y a de l’intelligence. Se dire que tout ça, c’est le fruit du hasard, on peut le faire, mais c’est une croyance. Les données indiquent plutôt qu’on a affaire à un texte et donc à une intelligence derrière le texte. Alors, pour clore l’envolée...

Quand on considère à quel point on s’est trompés et à quel point on est juste en train de découvrir ces choses et qu’on n’a même pas encore vraiment commencé à poser des questions parce que tout ça, c’est un peu tabou, on peut se dire : « On n’est pas au centre de l’Univers. Peut-être qu’il y a d’autres systèmes de codage dans cet Univers ; peut-être que, oui, c’était une grande intelligence qui a fait l’ADN mais peut-être qu’il y a une autre grande intelligence, ou plusieurs autres, qui ont écrit plusieurs autres systèmes ; et peut-être qu’on n’a pas fini, qu’on n’est pas au bout de nos surprises dans ce cosmos... » Alors peut-être que Dieu avec D majuscule existe, peut-être qu’il y a encore une autre entité qui est derrière l’ADN, peut-être qu’il y a encore toutes sortes de choses. On est juste au début d’une compréhension, donc la certitude n’est pas de mise.

Vincent: Ça, c’est une question de bon sens, d’évidence... Je ne sais plus si je l’ai dit dans le livre, mais ces voyages-là m’ont renvoyé à ma propre bêtise, en permanence. Parce que tu es confronté à quelque chose qui, non pas dépasse l’entendement, mais ne fait que renforcer la complexité.

Jeremy: Quelqu’un a dit que l’agnosticisme était la seule position intellectuelle honnête ; c’est-à-dire que tu avoues que tu ne sais pas, en ce qui concerne les causes finales.

Jan : Par rapport à ce que tu disais, puisque là, tu remontes... Il y a une chose que j’ai découverte seulement il y a un an - là encore, c’est quelque chose, bien sûr, d’ultra subjectif.

Il y a un an, grosso modo, on me parlait de différentes choses, je pouvais y croire ou pas, ou y accorder de l’intérêt, mais il y a une chose pour laquelle j’avais un peu de distance - sur la crédibilité de la chose en tant qu’information - et qui a changé au cours d’un de mes voyages et à la suite d’une cérémonie : c’est par rapport aux mythes.

Pour moi, il y avait la réalité de la naissance de l’Univers, de la réalité physique, le big bang, le temps de Planck, ces mystères-là, et puis de l’autre côté, il y avait des tas d’histoires qu’on se raconte, mais qui sont juste une des façons dont l’homme aurait pu tisser, à sa manière poétique, les fantasmes de la Création. Et là, je pense aux mythes des peuples indigènes parce que ce sont des histoires tout à fait rocambolesques. Et aujourd’hui, je pense que le mythe est vrai. Je pense que le mythe est une exploration aussi importante que la science de l’origine du monde et des causalités universelles ; que c’est une sorte de langage poétique, parce que dans ces domaines tellement sensibles, le seul qui s’en approche, c’est le poète. D’ailleurs, le scientifique qui remonte au temps de Planck dit que les équations deviennent des transes poétiques. Donc, voilà. Me dire que le mythe est vrai, psychologiquement, en tant qu’Occidental, c’était un chemin trop difficile à faire pendant des années. J’écoutais toujours ces histoires avec une petite arrière-pensée sur leurs limites ; tandis qu’aujourd’hui, suite à ces cérémonies où j’ai eu l’impression, dans les visions, d’avoir affaire à des diaporamas mythologiques, j’ai un rapport beaucoup plus direct.

Tu mets un certain nombre d’années à arriver à penser que le territoire du rêve est un territoire d’expériences, d’où tu ramènes des informations sur la réalité, et que tu ne peux pas te dire : « C’était juste un rêve. » Le monde du mythe est devenu pour moi de l’ordre d’un certain réel - bien entendu, on n’est pas dans le réel matérialiste - mais un certain réel de ma psychologie.

Jeremy: Claude Lévi-Strauss a parlé de ça, il y a une quinzaine d’années, en disant que les données de la science étaient devenues tellement hallucinantes de complexité... Si on parle simplement de la quantité d’informations contenues dans une molécule d’ADN d’une cellule humaine, il faut visualiser mille cinq cents volumes d’encyclopédie dans deux millionnièmes d’une tête d’épingle. Et tu peux donner des chiffres, mais si tu mets des images là-dessus, ça devient mythologique. Et il n’y a que le mythologique, l’hallucinant, le rocambolesque qui dépassent l’entendement, qui soient à même de faire justice aux données de la science. Donc, Lévi-Strauss a déclaré que la science devait se mettre sous forme de mythes pour être compréhensible. Alors que jusque-là, on avait dit: «Le mythe, c’est ce qui est faux et la science, c’est ce qui est vrai. » Désormais, la science a besoin du mythologique.

