Amphion

Amphion a une histoire, et même une arrière-histoire – assez longue. Ainsi qu’il l’explique dans la conférence qui précède ici le livret qu’on va lire1, Valéry, en 1901, avait proposé à Debussy, qu’il avait rencontré grâce à Pierre Louÿs quelques années plus tôt, un projet de ballet dont le thème eût été Orphée, mais le projet n’avait pas abouti. Il se trouve relancé en 1922, à la mort du « Patron », Édouard Lebey, quand Valéry, privé de ressources, doit vivre de sa plume. Il envisage alors, de manière assez vague, un spectacle dansé et chanté – et demande à son ami Paul Poujaud (1856-1936), avocat et très bon musicien proche de Paul Dukas, si le compositeur accepterait une collaboration ; et puis songeant à la réputation de lenteur que l’on fait à Dukas, il envisage de faire appel à un moindre sire, Henri Rabaud (1873-1949), mais l’affaire s’enlise, et Natalie Barney suggère à Valéry de s’ouvrir du projet à Ida Rubinstein (1885-1960), qui a incarné brillamment Cléopâtre en 1909 dans un spectacle des Ballets russes – Ballets qui ont passionné Valéry – et dont la réputation n’a cessé de croître. Cette entrevue du 6 juillet 1922 n’est guère fructueuse, mais il ne renonce pas et, en novembre, quand, en Suisse, il fait la connaissance de Honegger, l’idée lui vient naturellement qu’il pourrait être le compositeur qu’il cherche : l’intéressé ne dit pas non, mais ce n’est qu’à l’occasion d’une nouvelle rencontre, à la fin de 1927, que le projet se dessine vraiment.

Ce qu’ils envisagent alors tous les deux est un livret qui serait alternativement parlé et chanté – et la seule personne qui puisse monter le spectacle est bien à leurs yeux Ida Rubinstein : Honegger la connaît depuis plusieurs années puisqu’il a composé à sa demande la partition de L’Impératrice aux rochers de Saint-Georges de Bouhélier en 1925 et de la Phaedre de D’Annunzio l’année suivante ; mais surtout, elle dirige une troupe de ballets qu’elle vient tout juste de créer, elle dispose d’une immense fortune qui lui permet de monter des spectacles fastueux, et la scène prestigieuse de l’Opéra lui est ouverte. Quant au sujet, Orphée, bien sûr, reste très cher à Valéry. Mais le mythe a pris une dimension tout intime durant les années qui viennent de s’achever et, dans les Cahiers, Catherine Pozzi est devenue son Eurydice : il ne saurait donc être question, désormais, de faire d’Orphée le héros d’une œuvre, et il songe maintenant à la grande figure jumelle d’Amphion qui, selon la légende, entoura de murailles la ville de Thèbes ou la fonda2 : son frère Zéthos portait les pierres sur son dos, et Amphion les attirait à lui au son de sa lyre. Ce qui l’intéresse en effet ici, c’est de construire une œuvre qui associe étroitement l’architecture à la musique3 dans une grande liturgie dépouillée. Voilà donc le projet relancé, et les deux hommes en discutent avec Ida Rubinstein durant l’été de 1928. Tout avance très vite et, fin août, le livret est quasiment achevé. Valéry, bien qu’il ait toujours dénoncé le vers libre et ses facilités, y recourt de manière assez spontanée, non sans que se glissent, ici ou là, quelques vers réguliers, puis il adresse son texte à Honegger auquel il dit modestement : « Dites-moi vos impressions, vos désirs, je suis là pour plier4. »

Le mélodrame est ensuite longuement retardé à cause d’Ida Rubinstein qui souvent quitte la France sans prévenir, et Valéry ne la retrouve qu’un an plus tard, le 22 juillet 1929, à son domicile de la place des États-Unis. La partition de Honegger est achevée et, ce jour-là, on joue à quatre mains la réduction pour piano tandis qu’Ida Rubinstein, secondée d’un simple accompagnement vocal, chante le rôle d’Amphion. L’impression de Valéry est assez bonne, et il écrit à Paul Poujaud : « Il semble à mon incompétence qu’Honegger ne s’est pas mal tiré de son affaire. Le monologue d’Apollon, qui n’était ni bref ni facile à musiquer, m’a paru remarquable et, chose rarissime dans ce siècle petit, il m’a paru grand5. » Point trop fidèle à la mythologie, le livret montre Amphion, homme fruste et sans culture, qui invente la musique grâce à la lyre dont Apollon lui a fait don – ce qui fait plutôt signe du côté de la légende d’Orphée –, avant qu’aux sons de son instrument s’élèvent les pierres d’un temple dédié au dieu. C’est la fondation de Thèbes qu’il entend suggérer6, conformément, cette fois, à la légende d’Amphion : la musique, ici, crée l’architecture, mais son œuvre aussitôt accomplie, Amphion voit les Muses se détourner de lui, et apparaître une femme voilée qui finalement l’emmène.

