LOGIQUES DE L’INCORPOREL CHEZ DELEUZE (EST-ON SÛR D’EXISTER ?)

« L’écriture, moyen pour une vie plus que personnelle »

(Gilles Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet)

Ériger l’effondrement

Si l’on voulait tenter de résumer la force paradoxale de la pensée de Gilles Deleuze, on pourrait avancer cette proposition : pour lui, la vie comporte du non-existant. Même s’il ne formule pas cet énoncé de façon aussi abrupte, on peut admettre que sa philosophie s’ordonne autour de ce postulat, qu’il dépliera patiemment tout au long de son œuvre. Il se peut même que cette conviction, isolée ici trop brutalement, imprègne ce que Deleuze refusait d’appeler sa vie.

Sous des dehors faussement simples, la philosophie de Deleuze est extraordinairement complexe et exigeante. Il l’a répété plus d’une fois, la pensée est « un exercice extrême et raréfié », un « acte périlleux ». Il ne suffit pas de le lire, encore faut-il expérimenter la déstabilisation qu’il exerce méthodiquement à l’égard de nos catégories élémentaires. Violence de Deleuze, sous son apparente douceur, obstination à avancer vers ces contrées logiques où le sens vacille. Face à la pensée paradoxale qui anime toute sa philosophie, deux positions sont possibles, qui souvent se mêlent. D’un côté, le rire, et l’on connaît son éloge de l’humour stoïcien ou du bouddhisme zen, celui de l’absurde et du nonsense, de Lewis Carroll et de Humpty Dumpty, par opposition à l’ironie socratique qu’il juge sévèrement (négative, arrogante, régressive-anale). Éclat de rire iconoclaste de Deleuze, renversement salutaire du sacro-saint esprit de sérieux (l’ordre familial, les appareils de pouvoir dans la pensée, la mauvaise conscience psychanalytique, les « passions tristes »...), jusque dans ses « transgressions » les plus tapageuses. Ceci, par exemple : « Georges Bataille est un auteur très français : il a fait du petit secret l’essence de la littérature, avec une mère dedans, un prêtre dessous, un œil au-dessus. [...] Les écrivains ont leur bauge personnelle dans la vie [...] Ils sont contents de puer personnellement, puisque ce qu’ils écrivent est d’autant plus sublime et signifiant1 ». Rire programmatique de Deleuze, constamment réaffirmé, et qui traverse son écriture. C’est sans doute pourquoi le lire induit souvent une douce exaltation, une sensation légèrement enivrante de dilatation des limites de la pensée – une brèche vers l’impensable. Et lorsque, à plusieurs reprises, il évoque ces écrivains, artistes ou philosophes qui ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour eux, d’irrespirable, de proprement invivable, et qui reviennent « les yeux rouges, les tympans percés2 », comment ne pas lui être reconnaissants de nous avoir, ne serait-ce qu’un instant, fait éprouver cette joyeuse ivresse, entrevoir cette démesure ?

 

En ce sens, Deleuze serait un Blanchot délivré de sa componction tragique et parfois pontifiante, de sa mélancolique et ressassante gravité (et l’on sait l’importance, pour Deleuze, de la pensée de Blanchot). Car c’est bien aussi d’autre part, l’inquiétude, le malaise, qu’éveille la lecture de Deleuze. Il faut, répète-t-il, solliciter dans la pensée des forces nouvelles, étrangères à la « bonne volonté » de penser. Pensée rime avec effraction, violence venue du dehors, ennemi3. Qu’est-ce qu’une pensée qui ne fait de mal à personne, qui n’inquiète personne ?, demande-t-il après Nietzsche. Ses maîtres-mots ? Effondrement, effondement. Reprenant la formule d’Artaud, qui évoquait dans ses lettres à Jacques Rivière un « effondrement central de l’âme » où s’origine toute pensée (il y a de la pensée avant moi qui la pense), Deleuze, érige en modèle un effondrement central de la pensée sur lequel elle s’étaye4. Contre les fondements de la raison suffisante, le règne de l’identique, l’image dogmatique, la logique de la récognition, le bon sens, le sens commun, ... jouer la discorde, l’exercice paradoxal des facultés, l’effondement. C’est ainsi qu’à côté d’une volonté de simplicité absolue (leitmotiv des séminaires de Vincennes : « je vais dire quelque chose de très simple... »), des entités étranges peuplent peu à peu son œuvre : des infinitifs-devenirs sans sujet, des affects non subjectivés, des entités non existantes, une quatrième personne du singulier, le « on » des singularités impersonnelles...

 

On oublie souvent que Deleuze est aussi un logicien (Logique du sens, Logique de la sensation). Même ses deux ouvrages sur le cinéma (L’Image-mouvement, L’Image-temps), sont qualifiés par lui de livres de logique5. D’où l’importance à ses yeux de figures comme celles de Lewis Carroll (ses renversements paradoxaux, sa déstabilisation des identités fixes), du logicien Charles S. Peirce (sa classification des signes, indépendante d’un modèle linguistique), ou encore des anciens stoïciens, qui inventèrent une nouvelle distribution des relations causales – les effets incorporels – et procédèrent selon lui au premier renversement radical du platonisme. C’est une forme de logique non réductionniste, non propositionnelle, qui l’intéresse, très éloignée de celles de Frege ou de Russell. Lorsqu’elle est soumise à la contrainte de la récognition du vrai, la logique est toujours « vaincue par elle-même », dit Deleuze, c’est-à-dire « par l’insignifiance des cas dont elle se nourrit6 ». Explorer d’autres logiques (conceptuelles, corporelles, ... en un mot : vitales), telle serait peut-être la volonté obstinée qui anime le projet deleuzien.

