Alors que Valéry, quelques mois plus tôt, vient d’être élevé au grade de commandeur, il ne peut refuser au général Yvon Dubail (1851-1934), grand chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur, de prononcer à la Maison d’éducation de Saint-Denis, le 11 juillet 1932, le traditionnel discours de distribution des prix. Publié au tome V des Œuvres en 1935, il est repris dans Variété IV en 1938.
MESDEMOISELLES,
Monsieur le Grand Chancelier m’ayant fait l’honneur de me donner la présidence de cette cérémonie, je me suis incliné devant l’autorité de sa charge et de sa gloire. Mais tandis que je répondais à son désir par l’obéissance que lui doivent les légionnaires, un grand trouble toutefois s’emparait de mon esprit. Je sentais naître en moi une timidité de jeune fille.
Je sais bien que les jeunes filles ne sont pas en vérité si timides qu’on le prétend, et parfois qu’on le souhaiterait. J’ai observé que le peu de timidité qui subsiste dans le monde ne se rencontre guère plus que chez les membres de l’Institut ; et singulièrement, quand ils s’exposent en costume. Dois-je vous confier, Mesdemoiselles, que j’ai vu, du côté de la Coupole, des écrivains célèbres, que dis-je… des maréchaux de France, des hommes qui ont commandé des millions d’hommes, tout déconcertés, tout émus et inquiets à la pensée qu’ils allaient paraître et prendre la parole devant une assemblée presque purement composée de dames…
Mais mon affaire ici m’apparut plus difficile et plus redoutable, car je sais que les demoiselles sont bien plus à craindre encore que les dames, étant nécessairement plus spontanées, et donc plus moqueuses ; et c’est pourquoi la seule idée d’avoir à vous exhorter dans une circonstance assez solennelle et dans cet appareil majestueux, m’a transformé, (intérieurement, s’entend), en une jeune fille tout interdite.
Cette jeune personne ne pouvait même songer à vous adresser des conseils tout empreints de profonde expérience, comme l’a fait, il y a trois ans, mon ami, Monsieur le premier Président Lescouvé1 ; encore moins vous apporter des enseignements héroïques, tels que ceux que vous a naguère donnés l’illustre et très regretté général Archinard2.
Je vous ouvre mon cœur : je me disais que la tâche assez glorieuse de vous faire un petit sermon était la plus délicate que le sort académique jusqu’à présent m’eût assignée.
J’avais beau, pour échauffer un peu mes esprits, me représenter votre antique Maison, de moi tout inconnue, clôture mystérieuse instituée, et comme consacrée par le grand Empereur3, à l’ombre de la royale et tombale Basilique, – je ne trouvais ni l’âme ni le ton du discours qu’il fallait vous tenir entre ces vieux et vénérables murs, où tant de jeunesse accueillie apprend (je l’espère) tant de choses –, où tant d’avenir s’édifie –, où, de jour en jour, d’année en année, sous un regard plein de sollicitude, et sous les directions excellentes de celles et de ceux qui vous instruisent, vous devenez insensiblement vous-mêmes.
Je me disais : Que leur dirai-je ? – Elles sont plus savantes que moi, puisqu’elles vont à l’École, puisqu’elles préparent des examens, – qui sont les seules occasions qui soient offertes aux mortels de savoir, pendant quelques jours, quelque chose4…
C’est ainsi, flottant et misérable, que j’essayais sans aucun succès de déchiffrer dans mes pensées ce dont il serait bon, utile et convenable, que je vous entretinsse.
Je songeais vainement que Racine avait écrit deux chefs-d’œuvre pour demoiselles5, et que ces divertissements de Saint-Cyr faisaient encore l’admiration de tous ceux qui savent lire, – mais qui savent lire comme on ne sait presque plus lire de nos jours6… Lire ?
Lire ? me dis-je… Voilà un trait de lumière… Voilà de quoi parler à mon terrible petit public, des choses essentielles, et qui sont un peu de mon métier. Je vois bien à présent ce que je dirai à Mesdemoiselles de Saint-Denis. Je leur dirai… Et je leur dis : Mesdemoiselles qui êtes des enfants particulièrement Françaises de la France, je ne doute pas que parmi tant d’objets d’étude qui vous sont offerts, vous ne vous intéressiez tout spécialement à la Littérature de notre pays, – qui est le plus littéraire du monde –, et le dernier peut-être, où le souci de la forme demeure, – quoique déjà bien amoindri.
Je ne doute pas que la plupart d’entre vous, même celles qui dissèquent des grenouilles, même celles qui mettent au supplice le trinôme du second degré, – ne donnent quelque préférence à la lecture de nos grands écrivains. Je gage même que certaines dissimulent, (dissimulent plus ou moins), dans un coin de leur pupitre, un cahier mystérieux de leurs productions originales : des essais en prose ou en vers de leurs talents à l’état naissant.