Pour Honegger, le défi n’est donc pas mince puisqu’il lui faut évoquer la musique, de la naissance élémentaire des gammes jusqu’aux accords les plus savants : « Ceci, écrira plus tard Valéry, fut prodigieusement accompli. Développer le crescendo de la technique d’un art dans le cadre d’un ouvrage de cet art même, n’est pas une entreprise ordinaire, et celui qui l’a osé et qui l’a exécuté est nécessairement un artiste extraordinaire7. » Pendant le dernier week-end de juillet 1929 qu’il passe à la campagne, il porte au monologue d’Amphion les retouches qui lui sont apparues nécessaires après la dernière audition et, le mercredi 31, il va le faire étudier à Ida Rubinstein – dont les absences vont de nouveau faire traîner l’affaire durant près de deux ans.

Ce n’est en effet que le 20 avril 1931 qu’il la retrouve enfin, chez elle, en compagnie de Honegger ainsi que d’Alexandre Benois qui se charge des décors. La réunion, cette fois, prend des airs d’ultime mise au point et les répétitions vont pouvoir bientôt commencer. Au piano, on joue une dernière fois la musique, à peine chantée ; l’auteur du livret n’en est pas mécontent, et il compte suivre, autant que possible, les répétitions, mais, le 29 mai, sa déception est grande. Lui qui souhaitait une mise en scène dépouillée, il découvre avec effarement la chorégraphie luxuriante que Léonide Massine a réglée : tout le contraire de cette simplicité liturgique qu’il souhaitait. Le 19 juin, il se montre à ce point irrité que la colère le saisit à la vue de bâtons étranges dressés sur la scène ; il s’indigne, et s’écrie à l’adresse de Massine : « Enlevez-moi ces cannes à pêche. Je n’en veux à aucun prix8. » Le chorégraphe prend un air étonné, mais les bâtons disparaîtront. La première a lieu le 23, en l’absence de Valéry qui a gagné l’Angleterre où il va être fait docteur honoris causa de l’université d’Oxford, et il n’assiste qu’à la seconde représentation, le 25 au soir.

Le baryton Charles Panzera chante le récit d’Apollon tandis que Nelly Martyl et Madeleine Mathieu, dans la fosse d’orchestre, assurent, avec les chœurs, la partie vocale, et c’est Ida Rubinstein, bien sûr, qui incarne Amphion. L’accueil réservé au spectacle est cependant plus qu’incertain. Ce n’est ni le livret de Valéry ni la musique de Honegger que la critique met en cause, mais plutôt le genre même de ce mélodrame à la fois parlé, chanté et dansé, et Boris de Schlœzer, dans La NRF du mois d’août, qualifie sévèrement le spectacle de « déplorable » avant d’ajouter : « Il ne pouvait d’ailleurs décevoir que les gens naïfs qui se figurent qu’en art un et un font deux. » Le terme de « mélodrame » qu’a choisi Valéry n’a certainement pas servi l’œuvre puisqu’en musique le mot désigne un récit parlé sur fond d’orchestre – ce qui ne correspond à proprement dire qu’aux courtes minutes du récit d’Amphion. Mais ce que visent surtout les critiques, c’est le jeu d’Ida Rubinstein qui mime, danse et dit le rôle-titre. Dans Le Figaro du 26 juin, Henri de Régnier est bien seul à écrire quelques lignes élogieuses, car la presse, le plus souvent, se montre sévère, voire cruelle si l’on songe qu’André Levinson, dans Candide, regrette qu’Ida Rubinstein persiste à vouloir se donner la vedette – avant de laisser tomber ce jugement sans appel : « En restant dans la coulisse mécène intelligent, elle eût, par sa noble prodigalité, forcé notre admiration. Elle préfère affronter le public et braver le ridicule9. »