Les langues de Deleuze

Voudrait-on imiter le style de Gilles Deleuze, on pourrait dire ceci : il y a au moins trois langues de Deleuze7. La langue I est celle des dissociations, des dissections logiques. Le premier geste chez lui est de disjonction : il sépare minutieusement, différencie, dénombre ; il établit des schémas, dresse des listes, répertorie, classe. Il nous inflige parfois, avec un raffinement décourageant, une surenchère de subtilités discriminatives qui menacent çà et là de sombrer dans le vertige taxinomique. Au hasard et dans le désordre : les six critères formels de reconnaissance du structuralisme (L’Île déserte), les huit « théorèmes de déterritorialisation » dans Mille plateaux, le tableau à six entrées des forces réactives (par type, variété, mécanisme, principe, produit) dans Nietzsche et la philosophie, les six caractères esthétiques du Baroque (Le Pli), les sept critères mis en jeu par le système des signes proustiens, les trois machines de La Recherche : machines à objets partiels (pulsions), machines à résonance (Éros), machines à mouvement forcé (Thanatos) dans Proust et les signes ; la liste empirique des forces chez Bacon (isolation, déformation, aplatissement, dissipation, accouplement, réunion...) ; l’incessante combinaison des signes chez Spinoza (les quatre sortes de signes scalaires d’affection, les deux ou trois signes vectoriels d’affect). Ajoutons pour mémoire, sans prétendre à l’exhaustivité, l’étourdissante série des sonsignes, opsignes, chronosignes, lectosignes et noosignes dans L’Image-temps, suivie de la peu réjouissante récapitulation des trois modes d’image et des trois aspects du signe chez Peirce, d’où celui-ci tire neuf éléments de signes, et dix signes correspondants.

 

La langue II est celle des associations, des analogies du type : « ce que X dit de Y, à quel point c’est vrai aussi de Z ». Par exemple : « Ce que Blanchot dit de Musil, à quel point c’est vrai aussi de Beckett8 » ; « Ce que Lawrence dit de Whitman, à quel point ça convient à Spinoza9 ». De qui d’autre accepterions-nous de pareilles formules ? Ou encore cette phrase, apparemment si désinvolte, de Mille plateaux : « Car Héliogabale, c’est Spinoza, Spinoza, Héliogabale ressuscité. Et les Tarahumaras, c’est de l’expérimentation, le peyotl, Spinoza, Héliogabale ont la même formule10... » Cette pensée par association est emblématique des rencontres que Deleuze (avec ou sans Guattari) affectionne, ces alliages inopinés, proches parfois des cadavres exquis surréalistes. On connaît ce thème qui lui est familier : non pas l’histoire de la philosophie, mais la géographie, la cartographie des relations. Ceci est comme cela... devient comme cet autre... Et par exemple, il importe de penser ensemble « la ressemblance de Bacon avec Kafka11 », le corps s’échappant par la cuvette du lavabo chez Bacon et le trou dans la cloison chez Conrad, et le cylindre du Dépeupleur chez Beckett, et le corps contracté chez Burroughs et le miroir de Bacon qui n’est pas celui de Lewis Carroll, etc.

 

D’où son inclinaison pour les structures par analogies symétriques du type « de même que... de même » ; ainsi : « De même que l’image apparaît à celui qui la fait comme une ritournelle visuelle ou sonore, l’espace apparaît à celui qui le parcourt comme une ritournelle motrice12... » Pour ne rien dire de son inlassable usage des constructions par renvois et parallélismes au rythme quasi poétique, qui souvent obligent le lecteur à une patiente relecture des phrases ; ceci, par exemple : « Mais les choses sont des interactions, et les corps, des communications. Les états de choses renvoient aux coordonnées géométriques de systèmes supposés clos, les corps, aux coordonnées informatiques de systèmes séparés, non liés13. »

 

Cette pensée analogique, il la nomme expérimentation d’agencement d’idées, logique du « et » plutôt que du « est ». L’empirisme, selon lui, n’a jamais eu d’autre secret, et il aime chez Hume ces questions insolites et subtiles, cette surprenante association des idées, en rapport fondamental avec le Dehors, « monde où la conjonction “et” détrône l’intériorité du verbe “est”, monde d’Arlequin, de bigarrures et de fragments non totalisables où l’on communique par relations extérieures14 ». Il évoque un « et » créateur, qui fait filer la langue, lui imprime la vitesse de survol – poétique et logique – des rencontres fortuites, si proche parfois de la litanie des « beau comme... » chez Lautréamont (« ... la rencontre fortuite sur une table de dissection... », on connaît la suite). Ainsi, à propos de Bacon : « Les parapluies [...] sont l’analogue du lavabo. [...] cette pointe de fuite fonctionnant comme organe-prothèse. [...] Au besoin la tête se fend d’une grande crevasse triangulaire, qui va se reproduire des deux côtés, et la disperser dans tout le miroir, comme un bloc de graisse dans une soupe15. » Cependant, souligne Deleuze après Hume, si le fond de l’esprit est un délire « qui assure la fusion de n’importe quoi », toute la question est celle de la crédibilité des associations proposées16. Qu’est-ce que croire ? Question fondamentale de Deleuze, sur laquelle on reviendra.