(Silence.)

Jan: Voilà. Dieu, c’est fait ! (Rires.)

Jeremy : Next !

(Silence. )

Jeremy: C’est un privilège de se faire transcrire, mais ayant relu la première partie, je suis devenu plus conscient du fait que ce que tu dis est une chose, et comment ça paraît sur la page, c’est autre chose...

Vincent: Ça, c’est sûr.

Jeremy : Et fort de cette conscience, alors que je viens de dire le fond de ma pensée sur Dieu et l’agnosticisme, je tiens quand même à préciser que ceux qui sont dans la religion sont souvent des gens bien. Et comme tu disais : l’élan vers le gospel...

Et il n’y a pas que les chanteuses de gospel qui sont cool. Ce n’est pas parce que je m’affirme agnostique et que je trouve que c’est la façon constructive de procéder qu’il n’y a pas d’autres routes qui mènent à Rome. L’important, c’est justement un œcuménisme; et je trouve qu’il n’y a rien de plus joyeux, en tant qu’agnostique, que d’avoir un dialogue et une amitié avec quelqu’un qui voit les choses autrement. Donc, vive la différence ! Vive la tolérance et l’œcuménisme !

Et il y a tellement de mystères que le fait qu’il y ait une pluralité de points de vue théologiques me semble une chose nécessaire et à encourager.

Jan : Puisque tu dis ça... (Rires.)

C’est vrai qu’avec le temps, je me rends compte qu’il n’y a pas de règles. Je vais encore faire un contre-exemple: il y a des gens qui ont adopté un système de croyance, donc ils vont faire des actions pour certains objectifs. Je dirais bêtement pour leur karma. Et tout ça n’est pas finalement aussi beau que quelqu’un qui ne croit pas en Dieu, en rien après la vie, en rien après la mort, et qui va quand même mettre de l’énergie et de son temps à aider l’humain, le végétal, l’autre. Et que là, sa pensée est pure parce qu’elle est placée dans la matière, dans ce monde-là, et qu’elle vient du cœur ; elle est simple et pas, justement, spiritualiste, religieuse ou quoi. Donc, j’ai découvert que, finalement, il y a des gens qui sont athées et qui sont plus spirituels que des gens... Tu vois, être plus avec des esprits comme on le conçoit dans le modèle amazonien. Etre avec les esprits, c’est-à-dire le cœur, des pensées simples de joie, de vie, des autres.

Jeremy : L’athéisme est un acte de foi...

Jan : Oui, exactement.

Jeremy: ... relativement courageux.

Jan: Là, je pense qu’on a été politiquement consensuels et corrects. (Rires.)

Jeremy: O.K. !

Jan: Donc, ça, c’est fait.

Jeremy: Création, créativité.

Vincent : Il me semblait aussi qu’on en avait parlé, par rapport à la difficulté d’intégrer l’expérience psychiquement. C’est vrai que le fait de pouvoir l’exprimer dans cette réalité de manière créative a été pour moi vraiment une grande assise.

Jeremy: D’ailleurs, j’ai une question pour toi, parce que j’ai lu avec beaucoup d’admiration Bois sacré et j’ai particulièrement aimé la manière que tu as utilisée pour parler de l’iboga et de l’initiation. Je trouvais que c’était joueur, espiègle... Alors, est-ce que l’expérience chamanique a modifié ta plume, ou est-ce que tu as toujours écrit aussi bien ?

Vincent: Euh... Je ne te répondrai pas sur mes qualités de style, qui sont tout de même relatives, mais par contre sur le fait que je sois espiègle et joueur : je suis né comme ça. J’ai toujours eu ça en moi. Donc, si tu veux, je pense que si je n’avais pas eu ça en moi, le livre n’aurait pas eu cette coloration parce que ce que j’ai vécu pendant l’initiation n’était pas du tout de cet ordre-là. Tu peux vraiment être très admiratif parce que la manière...

Jan : Il en a chié mais il en a fait un truc rieur ! (Rires.)

Vincent : Oui. Et toutes les réserves que vous pouvez ressentir par rapport à l’initiation sur l’iboga viennent justement de là.

Jeremy: Disons que ma question n’est pas gratuite mais c’est pour dire : est-ce que c’est la plume de quelqu’un qui est sorti de lui-même et qui a pu se regarder de haut dans tout notre côté ridicule, pour ensuite réintégrer allègrement son corps et sa plume, et donc le côté joueur viendrait de l’expérience de décalage dû au chamanisme... ou pas du tout ?