Valéry est amer : « Amphion aussi loin que possible de mon dessein, note-t-il à son retour chez lui. Il n’en reste rien10. » Et cependant, après le tomber de rideau, il lui faut monter sur la scène afin de saluer le public en compagnie de la diva, puis une seconde fois quand Honegger se joint à eux. Ida Rubinstein va partir pour Londres où Amphion sera joué le 13 juillet, mais, à Paris, le mélodrame n’aura eu que deux représentations. Sur le moment, l’insuccès affecte Valéry, qui confie au critique Georges Pioch qu’on ne l’y reprendra plus. Sur la musique de Honegger qui a « prodigieusement accompli », on l’a vu, ce qu’il attendait de lui, son avis reste le même, et il n’est pas sûr qu’il en veuille à Ida Rubinstein de son interprétation si critiquée. Mais c’est le spectacle lui-même qui ne correspond pas à ce qu’il eût souhaité : « Je n’ai pu malheureusement imposer mes vues, dira-t-il plus tard, qui étaient les plus simples du monde, et j’ai eu l’ennui d’assister à un ballet russe quand j’avais conçu une sorte de cérémonie religieuse. L’indiscipline ou l’incohérence et la fantaisie ont régné. » Comme les critiques, il a perçu que le défaut du spectacle était celui d’une coordination ratée entre les arts, et ce qu’il aurait désiré, c’eût été une action « mesurée, toute bornée et rythmée, maintenue, en somme, à distance suffisante de l’imitation de la vie » et qui « se passe dans le monde séparé où la parole devient nécessairement un chant » : bref, « un spectacle fortement conventionnel et destiné à produire une émotion quasi religieuse. Qu’entendre par là ? Un spectacle qui excite une participation profonde du spectateur au lieu de le tirer et de l’entraîner hors de soi »11.

Le mélodrame va connaître ensuite une timide seconde vie grâce à Madeleine Brisson qui demande à Valéry de venir à l’Université des Annales, le 14 janvier 1932, présenter son œuvre qui connaît une nouvelle représentation12. Puis une nouvelle audition a lieu au Théâtre Pigalle le 20 février dans le cadre des concerts que dirige Robert Sihoan : Ida Rubinstein est encore Amphion, mais cette fois, c’est un autre chanteur de l’Opéra, Martial Singher, qui incarne Apollon. C’est dans cette même version orchestrale que le mélodrame, le 21 janvier 1933, est rejoué par Siohan salle Pleyel, après une causerie de Valéry –, et finalement, c’est pour l’écrivain un plus grand succès qu’au moment de la création : « On l’acclama, écrit René Dumesnil, le critique musical du Mercure de France, et ce fut justice13. »

Le livret est très vite publié après la création du mois de juin 1931, d’abord dans le numéro de printemps de Commerce (XXVII) qui sort avec retard, et puis la même année, accompagné de la musique, chez Rouart et Lerolle14. Conferencia le republie le 5 août 1932 à la suite de « Histoire d’Amphion », et après avoir été repris dans Variété III, il figurera dans la dernière édition des Poésies, en 194215.

 

AMPHION

 

MÉLODRAME

 

MUSIQUE D’ARTHUR HONEGGER

 

Représenté pour la première fois à l’OPÉRA DE PARIS

le 23 juin 1931

et à COVENT-GARDEN

le 13 juillet 1931

 



Personnages

 

AMPHION

APOLLON (invisible)

LES QUATRE MUSES

Les Rêves

Le Peuple

 

À Ida Rubinstein16.

 

Une brèche ou fente immense dans la roche du sommet d’une montagne se découpe sur le ciel, qui est visible depuis le haut du théâtre jusqu’au niveau de la scène.

L’étage inférieur des deux masses rocheuses de droite et de gauche est planté d’arbres puissants, chênes, hêtres, châtaigniers. Au-dessus, paraît la région minérale nue. Vers la cime de droite, la roche affecte des formes cristallines, faisceaux de prismes enchevêtrés, dont quelques facettes sont vaguement lumineuses. Un peu de neige brille çà et là sur ces hauteurs.

Au milieu de la scène, une mare ou fontaine d’eau sombre. Autour d’elle, se dressent des blocs de granit ou de basalte. Tout un désordre de tels blocs s’aperçoit au fond et ferme la brèche vers le bas.