 

On pourrait objecter que la phrase de Deleuze est au contraire profondément assertive, que ce qui domine chez lui est bien souvent le « est » d’énonciations posées sur un mode purement déclaratif. C’est ainsi, voilà tout ; il suffit de distinguer clairement... voyez, c’est très simple. Incomparable clarté deleuzienne, et qui souvent force l’admiration. Il parle de la lumière et des signes chez Spinoza comme s’il décrivait un tableau de Bacon, avec la même simplicité limpide : « Les effets ou les signes sont des ombres qui se jouent à la surface des corps, toujours entre deux corps. L’ombre est toujours en bordure. C’est toujours un corps qui fait de l’ombre à un autre. Aussi connaissons-nous les corps par leur ombre sur nous, et c’est par notre ombre que nous connaissons, nous-mêmes et notre corps. Les signes sont des effets de lumière dans un espace rempli de choses qui se choquent au hasard17. »

 

Parfois aussi l’assertion s’affirme comme joyeusement péremptoire et polémique. Ainsi ses piques contre la littérature française, opposée à la littérature anglo-américaine, qui évoquent plus d’une fois les aphorismes de Nietzsche contre la bêtise allemande. Par exemple : « le moi des Anglo-saxons, toujours éclaté, fragmentaire, relatif, s’oppose au Je substantiel, total et solipsiste des Européens18. » Ou encore, ses remarques sur la façon opposée dont les langues anglaise et allemande composent les mots : « l’allemand est hanté du primat de l’être, de la nostalgie de l’être, et fait tendre vers lui toutes les conjonctions dont il se sert pour fabriquer un mot composé : culte du Grund, de l’arbre et des racines, et du Dedans. Au contraire l’anglais fait des mots composés dont le seul lien est un ET sous-entendu, rapport avec le Dehors, [...] rhizome. Blue-eyed boy : un garçon, du bleu et des yeux – un agencement19. » On voit bien pourtant la différence entre : « Héliogabale, c’est Spinoza » et le « est » de la récognition : « c’est une table, c’est une pomme ; c’est le morceau de cire, bonjour Théétète20 ». À l’inverse des retrouvailles de la recognition, le « est » deleuzien est une trouvaille, une création. Veut-on encore quelques exemples de ces sentences définitionnelles ? « Le télégramme est une vitesse d’événements » ; « Les vraies propositions sont des petites annonces » ; « tout événement est un brouillard de gouttes21 ». Si le « est » deleuzien est sous-tendu par un « et » paradoxal qui subsiste en deçà de ce qu’il définit, c’est que sa puissance d’affirmation ne se réduit pas à la conscience ou au sens commun ; encore faut-il être capable d’associer des disparates...

La langue III sera donc celle des agencements et des relations, des glissements et plissements. Contre le principe cartésien du « clair et distinct », Deleuze retrouve la logique des idées leibniziennes : une idée peut être confuse en tant que claire, distincte et obscure, comme le murmure de la mer que décrit Leibniz (tantôt domine l’aperception du bruit d’ensemble, tantôt celle des petites perceptions composant le bruit). Le distinct-obscur est l’ivresse, l’Idée dionysiaque. Et peut-être, souligne Deleuze, « faut-il Apollon, le penseur clair-confus, pour penser les Idées de Dionysos. Mais jamais les deux ne se réunissent pour reconstituer une lumière naturelle. Ils composent plutôt deux langues chiffrées dans le langage philosophique, et pour l’exercice divergent des facultés : le disparate du style22 ». Ainsi en est-il de cette langue III, langue qui agence le dispars et les disjonctions, langue de la discordance, qui se rit du « libre accord des facultés entre elles » dans la finalité esthétique kantienne.

 

Il arrive en effet que les dissociations opérées dessinent des couples qui risquent le pur affrontement dualiste : Aiôn contre Chronos, corps morcelé contre corps sans organes, mot-passion contre mot-action, virtuel contre possible, surface contre profondeur, humour masochiste contre ironie sadique... On ne rappellera pas la détestation bien connue de Deleuze envers la dialectique hégélienne23 ou sa proclamation d’un « anti-hégélianisme généralisé » dans son avant-propos à Différence et répétition en 1969. À la dialectique hégélienne (l’art des processus médiatisés), il substitue la dialectique des anciens stoïciens (l’art des conjugaisons paradoxales). L’essentiel est alors dans la logique du pli que promeut Deleuze, celle des zones d’indistinction et d’échanges où l’un passe dans l’autre, où la profondeur remonte à la surface, où – comme chez Foucault –, le dedans tout entier « co-présent à l’espace du dehors sur la ligne du pli » se constitue « par le plissement du dehors24 ». Plissements, glissements mettent en mouvement la langue III : loin de fonctionner selon une structure systémique rigide, elle opère par variations et combinaisons, zones de recouvrement et d’indécision, là où le clair ne se sépare plus de l’obscur, où les contours s’effacent ou se mettent à trembler. Ainsi en art, ces zones d’indétermination où « le matériau passe dans la sensation25 ». Il ne s’agit donc pas d’un système clos, mais d’une composition mouvante, agitée d’événements, ou de cette mise en variation continue de la matière qu’il décèle dans le pli baroque. L’agencement est en extension, un peu comme les passions chez Hume, que l’imagination étire infiniment et projette au-delà de leurs limites naturelles. L’agencement est la marque stylistique de Deleuze : il invente une logique mobile faite de termes hétérogènes qui fonctionnent ensemble, non par filiation mais par alliages. Contre la syntaxe hiérarchisée et subordinative, il invente la vitesse des compositions par rencontres et recouvrements.