Vincent: Non, pas du tout. J’ai toujours eu ce décalage au second degré.

Jeremy : Donc, tu es tombé dedans quand tu étais petit ?

Vincent : Ecoute, je pense que j’ai toujours pris les choses à la blague. C’est l’inverse, en fait. L’expérience de l’iboga aurait eu plutôt tendance à me faire perdre, si tu veux...

Jeremy : ... ton sens de l’humour ?

Vincent: ... mon sens de l’humour, oui ! (Rires.)

Jeremy : Tu ne voudrais pas être rabat-joie...

Vincent: Pour une raison simple, comme tu l’as dit : je pense que quand tu fais une expérience, tu vas résonner avec l’entourage. Par exemple, si tu prends de l’ayahuasca ici, ce n’est pas tout à fait pareil que de la prendre en Amazonie. Je crois beaucoup au fait que tu vas résonner, à un certain moment, dans un espace-temps donné, avec ce qui est là. C’est très bien la manière dont tu le décris : chaque corps humain est porteur de mémoire.

Et je pense qu’une des différences entre l’ayahuasca et l’iboga, c’est qu’avec l’iboga, tu vas vraiment toucher ça en profondeur ; c’est-à-dire que l’iboga va vraiment te décortiquer presque cellule après cellule et va lire une mémoire. Et le faire en Afrique te confronte vraiment à la naissance de l’homme. Plus encore, à mon avis, qu’en Amérique du Sud. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai ressenti. Et du coup, tu tombes sur des choses qui sont terrifiantes parce qu’elles sont archaïques : des moments où tu vas dans tes pulsions premières, des moments où les pulsions de vie et de mort sont encore complètement imbriquées. Il y a une espèce de sauvagerie qui n’est même plus de la sauvagerie mais - comment dire? - une barbarie naturelle. C’est-à-dire que tu as l’impression de voir la pulsion de vie, et on ne sait pas, enfin elle ne sait pas encore elle-même, ce qu’il faut qu’elle fasse. S’il faut qu’elle vive, qu’elle soit de la lumière, de l’obscurité, s’il faut qu’elle mange l’autre, s’il faut qu’elle baise avec lui... Il y a vraiment une espèce de magma, pour le coup, qui est un magma originel.

Les expériences avec l’ayahuasca pour moi ont été assez simples. C’était un peu dur; je voyais des serpents, O.K., super; je comprenais des trucs, des configurations. Avec l’iboga, c’était vraiment quelque chose de plus profond, c’était comme si on montrait vraiment le début de la vie. Il n’y a rien, il y a tout... Et qu’est-ce que tu en fais ? Tu es tissé de tout ça. Et non pas une espèce de monde fantasmagorique où tu vois des visions ; mais là, aujourd’hui, avec les deux pieds posés sur le sol. Et du coup, tu te dis : «Voilà, ce sont tes frères, et ils sont noirs ; regarde comment ils vivent, ils sont encore dans la jungle, et toi tu étais exactement pareil, ou en tout cas tu viens de là. » Et on vient tous de là. Il faut que tu te confrontes à ça : comment tu t’es élaboré, petit à petit, qu’est ce que tu as fait de cette vie qu’on t’a donnée, enfin tout ce questionnement ; et vraiment tu pars du début. Tu es confronté à l’être humain, avec tout ce que ça peut comporter. Et je dois dire que quand tu es dans cette dimension-là, le sens de l’humour n’existe pas encore forcément, il n’a pas encore été inventé, donc tu es obligé effectivement de jongler... (Rires.)

Donc, pour répondre à ta question : non, ce n’est pas forcément grâce à l’iboga que ma plume était si alerte dans le récit de mon initiation. Mais justement, pour revenir à ces allers-retours, c’est ça que je trouve extraordinaire dans les expériences qu’on a faites aujourd’hui, c’est qu’on est capable de faire vraiment des bonds dans l’espace et le temps qui étaient impossibles avant, à moins d’être Marco Polo... Tu vois comment vivaient les gens il y a dix siècles, il y a vingt siècles, et deux jours après tu es à Paris. Avec tout ça, tu peux arriver à faire ton petit marché personnel pour arriver à te construire encore plus, et je trouve ça vraiment extraordinaire. C’est une expérience, quel que soit son niveau de connaissance spirituelle ou de savoir, qu’il soit exotérique, ésotérique, peu importe. Aujourd’hui, n’importe qui peut faire cette expérience et, à mon avis, en tirer profit. Avec les petites réserves de prudence qu’on a évoquées. Tout ça pour finir sur une note positive ; que je ne sois pas qu’un rabat-joie. (Rires.)