Dans les régions boisées sont ménagés des chemins et des plans praticables où des scènes secondaires peuvent se représenter.

Le ciel nocturne devra être exécuté d’après les photographies de la Voie Lactée. Poussière de poussières lumineuses, avec quelques astres de diverse grandeur, et de noirs vides çà et là.

Au lever du rideau, des créatures nocturnes dansent par petits groupes, en divers points du paysage. Elles disparaissent, n’étant demeurées visibles que le temps d’être aperçues dans les ténèbres transparentes.

Entrent de droite et de gauche des hommes et des femmes qui se cherchent, se parlent par signes, se disposent sous les arbres. Ils se préparent au repos, rentrent bientôt dans les ombres du couvert.

On entend dans le calme l’Harmonie des Sphères17.

Note aiguë et inhumaine, suggérant une rotation vertigineuse constante.

Sur cette note monotone se détache bientôt le

Chant des Sources (Voix d’enfants.)

Nous, Sources, goutte à goutte

Pleurons le temps mortel !

Des larmes de la neige

Découle toute vie,

Par nous pleure la Terre

Pleurant jusqu’à la mer.

Entrée d’Amphion.

Une brève et sourde fanfare, ou bien quelques traits rauques annoncent l’entrée d’Amphion. Il apparaît, maintenant courbé, quelque être sauvage, bête, femelle monstrueuse, ou ægipan18. Il pèse sur cet être, le force à s’abattre à ses pieds. Tirant un glaive court, il s’apprête à l’égorger.

UNE VOIX

Pourquoi ? Pourquoi ?

Laisse vivre la vie…

Laisse la mort aux mains des immortels !

 

Amphion se redresse, jette son arme. La proie s’enfuit vivement. Amphion, après un instant d’hésitation, se dirige vers une sorte de grotte ou excavation très peu profonde ; il se dépouille de la peau qui couvrait ses épaules, s’assied, contemple le ciel étoilé.

Puis s’allonge et s’endort.

LES RÊVES

Le ciel étoilé s’obscurcit peu à peu.

Sur le champ des ténèbres viennent les Rêves visiter le dormeur. Deux guerriers couleur de sang l’attaquent. Un monstre les dévore. Des personnages vêtus de bizarres lambeaux. Un Roi d’argent, etc…

Amphion se débat dans les liens du sommeil.

Paraît le Songe Amoureux19, que figure une danseuse quasi nue sous un long manteau. Elle s’empresse autour de lui, le caresse, se joue, s’envole à chaque mouvement du dormeur Amphion.

LES MUSES

Entrée des Muses.

UNE MUSE sort de la fontaine et appelle :

Muse !

UNE DEUXIÈME MUSE surgit d’un roc et appelle :

Muse !

UNE TROISIÈME ET QUATRIÈME MUSES semblent se détacher des rameaux d’un grand hêtre et appellent de même :

Muse ! Muse !

 

Ces appels à mezza voce et presque simultanés.

Elles portent de petites ailes au front.

Elles se trouvent dans l’ombre, où elles forment des figures éclairées.

Elles s’assemblent, se prennent leurs mains.

PREMIÈRE MUSE

Je vois ce qui n’est point !

DEUXIÈME MUSE

Je sais ce qui n’est plus !

TROISIÈME MUSE

Je fais ce qui sera !

QUATRIÈME MUSE

Moi, je ne puis qu’aimer !

PREMIÈRE MUSE

Mes sœurs ! Belles abeilles,

Obéissons au Dieu, consacrons ce mortel !

DEUXIÈME MUSE

Aux enfers du sommeil son âme se débat !

TROISIÈME MUSE

Il soupire !

QUATRIÈME MUSE

Il se plaint !

DEUXIÈME MUSE

Il désire…

PREMIÈRE MUSE

Il croit vivre !…

Prenons garde, mes sœurs, que l’excès du tourment

Avant l’aube ne le délivre !

À l’ouvrage !

Mais dissipons d’abord ce désordre de songes !

 

Combat des Muses avec les Rêves.

Elles chassent et dissipent les Rêves. Le dernier épisode est une lutte gracieuse avec le Songe Amoureux.

ÉPISODE LITURGIQUE

La scène s’obscurcit tout à fait. Sur les ténèbres, le seul groupe est éclairé, Amphion d’une lueur argentée, les Muses d’une clarté bleuâtre.