 

Ce que Deleuze nomme le devenir, c’est précisément ce glissement de l’un incessamment recouvert par l’autre, mais qui continue à « subvenir » et à « subsister » sous l’autre. Ce syntagme essentiel (« qui subsiste et insiste »), nous le retrouverons. Tant il est vrai que la langue de Deleuze, aussi limpide soit-elle, incline vers un « nouveau type de langage ésotérique » qu’il appelle aussi de ses vœux. C’est toute son œuvre philosophique alors, qui peut se lire comme un art de la composition par agencements complexes, d’un livre à l’autre, entre répétition et différence, avec ou sans Guattari (même quand il est seul à signer, il sait qu’on n’est jamais seul pour penser ou écrire).

 

Prenons deux exemples très simples (comme dirait Deleuze) de ces opérateurs logiques de glissements et de plissements dans la langue III. D’abord celui de l’usage singulier et légèrement distordu qu’il fait de certaines prépositions. Une préposition, comme l’on sait, est une partie du discours qui, placée devant un élément à valeur nominale, le lie en le subordonnant à un autre élément26. Deleuze brise cette logique de la subordination, de la dépendance étroite, en l’ouvrant à d’autres agencements. Ainsi, crier à, devenir avec, passer dans..., sur le modèle de cette locution empruntée à K.P. Moritz et qu’il cite plusieurs fois : « Quel homme [...] n’a pas senti ce moment extrême où il n’était rien qu’une bête et devenait responsable, non pas des veaux qui meurent mais devant les veaux qui meurent » (Francis Bacon, p. 21 ; Mille plateaux, p. 294 ; Qu’est-ce que la philosophie ? p. 103). Par exemple, ceci :

– À propos du cri d’Innocent X chez Bacon : « On l’exprime dans la formule “crier à...” Non pas devant..., ni de..., mis crier à la mort, etc. pour suggérer cet accouplement de forces » (Francis Bacon, p. 41).

– « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant » (Qu’est-ce que la philosophie ? p. 160 ; je souligne) ; ou, plus loin, à propos de l’artiste inventeur d’affects : « il nous fait devenir avec eux, il nous prend dans le composé » (ibid., p. 166).

– « C’est Mrs Dalloway qui perçoit la ville, mais parce qu’elle est passée dans la ville, comme “une lame à travers toutes choses” » (ibid., p. 160 ; je souligne).

 

Second exemple, cet usage subtilement équivoque de certains termes simples sur lesquels joue le glissement des séries. Ainsi trahir, fuir, s’échapper, contracter... Équivoques qu’on pourrait croire issues de sa lecture de Proust, mais qui signent plus vraisemblablement l’attention de Deleuze – indissociablement romanesque et conceptuelle – à la duplicité de la langue. Ainsi, par exemple : « il n’y a de vérité que trahie, c’est-à-dire à la fois livrée par l’ennemi et révélée par profils ou par morceaux27. » Ou bien, chez Bacon, il s’agit de défaire le visage (le désorganiser, fait surgir la tête sous le visage) mais la viande est aussi « l’épaisse pluie charnelle entourant la tête qui défait son visage sous le parapluie28 » ; alors le visage est aussi défait par la pluie comme on l’est par l’émotion. De même encore chez Bacon la descente littérale de la chair sur les os évoque une symbolique descente de croix ; l’évanouissement du corps est indissociablement perte de conscience hystérique et effacement, disparition progressive ; si enfin le corps s’échappe par la bouche, c’est à la fois qu’il s’enfuit et qu’il fuit, s’écoulant au-dehors29.

 

Tout lecteur de Deleuze ressemble au jeune Marcel de La Recherche : il apprend à « être sensible aux signes », à appréhender et recevoir les signes émis par le texte, à repérer peu à peu, dans l’ensemble glissant de leur composition, l’imperceptible insistance d’accords discordants. Car si le texte, pour Deleuze, est bien un corps, de quel corps s’agit-il ? « Il n’existe pas de choses ni d’esprits, il n’y a que des corps : corps astraux, corps végétaux... », écrit-il. « La biologie aurait raison, si elle savait que les corps en eux-mêmes sont déjà langage. Les linguistes auraient raison s’ils savaient que le langage est toujours celui des corps. [...] On ne s’étonnera pas que l’hystérique fasse parler son corps30. » On retrouvera le corps hystérique à propos de Bacon, mais précisément : c’est la peinture qui est hystérique pour Deleuze, et non le peintre.

Quel corps ?

Posons donc la question, avec sans doute quelque brutalité : y a-t-il, chez Deleuze, un déni ou une dénégation du corps, du corps propre, personnel-individuel, celui que chacun croit pouvoir dire le sien ? Certes, comme l’on sait, les corps sont chez lui omniprésents, qu’il s’agisse de l’ensemble inorganique des molécules en physique, du corps euclidien de la géométrie, du corps du jugement chez Kafka, ou de ce qui agit et pâtit, chez les stoïciens, comme chez Spinoza. Deleuze en effet n’est pas loin, quand il établit la cartographie des corps, d’affirmer avec Spinoza : « Un corps peut être n’importe quoi, ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, une collectivité31. » Il y a donc du corps, il y a des corps, mais qu’en est-il de mon corps ? Est-ce tout à fait par hasard s’il prête à Leibniz ce qu’il nomme un « suspens berkeleyen », semblant lui-même ne pas le rejeter tout à fait : « rien ne nous autorise à conclure à l’existence d’un corps qui serait le nôtre32 » ? Il se peut en effet que le leitmotiv deleuzien du « corps sans organes » ou des « effets incorporels », emprunté pour le premier à Antonin Artaud, pour le second au stoïcisme antique, soit aussi à lire comme déni d’une réalité proprement invivable (non plus au sens deleuzien que nous rappelions plus haut – ce qui excède la vie –, mais au sens plus prosaïquement ordinaire ou douloureux d’insupportable).