Il faut avouer que rien n’est charmant comme les premiers feux de la révélation poétique dans une âme, – l’éveil de soi, au milieu des beautés et des profondeurs du langage natal. Un certain jour, la vertu magique de la parole nous touche, et l’Univers du Verbe nous apparaît.
Tous les mots prennent figure, et les choses chantent leurs noms. Le dictionnaire le plus morne s’illumine et se fait une forêt d’idées, une présence confuse de toutes les œuvres possibles, de tous les beaux vers qui n’ont pas encore été faits, de toutes les résonances intellectuelles ou musicales encore inouïes ; et il n’est pas jusqu’à la sèche et maigre Grammaire, jusqu’à la perfide et fantasque Syntaxe qui ne paraissent tout à coup, impérieuses, mais séduisantes par leurs pièges mêmes, escortées de toutes les Parties du Discours, bien défendues par les féroces Participes, suivies dans l’ordre des préséances par l’immense armée des Propositions, les Principales, les Subordonnées, les capricieuses Complétives, les Circonstancielles, et les autres, (s’il en est…) – cependant que fort loin, derrière le cortège qui défile en proférant une quantité d’exemples, se traîne en bougonnant un malheureux vieillard abandonné de tous, le très noble et infortuné : Imparfait du Subjonctif.
Sans doute, Mesdemoiselles, ce n’est point sous les espèces du vocabulaire et de la syntaxe que la Littérature commence de nous séduire. Rappelez-vous tout simplement comme les Lettres s’introduisent dans notre Vie. Dans l’âge le plus tendre, à peine cesse-t-on de nous chanter la chanson qui fait le nouveau-né sourire et s’endormir, l’ère des contes s’ouvre. L’enfant les boit comme il buvait son lait. Il exige la suite et la répétition des merveilles ; il est un public impitoyable et excellent. Dieu sait que d’heures j’ai perdues pour abreuver de magiciens, de monstres, de pirates et de fées, des petits qui criaient : Encore ! à leur père épuisé !…
Mais enfin le temps vient que l’on sait lire, – événement capital –, le troisième événement capital de notre vie. Le premier fut d’apprendre à voir ; le second, d’apprendre à marcher ; le troisième est celui-ci, la lecture, et nous voici en possession du trésor de l’esprit universel. Bientôt nous sommes captifs de la lecture, enchaînés par la facilité qu’elle nous offre de connaître, d’épouser sans effort quantité de destins extraordinaires, d’éprouver des sensations puissantes par l’esprit, de courir des aventures prodigieuses et sans conséquence, d’agir sans agir, de former enfin des pensées plus belles et plus profondes que les nôtres et qui ne nous coûtent presque rien ; – et, en somme, d’ajouter une infinité d’émotions, d’expériences fictives, de remarques qui ne sont pas de nous, à ce que nous sommes et à ce que nous pouvons être…
De même que, sous le sommeil, il arrive, dit-on, que nous croyons vivre toute une existence, cependant que l’horloge ne compte que quelques secondes, – ainsi, par l’artifice de la lecture, il se peut qu’une heure nous fasse épuiser toute une vie ; ou bien, par l’opération mystérieuse d’un poème, quelques instants qui eussent été sans lui des instants sans valeur, tout insignifiants, se changent en une durée merveilleusement mesurée et ornée, qui devient un joyau de notre âme ; et parfois, une sorte de formule magique, un talisman –, que conserve en soi notre cœur, et qu’il représente à notre pensée dans les moments d’émotion ou d’enchantement où elle ne trouve pas d’expression assez pure ou assez puissante de ce qui l’élève ou l’emporte.
Je sais un homme qui, soumis à une cruelle intervention chirurgicale, dont on ne pouvait lui épargner la souffrance par l’anesthésie, trouva quelque adoucissement, ou plutôt quelque relais de ses forces, et de sa patience, à se réciter, entre deux extrêmes de douleurs, un poème qu’il aimait.
Telle est la ressource de l’art. Vous la connaissez aussi bien que moi, – Mesdemoiselles –, mais nous ne sommes pas quittes, et je n’en viens qu’à présent où je voulais en venir.
Cette facilité que nous offre la lecture, – c’est-à-dire la Littérature en acte –, de quitter ce qui nous entoure, et même ce que nous sommes, pour suivre le fil d’un conte, ou pour emprunter l’agilité, la solennité, la grâce, l’énergie rythmique de la poésie, est bien remarquable. Elle vaut qu’on y pense un peu.