A. – ENCHANTEMENT

Les Muses charment Amphion endormi, prodiguent sur lui des gestes d’enchantement, circulent autour de sa couche en murmurant la psalmodie ou

 

BERCEUSE MAGIQUE

Homme qui dors,

La nuit t’éclaire

Et le silence

Est fait de Muses !

Amphion change d’attitude. Comme il lève le bras, l’une des Muses lui baise la main et le rapaise20.

B. – LITURGIE. SOLENNEL

Les Muses se groupent alors autour d’Amphion dans une forme solennelle. Une aux pieds, l’autre à la tête, les deux autres au delà de son corps, face au public.

Elles tournent le visage vers le Ciel, tendent les mains.

CHŒUR DES MUSES

De l’intelligence divine,

Chères filles toutes fidèles,

Ce beau sommeil apaisé par nos mains

Livre cet homme au Dieu !

UNE MUSE

Oh ! quelle sainte paix sur ce visage pur !

UNE MUSE

Il s’y forme un sourire abandonné aux astres…

UNE MUSE

Ce corps si clair, si calme, est pareil à l’autel,

À la pierre sacrée…

UNE MUSE

Et son âme a perdu les chemins de la vie.

UNE MUSE

Il est comme éternel, ignoré de soi-même !

UNE MUSE

Il n’est plus à présent que celui qu’il sera !

Qu’il écoute l’abîme !

 

Tonnerre lointain.

Les Muses se prosternent

 

VOIX D’APOLLON. (La Voix doit paraître se produire au milieu de la scène.)

 

Amphion !

LES MUSES

Apollon !

LES ÉCHOS. (Basses profondes.)

Apollon !

CHŒUR DES MUSES

Je te salue au sein de la parfaite nuit,

Maître de la lumière !

Qu’il est doux au milieu des ombres

D’ouïr la parole puissante !

UNE MUSE

Ô Cause du Soleil, les ténèbres t’adorent

Et les faibles humains

Songent dans leur sommeil d’une splendide aurore

Qui tombe de tes mains !

UNE MUSE

Visite ce mortel ! Émerveille son cœur !

Que son démon docile obéisse à la voix

De la Sainte Sagesse,

Apollon !

VOIX D’APOLLON

Écoute !

Je veux être par toi présent et favorable

À la race mortelle.

Je place en toi l’origine de l’ordre,

J’habiterai ton moment le plus pur,

Et désormais s’accompliront

Sur la face de la terre

Des actes vénérables

Où paraîtra la céleste sagesse !

Je te confie l’invention d’Hermès21 !

Je te remets l’arme prodigieuse,

La Lyre !

 

Frémissement.

 

Amphion, Amphion,

Éveille le son vierge et triomphe par lui !

Tu chercheras, tu trouveras sur les cordes bien tendues

Les chemins que suivent les Dieux !

Sur ces chemins sacrés les âmes te suivront

Et l’inerte matière et les brutes charmées

Seront captives de la Lyre !

Arme-toi de la Lyre ! Excite la nature !

Que ma Lyre enfante mon Temple,

Et que le roc s’ébranle au nom du Nom Divin !

Tire-moi du chaos ces ruines des monts,

Offre-moi dès l’aurore un sanctuaire clair,

Qu’une immense cité l’entoure de prières,

Et que tes mains vers moi s’élèvent

Pour m’offrir ce que j’ai créé !

Amphion !

LES MUSES

Muse ! Muse ! Muse !

 

La lumière revient peu à peu et se teinte progressivement des couleurs de l’aurore. Les Muses ont disparu. On aperçoit la Lyre et le Plectre22 aux pieds d’Amphion. Rumeur vague de la nature vivante qui se réveille.

Cris d’oiseaux. Murmure des eaux.

Reprise du Chant des Sources.

Un être semi-animal bondit poursuivi par un autre. À peine enfuis, on voit des hommes et des femmes sortir des bois. Les uns courent en chasse, les autres se hâtent vers divers travaux. Une femme vient puiser à la fontaine. Une autre s’y mirer, et d’échevelée qu’elle était se fait nattée et coiffée. Des enfants jouent et se querellent. Amphion s’agite.

RÉVEIL D’AMPHION

Pendant cette scène, les divers personnages se retirent peu à peu. L’orchestre rythme les actes successifs d’Amphion.