Jan : Pour faire un petit commentaire par rapport à ce que tu dis, non pas sur la partie de l’humour africain mais sur la partie amazonienne. Moi, j’ai toujours perçu qu’il y avait une grande dimension d’humour avec l’ayahuasca, même dans les moments les plus terribles. Mais par contre, puisque après tout dans ce livre on dit plein de choses différentes et qui font que, finalement, les gens commencent à avoir des informations croisées sur le sujet, j’ai envie de dire un truc que j’ai remarqué, et je ne sais pas si on en a parlé avant : par exemple, toi, tu parles de l’ayahuasca, tu dis donc que l’ayahuasca, ça t’a amené quelque part, et puis c’est surtout l’iboga qui t’a fait rencontrer vraiment le mystère ; et tu verras des gens qui vont te dire l’inverse.

Vincent : Bien sûr.

Jan : Et quand tu me parles des choses de l’iboga, je retrouve ces choses-là dans l’ayahuasca. Et donc, ce n’est qu’une alchimie. C’est-à-dire: comment tu vas te comporter, comment tu vas recevoir le soin de tel guérisseur ou de telle plante dans tel pays. Comment ton alchimie personnelle, ton histoire, va réagir à ça, c’est le grand mystère. On peut très bien aller, par exemple, vers l’ayahuasca et qu’il n’y ait pas de visions, qu’il ne se passe rien. Et avoir une grande rencontre avec une autre plante, ou avec une tradition qui n’inclut pas de plante. Et donc dire aussi qu’il y a son alchimie personnelle, qui va être un des facteurs essentiels. En général, on va savoir très vite si on est dans ce mode de communication, dans celui de cette plante, de cette culture, ou d’une autre plante, d’une autre culture, d’un autre moyen de percevoir le monde.

Vincent: Est-ce qu’on a parlé du fait de faire des expériences dans des traditions différentes ?

Jan : Non.

Vincent: Parce que ça aussi, c’est très important. C’est très juste ce que tu dis. On est focalisés sur les plantes mais je me suis beaucoup intéressé à d’autres traditions, et des traditions qui m’ont apporté énormément.

Jan : On en a parlé un peu : le zen pour toi, le Vipassana, à un moment donné...

Vincent : Je pense que les gens peuvent se poser des questions. Par exemple, s’ils sont dans une tradition initiatique x et qu’ils veulent aller prendre des plantes, est-ce que c’est une bonne chose ? Et je crois qu’il faut être vigilant là-dessus. Pour certains, ça peut être une très bonne chose, parce que, par exemple, les plantes initiatiques vont t’éveiller, aiguiser tes contre-systèmes perceptifs ou tes corps énergétiques. Et puis tu as d’autres gens pour lesquels ce ne sera pas forcément une bonne chose parce que ça peut au contraire les déstabiliser. Tu as des traditions initiatiques qui récusent complètement les plantes, d’autres qui peuvent les intégrer. Donc, là encore, je crois qu’il n’y a pas de règles, c’est un peu de gré à gré, et il ne faut pas hésiter à s’adresser aux gens qui vous initient, et poser la question. Je ne sais pas ce que vous en pensez ?

Jeremy : Je pense qu’il y a quelque chose de complexe : quels conseils donner à des gens qu’on ne connaît pas, c’est problématique. Si je réfléchis à ma propre expérience avec les substances hallucinogènes, puisqu’on en parle, je n’ai jamais lu un livre qui donnait des conseils. On a fait ça sauvagement, entre copains ; on a été inconscients, on a pris des risques, on a fait des choses que je ne conseillerais à personne. Mais en faisant des erreurs, on a appris, on s’est auto-initié.

C’est clair qu’en allant en Amazonie, on se rend compte, quand on voit comment les indigènes procèdent, que nous autres, hippies des faubourgs occidentaux, on avait des choses à apprendre. Entre-temps, personne ne nous a donné des conseils. J’ai choisi de suivre mon chemin, et puis me voici.

Je pense que chacun suit son chemin. Le conseil d’un petit manuel pour hippies publié dans les années 1970 sur une presse alternative, pour ceux qui prennent des trips au LSD, c’était : « Si la petite voix dans ta tête te dit, alors que tout le monde va prendre du LSD: “Ah, aujourd’hui, je ne sais pas si j’ai envie“, eh bien, écoute la petite voix.» Dans le doute, abstiens-toi, autrement dit.

Alors, personnellement, donner des conseils à des gens que je ne connais pas... Non !

Vincent : Je ne suis pas d’accord avec toi, et c’est l’expérience qui me fait parler. Je pense que tu as une technicité, selon les traditions - mais je peux me tromper ; là encore, c’est subjectif.