Comme le serpent suit la flûte du charmeur, comme les loups de la légende suivaient le violon du ménétrier7, et comme les fauves, Orphée, – ainsi l’âme suit le discours, et s’attache à quelque puissance secrète qui est en elle, et dont savent jouer –, avec plus ou moins de bonheur, les conteurs, les poètes, voire les philosophes, tous ceux enfin qui s’adonnent à toucher, à divertir, à approfondir les esprits, par les moyens et les artifices du langage.
C’est que la Littérature n’est en vérité qu’une spéculation, un développement de certaines des propriétés du langage8 ; de celles de ces propriétés qui se trouvent le plus vivantes et agissantes chez les peuples primitifs. Plus la forme est belle, plus elle se sent des origines de la conscience et de l’expression ; plus elle est savante et plus elle s’efforce de retrouver, par une sorte de synthèse, la plénitude, l’indivision de la parole encore neuve et dans son état créateur. Le rythme, les sonorités diverses et bien coordonnées des timbres et des accents, l’abondance des images, l’énergie et l’efficace des traits, des tours et des figures, – voilà ces caractères qui ne se trouvent ou ne se recherchent guère plus que dans la poésie. De vieux civilisés comme nous parlent une langue très abstraite, compliquée à l’excès par la surcharge des significations, simplifiée à l’excès par le sacrifice des formes, par les notations abrégées, une langue brutale par l’économie télégraphique des mots ; à la fois inhumaine et vulgaire, vide et surchargée, mêlée d’argot technique, politique ou administratif ; abondante en clichés et en combinaisons monstrueuses ; bonne pour expédier les affaires, pour jouer, dans la machine du monde actuel, le rôle que les signaux et les déclenchements de disques jouent dans la vie automatique d’une ligne de chemin de fer ; détestable pour l’usage le plus profond et le plus noble de nous-mêmes.
Par là, Mesdemoiselles, – et d’ailleurs par toutes les simplifications et les combinaisons qu’exige l’ère moderne –, par toutes les commodités qu’elle nous offre de rendre immédiates les relations entre les hommes, par la hâte qu’elle impose ou suggère à nos existences, par l’abus des moyens merveilleux d’agir et de sentir que la science a créés et l’industrie multipliés, et qui tendent à nous épargner tout effort, à remplacer l’imagination par l’image, la réflexion par les impressions, la durée par l’instant, se trouvent menacés des biens très précieux, et les qualités mêmes dont procèdent toutes ces créations prestigieuses.
Quels biens ? Quelles qualités ?
Que perdons-nous, – ou du moins, que risquons-nous de perdre pour avoir acquis tant de connaissances et tant de pouvoirs sur la nature ?
De quoi faut-il enfin payer tant de conquêtes, – car nous avons conquis l’espace, contracté la durée, vaincu la nuit, la mer, les airs, asservi la matière et les diverses énergies. Même nous commençons de pénétrer et d’agir dans ce que nous ne pouvons imaginer. Tout ce qui se passe sur le globe peut venir se peindre aussitôt dans notre chambre. Tout ce qui résonne n’importe où, peut s’y faire entendre. Tout ce qui fut se peut conserver à l’état d‘inscriptions ou d’impressions matérielles ; et nous en tirons quelquefois la poignante et prodigieuse sensation de voir riant et d’entendre parlant des êtres disparus.
Ce sont là des miracles, sans doute, – et même des miracles qui se précipitent et s’accumulent si rapidement que l’homme ne s’étonne presque plus à l’annonce de nouveautés plus merveilleuses, et que les enfants d’aujourd’hui regardent les machines volantes aussi paisiblement que nous regardions les voitures à chevaux ; ils tournent les boutons de l’appareil de radiophonie comme nous tournions les feuillets d’un album d’images, et ils écoutent l’univers comme nous écoutions les paroles des passants sous nos fenêtres, l’orgue de Barbarie, et l’antique vacarme de la rue.
Mais l’homme ne vit pas que de miracles et de surprises. D’ailleurs il est toujours, et sera toujours à soi-même, le souverain miracle, la surprise essentielle ; et tous les prestiges qu’il crée, – sans trop savoir lui-même ni comment il les crée, ni pourquoi il s’épuise à les créer –, le laissent inconcevable à lui-même. Quand cette réflexion le saisit, l’homme moderne au milieu de toutes ses inventions, se sent un grand enfant qui s’est construit quantité de jouets, de joujoux extraordinaires, – parmi lesquels il en est d’épouvantables. Il s’étonne d’avoir dépensé tant de génie, tant de travail, tant de ressources pour adresser enfin d’un bout du monde à l’autre, – avec la vitesse de la lumière, une chansonnette, ou pour jeter en quelques heures d’une extrémité de l’Europe à l’autre, une carte illustrée, une botte de fleurs, ou une tonne d’explosif.