 

Prenons quelques exemples, qu’on aurait tort de réduire à de simples données superficielles ou anecdotiques (on connaît d’ailleurs l’éloge de la surface chez Deleuze). Pour parler de son rapport si singulier au corps, on aurait pu évoquer (horresco referens, tant le sujet est tabou) ses ongles si étranges, longs et recourbés. On sait ce qu’il en dit ou refuse d’en dire, reprochant à Michel Cressole d’aborder le sujet (« de tous mes amis, aucun n’a jamais remarqué mes ongles, les trouvant tout à fait naturels, plantés là au hasard comme par le vent qui apporte des graines et qui ne fait parler personne33 »). Thème auquel visiblement il ne faut pas toucher. Comme le souligne René Schérer, Deleuze « a horreur de parler de lui-même, rejette toute allusion à sa propre biographie (ou alors avec un sourire gêné, avec humour, en effleurant, en éludant)34 ». À Cressole, et parmi d’autres explications ostensiblement fantaisistes coupant court à toute interprétation intrusive (ma mère me les coupait ; c’est lié à l’Œdipe et à la castration...), il avance un autre motif, celui d’une hypersensibilité tactile qui proscrit tout toucher direct : « toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m’est une douleur nerveuse qui exige la protection d’ongles longs ». Il serait trop simple (honteusement, grossièrement « psychanalytique »), de gloser sur cette enveloppe corporelle hypersensible, cette fragilité alléguée, – fictive ou non –, de la relier, ne fût-ce qu’allusivement, à ce postulat essentiel de sa philosophie : il y a un monde d’hypersensibilités pré-individuelles rythmant un corps indéfini, en deçà ou au-delà du mien, et dans lequel je suis comme inscrit – un corps idéalisé, traversé d’affects et de percepts, un corps vibrant et tactile. Le toucher m’est insupportable ; la sensibilité essentielle est tout autre. Remarquons-le, sans insister.

 

Deleuze a dit un jour que s’il trouvait ses premiers livres encore trop universitaires, il aimait dans Différence et répétition les pages sur la fatigue ou la contemplation parce qu’elles étaient « du vécu vivant35 ». Il y décrit la « sensibilité vitale première » qui nous traverse, ce monde des synthèses passives qui détermine notre habitude de vivre, notre attente que « cela » continue ainsi, une contraction après l’autre. Nous sommes, dit-il, cette passivité constituante qui peut s’affaisser en fatigue (lorsque l’âme ne peut plus contracter), comme elle peut aussi s’élever en contemplation : « Nous sommes de l’eau, de la terre, de la lumière et de l’air contractés, non seulement avant de les connaître ou de les représenter, mais avant de les sentir. Tout organisme est, dans ses éléments réceptifs et perceptifs, mais aussi dans ses viscères, une somme de contractions, de rétentions et d’attentes36. »

 

Il évoque donc un rythme de contractions passives, dans ses éléments réceptifs et perceptifs, qui enracine en quelque sorte le corps dans cette passivité constituante qui forme le vivant. À ce niveau où se situe Deleuze, le corps est un champ d’expérience affranchi de la tutelle d’un sujet, un milieu réceptif sans contours qui ne se distingue qu’à peine des autres éléments organiques non humains qui constituent la vie. On trouve constamment chez Deleuze l’affirmation d’une vie organique et anorganique fondamentale, transhumaine, à laquelle nous appartenons, sans hiérarchie, ni distinction particulière. Nous faisons partie de cette vaste vie organique où l’humain et le non humain ne sont pas différenciés. C’est cela qu’il entend par cette « passivité constitutive des corps » qui s’oppose à la maîtrise active du sujet conscient humain : un fonds commun d’appartenance du corps (en tant qu’indéfini) à un flux de vitalité indifférenciée, qui dépasse l’humain.

 

Cette « contemplation contractante » qui constitue l’organisme renvoie donc à ce « système du moi dissous » dont il retrouve la parenté dans les « sujets larvaires » de Samuel Beckett. Dans tous ses romans, souligne-t-il, Beckett a décrit l’inventaire des propriétés auquel se livrent des sujets larvaires : « la série des cailloux de Molloy, des biscuits de Murphy, des propriétés de Malone – il s’agit toujours de soutirer une petite différence » ; et il ajoute ceci : « Sans doute est-ce une des intentions les plus profondes du “nouveau roman” que de rejoindre, en deçà de la synthèse active, le domaine des synthèses passives qui nous constituent, modifications, tropismes et petites propriétés37. » Pour illustrer ce que suggère Deleuze, on pourrait évoquer les premiers « tropismes » que Nathalie Sarraute commence à écrire en 1932. Héritière revendiquée de James Joyce et de Virginia Woolf (Ulysse date de 1921, Mrs Dalloway de 1925), elle explore à son tour l’univers des flux corporels et psychiques. Ce mot de « tropisme », elle l’emprunte à la biologie, au sens d’un mouvement d’approche ou de recul (chez les insectes), d’une réaction d’orientation (chez les végétaux par exemple) en fonction d’un agent d’ordre chimique ou d’une excitation extérieure comme la lumière ou la chaleur. Dans la préface à L’Ère du soupçon en 1956, elle explique ceci : « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence [...]38. » Elle précise un peu plus loin que ces micromouvements se développent et s’évanouissent en nous avec une extrême rapidité, produisant souvent des sensations très intenses mais brèves ; ce sont précisément ces sensations qu’il s’agit de faire éprouver au lecteur. Et elle ajoute : « les tropismes ont continué à être la substance vivante de tous mes livres. »

