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— J’en ai vu, des cadavres, croyez-moi.

Le jeune sergent s’était demandé où était passée la prémolaire de la victime et pourquoi l’assassin avait emporté ce souvenir.

— Certains choisissent une oreille ou un doigt. Une fois, sous le lit d’un dealer, nous avons retrouvé la tête d’un drogué qu’il avait tué quelques heures plus tôt. Je me demande encore comment il a eu l’idée de l’emmener chez lui.

L’anecdote ne surprit pas Mila et Boris. Sans eux, l’épisode de la dent aurait été relégué au statut de bizarrerie à raconter aux collègues pendant la pause déjeuner. Mila n’avait pas envie d’entendre des histoires truculentes alors qu’à quelques kilomètres de là les fossoyeurs retiraient le cadavre de Nadia des rails sur lesquels avait roulé cette maudite rame.

Heureusement, le jeune sergent se tut. Ils traversèrent une cuisine rustique, puis une chambre à coucher laquée de gris, un séjour de style victorien et encore une cuisine, moderne : les pièces d’exposition d’un grand magasin de meubles d’occasion. Mila repensait à ce qui s’était passé ce soir-là, à commencer par les pneus crevés de la Hyundai : sans doute un piège imaginé par Nadia pour l’attirer dans le métro. Avant de se tuer, la femme lui avait fait signe de se taire. Puis elle lui avait remis cet indice. Mila ne revenait pas de la facilité avec laquelle ils étaient remontés à la nouvelle scène de crime. Ils avaient inséré le mot « dent » dans l’ordinateur et ils étaient tombés sur un homicide commis le matin même, à l’aube, exactement à l’heure où les meilleurs esprits de la police fédérale étaient concentrés sur la Love Chapel.

— Nous n’avons pas trouvé trace de l’assassin, affirma le sergent. Pas une empreinte, pourtant il y avait une mare de sang. C’est l’œuvre d’un professionnel, croyez-moi.

La victime, un homme d’une cinquantaine d’années d’origine arabe, s’appelait Harash.

— Son surnom était « le croque-mort », son business consistait à vider les maisons des morts. Quand quelqu’un passait l’arme à gauche, il se présentait chez la famille et faisait une offre pour ses affaires. Il achetait tout en bloc. Beaucoup de gens vivent seuls, vous savez ? L’héritier est un fils ou un neveu qui ne sait pas quoi faire des meubles et de l’électroménager. Harash réglait le problème et l’autre n’en revenait pas de tirer de l’argent de ces vieilleries. Le fossoyeur lisait les annonces nécrologiques pour débusquer les meilleures affaires. Sinon, tout le monde sait qu’il a démarré en prêtant de l’argent à des taux usuraires. Toutefois, à la différence des autres prêteurs, quand quelqu’un ne pouvait pas le rembourser, Harash ne lui brisait pas les os. Il s’emparait de ses biens puis les revendait, gardant le bénéfice comme avance sur les intérêts.

Mila contempla les objets qui l’entouraient. Ils provenaient d’un autre temps, d’autres vies. Chacun d’entre eux possédait une histoire. Qui s’était assis sur ce canapé ? Qui avait dormi dans ce lit ou regardé cette télévision ? Ils représentaient les restes d’existences, une enveloppe à recycler après la mort.

— C’est ainsi que Harash a ouvert cet endroit, poursuivit le sergent. À un moment, il n’a plus eu besoin de prêter d’argent. Ses activités étaient légales. Il a eu de la chance parce que, au total, il n’a fait que deux ans de prison. Il aurait pu se ranger mais, tout au fond, son âme d’usurier a refait surface. Il est difficile de changer les vieilles habitudes, comme on dit. Harash était avide, ça oui, mais je pense que sa motivation était surtout de dominer la vie de ces malheureux dans le besoin.

Le sergent s’arrêta devant une porte coupe-feu. Il appuya sur la large poignée et se retrouva dans un dépôt encombré de meubles de qualité inférieure à ceux qui étaient exposés. Le policier les conduisit au fond du local, où se trouvait un petit bureau.

— Ça s’est passé ici.