Il faut avouer, Mesdemoiselles, que la futilité et l’inquiétude se partagent l’esprit de ce temps. Songez à vous fortifier contre ces deux ennemies du genre humain. Vous êtes à l’âge de la préparation à la vie ; c’est à présent, c’est sur les bancs de cette école que vous préparez maintenant la substance de ce que vous penserez plus tard. Vous faites ici de l’avenir ; vous construisez, sans y penser, la demeure de vos futures pensées ; vous assemblez les moyens de vos réflexions. Les femmes que vous serez penseront, jugeront, raisonneront, exprimeront leurs opinions et leurs desseins, dans les formes et le langage que vous aurez acquis une fois pour toutes, pendant ces années d’étude à Saint-Denis.
Eh bien, chères Demoiselles, ces formes et ce langage, cette substance et ces moyens d’expression vous sont communiqués à l’état le plus admirable par l’enseignement de vos Dames et de vos Maîtres, qui vous donnent à observer de très près, à respirer profondément la fleur du labeur séculaire de nos écrivains les plus parfaits. On vous instruit à ce qu’il y a de plus élégant, de plus profond et de plus ferme dans l’immense trésor de notre littérature. Faites-en votre nourriture préférée. N’y voyez pas une vile matière de programmes, une dose amère de médecine pour examens. Lisez-les de tout près, et pesez tous les mots. Vous sentirez alors la vie de l’esprit même, et quand vous aurez cessé votre lecture, il en sera de vous comme si vous aviez pensé et créé vous-mêmes. Je vous dis que chacun, vis-à-vis de soi, se réduit à peu près à ce qu’il se dit, et ce qu’il se dit à ce qu’il sait se dire. Apprenez donc à vous parler à vous-mêmes avec les égards, la précision, la sincérité et la grâce dont est digne une jeune personne si précieuse. Du même coup, vous aurez appris à écrire.
Enfin, laissez-moi vous dire que je vous trouve à Saint-Denis dans des conditions sans pareilles pour cette formation de vos esprits.
Hier, j’ai visité votre domaine, dont je soupçonnais le moins du monde l’étendue qui est surprenante, les antiques beautés, et les perfections toutes modernes d’aménagement. C’est une demeure idéale pour le travail, et je sais plus d’un écrivain qui s’établirait volontiers par ici.
Madame la Surintendante guidait mes pas qui se firent beaucoup plus nombreux que je n’aurais imaginé. Elle souriait de mes étonnements. Entre nous, toute bonne qu’elle est, je crois bien qu’elle se divertissait d’émerveiller et d’essouffler l’académicien, qu’elle accueillait avec une bonne grâce dont il demeure touché.
J’ai eu l’impression de vivre dans une composition de ce qu’il y eut de plus noble dans notre histoire.
À la porte de cette maison, expire le fracas, cesse le vain désordre et le mouvement de la vie moderne, qui s’embarrasse de lui-même. Le silence, qui est devenu une valeur inestimable, une chose du plus grand luxe ; l’espace magnifiquement ordonné ; la majesté des plus hautes époques, vous sont réservés dans cette illustre abbaye, jadis construite par des hommes qui s’entendaient à se ménager l’intimité grandiose dont a besoin la méditation et ce genre de travail qui a l’éternité pour objet9. Votre jeunesse, par les fenêtres vastes de vos salles et de vos dortoirs, ne voit, d’un côté que jardins et que les profondeurs d’un parc immense ; de l’autre, que les faîtes, les pinacles, la grande rose et les verrières d’une des plus belles constructions du moyen âge. Vous pouvez vous sentir ici merveilleusement loin d’une époque qui sait faire des œuvres énormes, mais non grandes ; étonnantes, mais non imposantes ; rigoureuses, mais non pures ; et vous grandissez dominées par ce que la France a produit de plus original et de plus beau : son gothique et son classique.
Laissez-moi vous dire que si le petit discours à vous faire m’avait quelque temps embarrassé, la visite à Saint-Denis m’a ravi. Je vous dirai même qu’elle m’a enorgueilli.
Je vais assez souvent à l’étranger, et je ne manque pas d’être attristé quelquefois de ce que j’y vois, et que je ne vois pas ici. On me montre des universités, des collèges, des musées, qui me font assez souvent songer sans fierté à quelques-uns des nôtres. Je songe à tout ce que la France a fait, à tout ce qu’elle pourrait faire, et je m’interroge sur l’avenir. Pensez-y quelquefois, chères Demoiselles, qui vivez dans cette demeure dont on ne voit pas la pareille à l’étranger, pensez aux grandes œuvres de la France. Vous êtes sa chair et son sang, vous êtes un peu de son avenir. Il vous suffit ici de lever les yeux de votre livre pour apercevoir les monuments de la grandeur de la nation. Vous vivez, vous jouez, vous travaillez en elle. Soyez-en fières, et pour toujours.