De quoi s’agit-il plus précisément chez elle ? De ce qui vit et grouille en deçà de l’expérience humaine, ces mouvements imperceptibles et quasi instinctifs d’expansion et de rétractation des corps, ces perceptions infimes qui agitent la substance physique et psychique des organismes. Dans la préface qu’il donna à son roman Portrait d’un inconnu en 1947, Jean-Paul Sartre écrivait ceci : « Nathalie Sarraute a une vision protoplasmique de notre univers intérieur : ôtez la pierre du lieu commun, vous trouverez des coulées, des baves, des mucus, des mouvements hésitants, amiboïdes. Son vocabulaire est d’une richesse incomparable pour suggérer les lentes reptations centrifuges de ces élixirs visqueux et vivants39. » Sartre lit sans aucun doute dans ces infra-mouvements amiboïdes ses propres dégoûts nauséeux mais il saisit avec une particulière acuité ce monde de contractions et dilatations qui chez Sarraute défait la particularité des individus, dissout les limites de leurs corps et de leurs psychismes dans une sensibilité vitale qui les traverse.

 

Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari analysent l’existence chez elle de deux plans d’écriture : l’un, classique, qui organise les formes et motifs, l’autre qui « libère les particules d’une matière anonyme, les fait communiquer à travers “l’enveloppe” des formes et des sujets, et ne retient entre ces particules que des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, d’affects flottants ». Et, de même remarquent-ils, dans L’Ère du soupçon, Sarraute montre clairement comment Proust, l’une de ses références majeures, reste partagé entre les deux plans : il extrait de ses personnages « les parcelles infimes d’une matière impalpable » tout en recollant ces particules en la forme cohérente de personnages40. Perception fine, écoute quasi rhizomatique de ces micro-phénomènes sensoriels de contractions et de dilatations chez Sarraute qui n’est pas très loin, on le voit, des flux deleuziens de vitalité indifférenciée.

 

Cette immanence absolue, cette contemplation de la synthèse passive, c’est cela donc que Deleuze appelle une vie, un corps. Certes, encore une fois, mais mon corps ?

 

On connaît son éloge de l’anorexie, dans les Dialogues. L’anorexique, écrit-il, cherche à se faire un corps sans organes. Pour lui ou elle, l’aliment « est plein de larves et de poisons, vers et bactéries, essentiellement impurs, d’où la nécessité d’en extraire des particules ou d’en recracher41 ». L’anorexique capte des particules alimentaires, agence des flux. Il ne s’agit pas d’un refus du corps, précise Deleuze, mais d’un refus de l’organisme. Il fait de l’anorexique le même portrait que du schizo dans L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux : corps peuplé d’intensités, litanie des disjonctions, flux d’énergies, brouillage des codes, rébellion politique. Deleuze refuse de croire à la théorie freudienne de la pulsion de mort ; il préfère parler d’instinct de mort, instance transcendantale et silencieuse de Thanatos, le sans-fond42 et son effet incorporel, à la surface des corps : la fêlure silencieuse. Ce déni des limites corporelles dans l’anorexie, ce rejet d’une emprise intolérable de l’organique, cette toute-puissance fantasmée d’un corps aérien et quasi incorporel, à son tour il les dénie ou feint de les ignorer : il fait de l’anorexique un artiste, un révolté, un passionné des signes. Il n’est pas loin de faire du déni du corps propre la condition même de la vie et de la création. Comme chez le schizo pourtant, l’agencement anorexique, peut un jour « dérailler », concède-t-il, devenir autodestructeur et mortifère. Toute la question est là pour Deleuze, et on y reviendra : comment éviter que la fêlure incorporelle ne s’enkyste dans la chair ?

 

Lui-même, dans l’Abécédaire, ses entretiens avec Claire Parnet, diffusés à sa demande expresse à titre posthume, évoque avec humour ses propres dégoûts alimentaires. Juste après la lettre « L comme littérature », il parle de son rapport à la nourriture : « manger, ça ne m’a jamais intéressé ; ça m’ennuie à périr... » Manger avec quelqu’un, en revanche, ajoute-t-il, « ça ne transforme pas la nourriture, mais ça permet de supporter de manger ». Il explique qu’il y a tout de même trois aliments, qui lui paraissent « sublimes », alors même qu’ils provoquent « un dégoût universel ». Ces trois choses « proprement dégoûtantes », ce sont : la langue, la cervelle et la moelle. « Après tout, ajoute-t-il en riant, je supporte bien le fromage des autres alors que ce goût me paraît à peu près du même type que le cannibalisme ; c’est pareil ; une horreur absolue. » Renversement paradoxal et humoristique, là encore : il assimile la consommation de fromage à du cannibalisme et, nouveau Léopold Bloom, il se délecte à l’idée de dévorer l’intérieur des corps43. Il ajoute d’ailleurs, prolongeant avec gourmandise le plaisant paradoxe qu’il défend : ces trois choses « sublimes », c’est « une espèce de Trinité ». La cervelle, c’est Dieu ; la moelle, c’est le Fils, et la langue c’est le Saint-Esprit. Peu importe ici les explications sciemment extravagantes qu’il donne de ces équivalences et dont la bizarrerie l’amuse visiblement. Ici encore, toute interprétation psychanalytique en termes de renversement hystérique du dégoût en « fête », comme il dit, serait insuffisante. À peine peut-on suggérer une imperceptible fêlure qui maintient à distance les rituels sociaux des plaisirs de table et autres célébrations culinaires.