Je pense que chaque tradition a une certaine manière de coder l’énergie de tes corps énergétiques et selon le stade où tu en es, une fois que tu sais gérer ton énergie d’une certaine manière, tu peux aller dans un truc. Tu peux être à un moment d’un travail précis dans une tradition où le fait par exemple de prendre de l’ayahuasca ou une autre plante initiatique va modifier ça ; ce qui n’est pas forcément vrai dans l’absolu. Une fois que tu as passé un certain cap, c’est plus gênant, et je parle non pas pour des gens qui sont un peu dilettantes mais... Il y a pas mal de gens, par exemple, qui font beaucoup de yoga et qui m’ont demandé : «Est-ce que, si je prends de l’ayahuasca ou de l’iboga, ce n’est pas... ?»

Je ne peux pas leur répondre. S’ils travaillent vraiment avec un maître qui leur enseigne une tradition en leur faisant faire un certain type d’exercice, un certain type de respiration, tous les jours, en disant: «Là, je t’ouvre tel centre énergétique, là, tu vas arriver à tel niveau de l’énergie », et qu’ils prennent de l’ayahuasca, ça peut être bon comme ça peut être mauvais. Tout dépend, je pense, des centres énergétiques que tu as développés. Et ça, c’est une précision purement technique... Enfin, il me semble, hein, je peux me tromper.

Jeremy : Qui est à même de porter ce diagnostic ?

Vincent : Le maître qui t’enseigne, normalement - parce que tu peux aussi avoir des trucs de chapelle. Tu remarqueras, quand tu suis un enseignement, les gens te disent : «Ah, l’ayahuasca, c’est ce qu’il y a de mieux ; ah, le yoga, c’est ce qu’il y a de mieux... »

Jan : Et six mois plus tard, ça a changé !

Vincent : Six mois plus tard, ça a changé mais il me semble que, pour certains, ce n’est pas du tout gênant, au contraire. Ça va être un enrichissement, ils vont pouvoir jongler avec ; et pour d’autres, ça peut les bouleverser. J’ai rencontré des gens qui m’ont fait part de ça. Donc, pour conclure, il n’y a pas de bien ou de mal, ça dépend de chaque personne. Comme dit Jan, ça dépend de ton alchimie personnelle, et si tu as quelqu’un qui t’enseigne, il faut voir si les enseignements sont a priori compatibles.

Jan : J’avais juste une chose à rajouter pour montrer à quel point, justement, on va ne pas donner de conseils en en donnant. Toi, tu reparles de ce conseil pour les trips des années 1970 : « Si vous entendez la petite voix, écoutez-la. » C’était le conseil. Bon, c’est un choix. Mais si vous allez vers la médecine traditionnelle, quand vous entendez cette petite voix, ne l’écoutez pas ; ça, c’est mon conseil ! (Rires. )

Parce que ça arrive tout le temps ! C’est-à-dire que le soir où vous allez faire un voyage, déterminé à vous soigner, à vous équilibrer, à rencontrer le monde indigène, le soir où vous allez rentrer dans la maloca, surtout que vous n’avez pas bouffé, vous allez être bombardé par la pensée jaillissante de : « Ce n’est peut-être pas le bon soir. Il faudrait que j’attende demain. » Et vous l’aurez tous les soirs. Moi, je l’ai encore ! Et donc, celle-là, il faut lui tordre le cou, à mon avis. (Rires.)

J’ai une anecdote, sur quelqu’un qui m’a accompagné en Amazonie. En arrivant à Lima, le type commençait à être nerveux. Il avait un peu peur, mais il était en même temps complètement attiré par l’expérience. Bref, on arrive là-bas. Premier soir, il ne veut pas venir, il reste dans son lit. Deuxième soir, je le convaincs de venir écouter au moins les chants - on n’avait que quelques jours. Donc, le troisième jour, je lui dis: «Viens, il faut quand même essayer. » Et il a commencé à monter dans un truc de peur qui fait qu’à huit heures, il était lumière éteinte dans son lit, en disant: «Non ! je ne bouge pas ! » (Rires.)

La personne avait quand même cinquante ans ; donc je me suis dit : «Bon. » J’étais un peu... déçu. J’ai dit : «Franchement, tu devrais essayer au moins une gorgée; c’est presque symbolique. »

Et puis, ce soir-là, j’ai vécu une expérience très forte et très dure. Et j’ai vu des choses de la peur, j’ai vu la peur qui le tenait prisonnier ; je l’ai rencontrée ailleurs, pour moi, autrement. Et du coup, j’ai eu beaucoup de compassion, le lendemain, pour cette personne, en me disant : «Il est complètement tenu par quelque chose qui ne veut pas le lâcher et que j’ai rencontré. »

Jeremy : Tu lui en as parlé ?