Il s’accoude, contemple. Stupeur et actes du réveil. Il s’assied brusquement sur sa couche, se dresse, fait quelques pas, aspire l’air du matin. Il descend vers la fontaine et y boit longuement.

Il danse comme pour se délier les membres. Ramené par cette ébauche de danse au lieu de son sommeil, il aperçoit la Lyre. La Lyre doit être conforme à la description de Philostrate23 et autres anciens.

Amphion la contemple avec étonnement. Il la saisit, la manie curieusement ; s’avance vers le spectateur, la brandit par l’une des cornes, en détache le Plectre qui y était attaché par une cordelette d’or.

VIII

Apollon, mon seigneur, est avec moi !

Je poursuivrai l’ouvrage et la beauté comme une proie !

Apollon me possède, il sonne dans ma voix,

Il vient soi-même édifier son Temple,

Et la Cité qui doit paraître aux yeux des hommes

Est déjà toute conçue étincelante

Dans les Hautes Demeures des Immortels !

 

Amphion ressaisit Lyre et Plectre, les montre au ciel ; il s’apprête à jouer, plein d’assurance et d’enthousiasme.

Il frappe les cordes.

Son immense et prolongé, accord éclatant, aussi riche que les ressources de l’art peuvent le produire.

Toute la nature vibre. Les Échos répercutent multiplement cette attaque.

La scène se peuple à divers plans de personnages attirés par le son.

Amphion prélude. Ici création des gammes.

Il exécute, lyre en mains, une sorte de danse sacrée circulaire. Il se place ensuite sur un tertre au bas des roches de droite. Il crie :

 

PAR APOLLON !

C. – TROISIÈME PHASE

L’ensemble du décor est transformé.

La montagne est entièrement construite, revêtue du bas jusqu’aux cimes cristallines (qui demeurent telles quelles, mais paraissent pénétrées de lumière colorée) de murs, pilastres, terrasses, galeries. Des motifs vivants se sont placés çà et là. Au delà de la gorge, on voit les toits et les tours de Thèbes briller au soleil ; ils se sont insensiblement élevés.

Le peuple est distribué par groupes sur l’ensemble des praticables. Le centre de la scène doit demeurer libre.

CHŒUR DU PEUPLE (Hymne au soleil25.)

Soleil, Sainte présence,

Flamme qui porte dans les cieux

La connaissance avec la vie,

Ô Soleil !

Nul ne peut contempler la source de ta force !

L’insoutenable éclat de la face divine

Nous dérobe le dieu !

Mais Toi, regarde ici les merveilles humaines :

Ici paraît ce qui jamais ne fut

Depuis que ta splendeur a fécondé le monde !

Voici pour accueillir tes rayons les plus purs

Qu’Amphion triomphant t’offre ces pierres fées !

Il assembla ces demeures dorées,

Il te fit ces hauts murs,

Ô Soleil !

Considère ton Temple et repose tes feux

Sur sa forme délicieuse !

Qu’il soit doux aux rayons tombés du front divin !

 

Acclamation.

On appelle Amphion, on lui désigne le Temple.

CHŒUR

Admirable Amphion, accueille nos louanges !

Prodigieux mortel, père de Thèbes, sois

Notre pontife et notre Roi !

Monte au trône, monte au Temple,

Amphion !

 

On entoure Amphion, on le revêt d’ornements royaux.

FINALE

Pendant cette investiture, les Muses :

PREMIÈRE MUSE

L’ouvrage est achevé !

DEUXIÈME MUSE

Je cherche un autre maître !

TROISIÈME MUSE

Qu’importe ce qui est !

QUATRIÈME MUSE

Moi, je n’étais qu’espoir !

 

Les Muses s’obscurcissent.

Au moment que le Héros va monter au Temple, une forme de femme voilée qui était entrée insensiblement en scène s’approche de lui et lui barre le passage avec ses bras en croix. Le décor se voile progressivement. La lumière s’affaiblit ainsi que la sonorité de la musique.

Amphion recule. La forme voilée le saisit et l’enveloppe avec tendresse, lui prend doucement la Lyre sur laquelle elle fait entendre quelques notes profondes, et qu’elle jette ensuite dans la fontaine.

Amphion cache son visage dans le sein de cette figure qui est l’Amour ou la Mort, et se laisse entraîner par elle, cependant que l’orchestre se réduit à un chant très suave, sombre et comme intime.

 

RIDEAU