 

Ce thème de la fêlure revient régulièrement à partir de Logique du sens. Deleuze l’emprunte à Fitzgerald et à Malcom Lowry. Il la retrouve chez Zola, dans la fêlure cérébrale de Jacques Lantier, le héros de la Bête humaine. Cette imperceptible « crevasse de la pensée », Deleuze l’interprète comme le travail silencieux de l’instinct de mort. Sur la maladie, la souffrance, l’addiction alcoolique, l’insuffisance respiratoire qu’il ne nomme pas, il écrit des phrases d’une terrible beauté. Par exemple ceci :

« Si l’on demande pourquoi la santé ne suffirait pas, pourquoi la fêlure est souhaitable, c’est peut-être parce qu’on n’a jamais pensé que par elle et sur les bords, et que tout ce qui fut bon et grand dans l’humanité entre et sort par elle, chez des gens prompts à se détruire eux-mêmes, et que plutôt la mort que la santé qu’on nous propose44. »

Plus d’une fois, il redit ce qu’il aime chez des penseurs comme Lucrèce, Spinoza, Hume, Nietzsche ou Bergson : bien que de constitution fragile, affectés d’une « petite santé », ils sont pourtant traversés d’une vie insurmontable : « Ils ne procèdent que par puissance positive, et d’affirmation45. » Plutôt que de déni (du corps, de la maladie), il faudrait alors évoquer chez lui un processus de dénégation, à condition de préciser quel sens Deleuze confère à ce terme. Il ne s’embarrasse guère en effet des subtiles distinctions de traduction suggérées par Laplanche et Pontalis à propos des termes freudiens de déni (Verleugnung) et de dénégation (Verneinung)46. Pour les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse, le déni (de la réalité) rend compte spécifiquement du mécanisme à l’œuvre dans le fétichisme et les psychoses, au sens du refus de la perception d’un fait s’imposant dans le monde extérieur. De son côté, la dénégation suppose une admission intellectuelle du refoulé tandis que persiste l’essentiel du refoulement. Deleuze, dans sa Présentation de Sacher-Masoch, – sans doute son ouvrage le plus psychanalytique, encore très influencé par les théories jungiennes47 –, donne une définition très différente de la dénégation, qui ressortit selon lui, comme chez Spinoza ou Nietzsche, à une autre logique du négatif. La dénégation du masochiste ne consiste pas à nier ni à détruire, écrit-il, mais « à contester le bien-fondé de ce qui est, à affecter ce qui est d’une sorte de suspension, de neutralisation, propres à nous ouvrir, au-delà du donné, un nouvel horizon non donné48 ». La froideur de l’idéal masochiste, on l’a vu, il l’analyse comme dénégation de la sensualité, affirmation d’une sentimentalité « suprasensuelle », véritable « transmutation ». C’est assez dire qu’il interprète Masoch au prisme de la transmutation nietzschéenne des valeurs. Alors la dénégation se convertit en puissance d’affirmer et passe au service d’un « excédent de vie49 ».

Logique de l’incorporel

Les associations logiques (littéraires et philosophiques) de vocables auxquelles se livre Deleuze ne sont jamais aussi pénétrantes que lorsqu’on les suit, d’un livre à l’autre. Ainsi en est-il de ce mot de contrat autour duquel se concentre une part essentielle de son analyse du masochisme. Il y a, dit-il, dans le masochisme, un aspect juridique souvent inaperçu, celui de cette fonction contractuelle d’établissement d’une loi cruelle à laquelle il se soumet. Pourtant, ajoute-t-il, la culpabilité du masochiste par rapport à la loi diffère de celle du névrosé, clairement mise en évidence par Freud. Chez le névrosé au sens freudien, la conscience morale naît du renoncement ; plus le renoncement s’exerce avec rigueur, et plus la conscience morale est tyrannique. Humoristique retournement du masochiste : il tourne la loi en faisant du châtiment l’une des conditions du plaisir défendu – usage pervers et triomphant de la loi50. Alors, comme chez Hume, la société n’est plus pensée comme système de limitations légales et contractuelles (le « contrat social »), mais comme invention institutionnelle51. Le social humien est par définition créateur, l’homme est une « espèce inventive52 ». De même le contrat masochiste s’entend non pas comme convention, mais comme artifice et invention. On voit comment pour Deleuze la perversion rejoint la philosophie politique...