Jan: Je lui ai dit, oui, que j’avais eu peur et que j’avais vu la peur qui le tenait. Et je pense qu’un jour... Il veut y retourner. Il est autant attiré que repoussé par la chose.

Jeremy : Il a expliqué sa peur ?

Jan : Il a peur de voir des choses en lui. Il a vécu des traumatismes très forts. La peur qu’on a, au bout du compte, c’est de soi. On a peur d’avoir peur et par rapport à cette peur, je pense, au contraire de ce manuel des années 1970, qu’il faut agir en guerrier, avoir confiance et rentrer dans l’expérience.

Maintenant, si le lendemain on est un peu perturbé, ou que la fin de la session n’est vraiment pas bien, qu’on est toujours dans la peur, que dans la journée on n’est pas bien, là, il faut se poser la question d’au contraire laisser s’apaiser les choses et ne prendre que deux jours plus tard ou quand on sera bien. Mais c’est le matin qu’il faut savoir. Il faut se souvenir de l’état dans lequel on est quand on sort de la session : c’est cet état-là qui doit guider le fait qu’on y retourne ou pas. Ce n’est pas l’état dans lequel on est cinq minutes avant d’aller prendre, parce que celui-là, il sera toujours lié à la peur. Toujours.

Vincent : Pour conclure, ce que je voudrais dire... C’est vraiment subjectif; c’est ce que j’ai ressenti ou ce que j’ai cru comprendre. A partir du moment où tu penses que tu as une espèce de vérité, je pense que tu n’es justement plus dans la vérité.

Jan : Justement. Il y a une pensée à laquelle il faut faire attention. Tu peux ne pas être bien parce que tu es dans certaines conclusions ; tu as saisi une certaine force, un pouvoir, qui va te rendre malade parce que tu n’es pas juste par rapport à l’expérience. Tu vas être malade simplement parce que tu penses mal et que tu agis mal. Ce n’est pas un problème de sorcellerie ; c’est le problème de comment, toi, tu tisses derrière l’expérience.

Vincent : De toute façon, ça revient un peu au même. Admettons que ça existe vraiment, qu’on puisse se faire ensorceler... Eh bien, on peut aussi se désensorceler, tu vois. Chacun peut aussi gérer de l’énergie négative. Le but, quel que soit ce qui t’arrive, c’est d’en faire quelque chose de positif. La sorcellerie, ce n’est jamais que quelqu’un qui va projeter sur toi quelque chose de pas bien. Après, tu peux prendre ce truc et en faire quelque chose de positif... Ça fait partie, comme tu disais, de la voie du guerrier. Et justement, être capable de renvoyer non pas quelque chose de mauvais mais quelque chose de lumineux, c’est ce que font les guérisseurs. Un guérisseur va prendre le mal, il va même parfois le prendre en lui, le transformer pour tout simplement recycler une énergie qui n’est pas bonne, ou en tout cas pas adaptée dans un contexte donné.

Jan : Eh bien, moi, mon truc, le truc de l’oncle Paul, le petit conseil, tiens... (rires), c’est que moi, je n’y pense jamais.

C’est-à-dire que quand je sens une chose négative, je ne laisse jamais naître dans la psyché l’idée de sorcellerie, car ce serait lui donner de la force. Donc, je me dis que tous mes problèmes viennent de moi. J’essaie de les résoudre par l’intérieur. Et quand se produisent des choses - en Amazonie, tu es témoin de certaines choses, comme tu le dis -, eh bien, de toute façon, je travaille en sorte qu’il n’y ait aucune attache de ça sur la pensée, sur le psychique. Pendant, après, durant le reste de l’expérience et de la vie. Ça, c’est ta protection ; si tu ne donnes pas crédit à cette chose-là, elle ne t’atteint pas.

Et en fait, nous, la civilisation occidentale, on est les maîtres de la sorcellerie. Quand quelqu’un dit: «Lui, c’est un manipulateur, il embrouille les gens, il en abuse...», quand on dit ça, on balance une sacrée sorcellerie, parce que ça modifie le comportement que les gens vont avoir avec cette personne, et les choses qu’elle a à vivre.

Et on assiste à un gigantesque combat chamanique, qui se passe continuellement dans notre monde, parce qu’on n’est pas du tout éduqués à faire attention, encore une fois, à ne pas projeter l’énergie négative par le jugement, par la médisance. Une mère énervée qui va dire à sa fille : « Arrête de chanter, tu chantes comme une crécelle » alors qu’elle a huit ans, elle l’ensorcèle ; elle lui met un démon qui va empêcher sa fille de chanter toute sa vie. On ne fait pas attention à ce qu’on dit, à ce qu’on fait, donc on est les maîtres de ça.