Il leur montra l’endroit où le cadavre avait été retrouvé, sur le sol. Il ne restait que le contour du corps, tracé avec du ruban adhésif jaune.

— L’assassin lui a arraché les dents, une par une, avec une pince. Il voulait le convaincre de lui révéler le code de ce truc-là, expliqua-t-il en indiquant un coffre-fort encastré dans le mur. C’est un vieux modèle, à double poignée.

Sur le mur, quelqu’un avait noté une séquence d’une écriture hésitante, au feutre noir.

6 – 7 – d – 5 – 6 – f – 8 – 9 – t

Mila et Boris examinèrent le coffre : il était toujours fermé.

— Il n’a pas réussi, commenta le sergent en devinant leurs pensées. Ce grippe-sou de fossoyeur était obstiné, il pensait pouvoir résister. Le voleur lui a extorqué la combinaison chiffre par chiffre et lettre par lettre, mais Harash est mort avant la fin. Le médecin légiste affirme que son cœur gras n’a pas supporté le stress. Vous saviez qu’on ressent autant de douleur quand on nous arrache une dent que quand on se prend une balle ? demanda-t-il en secouant la tête, mi-incrédule, mi-amusé. Il lui en a enlevé huit. On en a trouvé sept, c’est vous qui avez la dernière. Je me demande pourquoi il l’a emportée…

— Parce que ce n’est pas vous qui deviez découvrir la raison pour laquelle l’assassin est venu ici, affirma Mila.

— Quoi ?

— Vous étiez censés croire qu’il s’agissait d’un braquage qui a mal tourné.

Mila sortit de sa poche une paire de gants en latex, les enfila et s’approcha du coffre-fort.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda le sergent à Boris qui, au lieu de répondre, lui fit signe de regarder et de se taire.

Mila manœuvra les poignées, une avec les chiffres, l’autre avec les lettres. Elle les faisait tourner de façon à composer la série marquée au feutre noir.

— Il n’est pas exact de dire que l’assassin de Harash ne lui a pas extorqué toute la combinaison. C’est juste que la fin est écrite ailleurs.

Après la séquence notée sur le mur, Mila ajouta h – 2 – 1.

Quand elle ouvrit la porte, elle eut la confirmation que l’incision à l’intérieur de l’alliance retrouvée au doigt de Randy Philips n’était pas un ultimatum.

— Merde alors ! s’exclama le sergent.

L’antre métallique croulait sous les liasses de billets, et il y avait aussi un pistolet. En apparence, pourtant, personne n’avait touché à rien.

— J’appelle Krepp, annonça Boris, excité. Je veux qu’un spécialiste retourne cet endroit pour trouver des empreintes.

— La section locale de la police scientifique a fait du bon travail, se défendit le sergent, vexé par le manque de confiance de son supérieur.

Dans le fond, pour lui Boris et Mila n’étaient pas des collègues mais deux intrus envoyés par le département pour remettre ses méthodes en question.

— N’en faites pas une affaire personnelle, sergent, répondit l’inspecteur. Remerciez vos hommes de notre part, mais nous avons déjà perdu beaucoup de temps. Nous avons besoin des meilleurs spécialistes.

Il s’éloigna pour passer un appel depuis son portable.

Mila observait toujours l’intérieur du coffre-fort. Elle était déçue. Elle s’attendait à trouver l’indice décisif. C’est tout ? Elle espérait presque se tromper. C’est impossible, je n’y crois pas.

En attendant, dans son dos, les escarmouches se poursuivaient.

— Faites comme vous voulez mais vous commettez une erreur, monsieur, affirmait le sergent, clairement agacé. Si vous pouviez m’écouter encore une minute, je voudrais vous dire que l’assassin…

— C’est justement ça : l’assassin, l’interrompit Boris. Vous persistez à parler d’un unique coupable mais il est possible qu’ils aient été deux, peut-être trois. Il n’y a encore aucun moyen de le savoir, non ?

— Non, monsieur, il était seul, répondit le sergent avec fermeté.

— Comment pouvez-vous en être certain ?

— On a une vidéo.