Vincent : C’est pourquoi j’en reviens à cette histoire de la création, qui a été très importante pour moi : le fait d’écrire, de faire des films... Toute cette énergie, qu’elle soit bonne, mauvaise, ça permet de la retranscrire de manière positive et joyeuse.

Jeremy : J’ai lu dernièrement une critique de ton dernier film, 99 Francs, film que j’ai adoré ; il est joueur, tripé, toutes sortes de belles choses. C’était une critique de même pas un paragraphe, dans un journal parisien de gauche...

Jan: Dans Libé?

Jeremy : Oui... Et, première phrase : « Ce film est une merde qui bla-bla-bla»...

Jan : «.. .faite par de pauvres drogués », oui.

Jeremy: Alors, évidemment, tout le monde est libre de ne pas aimer un film. Mais que tu puisses simplement être assis là et dire que le travail des autres, «pfff», même si plein de gens vont l’aimer...

« Moi, je déclare la création de quelqu’un d’autre comme étant zéro», c’est de la sorcellerie, je suis d’accord avec toi. Et c’est intellectuellement choquant, je trouve. (Rires.)

Jan : Ça, c’est des choix de société. Par exemple, tu as un espace dans un journal; tu peux décider: «Je vais défendre les films que j’aime, et ceux que je n’aime pas, je ne vais pas en parler. » Et puisque tu fais référence à cet article, eh bien, il montre la sorcellerie de notre monde. En même temps, c’est la liberté de presse; ça s’appelle la démocratie, de pouvoir tout dire et c’est important. Après, le choix individuel à faire, c’est quelle énergie tu mets dans tes paroles.

(Silence.)

J’avais envie de dire un truc à mettre en préambule: «Quoi que vous lisiez de ce livre, vous ne comprendrez de toute façon pas l’expérience sans la faire.» On en parle, on est dans une attitude qui fait que si on ne la connaît pas par l’expérience, ça peut guider, donner des intentions, des sensations, mais jamais ça ne peut donner une idée qui soit un peu claire ou proche de l’expérience ; c’est tellement différent de tout le connu.

Jeremy : Ici, nous parlons de natation ; mais autre chose est d’aller se baigner.

Jan : Voilà. C’est marrant parce que j’avais l’idée d’un exemple qui était : imaginons qu’on est une société qui ne vit que dans le désert. Il y a des mecs qui font des livres sur la mer - voilà, on fait un livre sur la mer. Mais rien ne vaut d’aller à un moment se mettre face à l’océan et se tremper dans les vagues ; on en saura bien plus... Histoire de ne pas être incitatif du tout ! (Rires.)

Jeremy : Un manuel pour Bédouins sur comment se baigner dans la mer.

(Rires.)

Jan: On a toujours une idée reçue sur ce qu’est la réalité d’une expérience. Par exemple, on se dit : «Je vais chercher un chamane traditionnel, pour vivre une expérience traditionnelle, puisque, après tout, c’est un truc ancestral... Déjà, je m’attends à une sorte d’image cliché: la jungle, on se parle par gestes, on est en habits traditionnels, on arrive la nuit sous la pluie dans une tente, il n’y a pas d’électricité, etc. » Là, on se dit qu’on va avoir une expérience authentique. Parce qu’on a le cliché qui va avec. On va là-bas, il faut avoir telle chose.

J’ai eu cette pensée parce que j’ai vu des réactions quand j’ai été, cet été, au centre Espiritu de anaconda qui est l’endroit dans la jungle, à Iquitos, où Guillermo a fait un centre de médecine traditionnelle. Je voyais les gens arriver en disant: «Mais on m’avait parlé d’une communauté et j’arrive dans un truc qui ressemble un peu au Club Med, pas du tout traditionnel, où il y a des bungalos nickels, une petite cantine, des toilettes, et même maintenant une piscine ...»

Vincent : Ah oui ?

Jan : Oui ! Et donc, tu as l’impression d’être dans un truc pour touristes. Tu vas te dire: «Ça pue. Ce n’est pas le truc traditionnel. » Et j’ai envie de dire qu’il faut éliminer toutes sortes d’images préexistantes. Vous allez arriver, par exemple, dans ce centre. Il ne faut pas exagérer, ce n’est pas le Club Med ; mais par rapport à une vraie communauté où aller prendre de l’ayahuasca, à Pucallpa, dans une ville polluée, ou dans une communauté difficile d’accès, difficile pour la communication, avec beaucoup de problèmes sociaux qui vont vous prendre beaucoup de temps psychologique avant de vous amener jusqu’à l’expérience et qui vont faire que vous allez arriver fatigué dans la maloca...

Là, en l’occurrence, vous allez avoir le truc super traditionnel (nous, on l’a connu, Guillermo, dans la ville de Pucallpa, derrière sa maison et tout). Vous allez arriver dans un lieu où vous êtes beaucoup plus protégé, puisque vous êtes dans la nature, mais dans un truc plus confortable. C’est les mêmes Indiens, et à partir du moment où on rentre dans la maloca, la lumière s’éteint là où on est. On peut être au fond de l’Amazonie, c’est le même endroit. Et le reste du temps, physiquement, psychologiquement, vous pouvez justement vous ressourcer, vous concentrer à la fois sur l’expérience, vous, et la relation à la nature.

Il y a des gens qui font demi-tour et qui repartent en disant : « Ce n’est pas traditionnel. » Alors que pour moi, c’est le meilleur set-up, finalement, pour que la médecine traditionnelle soit la plus opérante pour un Occidental. Plutôt que d’arriver fatigué, presque malade, dans la maloca, en traînant des pieds, dans les communautés de San Rafaël ou de Bethania, ou le long de l’Ucayali.

On peut aller dans des communautés, bien entendu. C’est aussi très beau : prendre le bateau, aller dans les communautés, rencontrer des chamanes de communauté et faire des cérémonies avec eux. C’est important pour rencontrer la culture; c’est un rapport différent. Quelqu’un qui découvre qu’il a un lien avec l’ayahuasca, il faut à un moment qu’il l’élargisse à la culture ; et ce n’est pas à Iquitos, par exemple, qu’il trouvera la culture. Il faut qu’il aille dans une autre ville, ou dans les communautés. Mais pour les gens qui viennent juste pour découvrir l’ayahuasca ou avoir une première rencontre, il ne s’agit pas de chercher le côté traditionnel-traditionnel, perdu au fond de la jungle, en se disant que c’est forcément là que ça se passe. Il faut oublier toute idée préconçue et aller dans des lieux dont on a entendu parler sans aucune idée préconçue, y compris sur le chamane.

On a parlé du chamane : on projette souvent l’idée du sage indien, et on a des surprises, parce que les comportements ne sont pas les mêmes. On confond médecine et sagesse, même s’il y a de la sagesse dans cette médecine indigène. Mais c’est quand même autre chose. Je dirais qu’il ne faut pas projeter d’idée préconçue sur le contexte, et se dire qu’on aura une cérémonie beaucoup plus traditionnelle si on est au fond de la jungle, où on peut tomber sur un chamane plus novice, par exemple. Voilà, il n’y a pas de règle.

Jeremy : Il y a aussi une chose à dire sur le fait que les gens peuvent se tromper en présumant savoir ce qu’est le vrai traditionnel. C’est assez fréquent, le cas d’Occidentaux qui débarquent et déclarent que les gens à qui ils ont affaire ne sont pas des «vrais Indiens». Ça fait partie de l’imaginaire occidental, mais cette manière de regarder les choses est quand même assez violente. Elle disqualifie toute une série de gens et la réalité est souvent beaucoup plus complexe. Juste un exemple ethnographique : les Cocama, en Amazonie péruvienne.

C’est un peuple qui, semble-t-il, au seizième siècle, dès les premiers contacts avec les Portugais sur la côte atlantique brésilienne, a changé de langage. Ils ont abandonné leur langage pour prendre la langue franche indigène d’une autre tribu pour pouvoir faire du commerce. Et ensuite, au dix-huitième siècle, ils ont émigré à quatre mille kilomètres, en Amazonie péruvienne.

Ils parlaient donc déjà une langue étrangère, mais on a dit que c’était leur langue maternelle, et ils ont fait ce changement une deuxième fois, au vingtième siècle, en laissant tomber leur langue pour l’espagnol, et en disant : « Nous ne sommes pas des Indiens, nous sommes des mestizos, des métisses, comme tout le monde. Nous ne parlons pas une langue indienne, nous parlons espagnol. »

Et dans les années 1980, quand la loi a dit tout d’un coup que les gens qui étaient indigènes avaient droit à avoir un territoire, les Cocama ont dit: «Réflexion faite, on est les Indiens Cocama. » Et maintenant, ils sont en train de réapprendre leur langue maternelle qui était déjà, en fait, une langue d’adoption. Et ces gens-là, ce qui est traditionnel pour eux depuis qu’ils ont un contact avec les Européens, c’est d’être en transformation, et d’adopter la langue des autres et de faire du commerce. Et en fait, ils sont tout à fait indigènes, tout à fait hybrides et modernes, là-dedans. Et voilà. Quel est le blanc-bec européen qui peut venir et dire : « Ces gens-là ne sont pas des vrais Indiens » ? C’est d’un colonialisme grave, en fait, ce genre de notion.