 

Comment Deleuze passe-t-il du contrat à la contraction ? Par association d’idées, croisement étymologique, emprunt au même Hume. Reprenant l’analyse de l’habitude chez Hume et Bergson, il en fait l’essence de l’âme contemplative (contraction et synthèse passive). « L’habitude dans son essence est contraction, souligne Deleuze. Le langage en témoigne, quand il parle de “contracter” une habitude et n’emploie le verbe contracter qu’avec un complément capable de constituer un habitus53. » C’est sur le défilé des sens du latin contrahere (« tirer ensemble ») qu’il joue ici : resserrer, réduire (une contraction), mais aussi établir des rapports étroits, conclure un accord (un contrat), répéter mécaniquement (une habitude). Et de même la contraction hystérique que Deleuze repère dans la peinture de Bacon obéit-elle au même modèle analogique ; elle lui permet d’évoquer ensemble, dans un étourdissant survol, les hystériques de la Salpêtrière, Beckett et Bacon, sans oublier dans une note furtive, l’hystérie présumée de Sartre et Flaubert. Suivons un instant, non pas la démonstration de Deleuze (il ne démontre ni n’argumente), mais la rapidité des assertions, des contagions conceptuelles et sonores qui imprègnent son texte et, littéralement, le font vivre. Il faut insister sur ce point essentiel : il ne s’agit pas (seulement) d’un éblouissant exercice de style ; ce qui se joue dans ces pages n’est rien moins qu’une autre définition du corps et de l’existence.

 

Francis Bacon, Logique de la sensation, chapitre « Hystérie », analyse de la série de tableaux « Trois études de dos d’homme ». Ce qui est peint, dit Deleuze, c’est « la réalité hystérique du corps » et, à nouveau, on retrouve les contractions qui cette fois animent les corps chez Bacon :

« Et d’abord les célèbres contractures et paralysies, les hyperesthésies ou les anesthésies, associées ou alternantes, tantôt fixes et tantôt migrantes, suivant le passage de l’onde nerveuse [...]. Ensuite les phénomènes de précipitation et de devancement, et au contraire de retard (hystérèsis), d’après-coup, suivant les oscillations de l’onde devançante ou retardée54 ».

Trois mots donc, à partir desquels Deleuze associe : l’hyperesthésie ou son contraire l’anesthésie (du grec aesthesis, la sensation), ces fameuses hypersensibilité ou insensibilité qu’on prêtait à l’hystérique ; l’hystérèsis (du grec usteresis, le retard), la persistance d’un phénomène quand cesse la cause qui l’a produit ; et enfin l’hystérie (du grec hustera, la matrice). Trois vocables apparemment sans liens (leurs étymologies diffèrent), autour desquels Deleuze fait tourner l’hystérie des corps peints chez Bacon. Et à son tour sa phrase, dans ses répétitions assonantes, ses sifflements allitératifs, fait vivre les contractures des ondes corporelles et picturales de la toile. Du corps peint au corps textuel, même effet d’hystérie ? Cette présence de la toile qui « agit directement sur le système nerveux », Deleuze la relie aux thèmes sartriens de l’excès d’existence (la racine de l’arbre dans La Nausée). Il aurait pu tout aussi bien, à propos de l’hystérèsis, évoquer la célèbre description sartrienne du visqueux dans L’Être et le Néant55, cet abject « empâtement de la liquidité » qui déforme à retard certaines substances semi-solides. Excès de présence des corps dans les tableaux de Bacon, dit Deleuze, persistance hystérique du sourire du modèle peint :

« Et qu’est-ce que le sourire hystérique, où est l’abomination, l’abjection de ce sourire ? La présence ou l’insistance. Présence interminable. Insistance du sourire au-delà du visage et sous le visage. Insistance d’un cri qui subsiste à la bouche, insistance d’un corps qui subsiste à l’organisme, insistance des organes transitoires qui subsistent aux organes qualifiés. Et l’identité d’un déjà-là et d’un toujours en retard, dans la présence excessive56. »

Le présent qui excède le tableau n’est donc plus un instant (un point), une instance57 (une catégorie), mais une insistance. Que veut dire exactement ce syntagme répété : « insistance... qui subsiste à » ? Étrange expression contractée (elle aussi) : « subsister à » ne se dit pas davantage que « crier à » ou « devenir avec ». La force du cri persiste donc au-delà de la représentation de la bouche, elle se substitue à elle, elle dure d’une vie qui s’élève au-delà des organes corporels et le sifflement des syllabes souligne cette persistante insistance. Que veut dire « subsister et insister » ?

 

Pour le comprendre, il faut faire un détour par la théorie des incorporels chez les anciens stoïciens. C’est dans Logique du sens que Deleuze évoque pour la première fois cette théorie des événements incorporels qui devait hanter toute son œuvre. La reconstitution de cette pensée stoïcienne, il la reprend à Émile Bréhier : pour les anciens stoïciens, le monde entier, avec son organisation, est un être vivant et « tout ce qui existe est corps58 », y compris l’âme et les souffles. « Tout est mélange de corps, traduit Deleuze, les corps se pénètrent, se forcent, s’empoisonnent, s’immiscent, se retirent, se renforcent ou se détruisent, comme le feu pénètre dans le fer et le porte au rouge, comme le mangeur dévore sa proie [...]. Tant de corps qui poussent dans le nôtre59... » Quel festin, ajoute-t-il, n’est pas anthropophagique60 ? (Nul besoin de rappeler les dégoûts alimentaires évoqués plus haut).

 

Au-delà des corps qui sont les seules réalités de ce qui agit et pâtit, les stoïciens durent pourtant, souligne Bréhier, concevoir une catégorie pour ces « néants d’existence » que sont pour eux l’« exprimable » (lekton), le vide, le lieu, le temps : ce furent les incorporels. Ils distinguèrent donc deux plans d’être : « d’une part, l’être profond et réel, la force ; d’autre part, le plan des faits, qui se jouent à la surface de l’être, et qui constituent une multiplicité sans lien et sans fin d’êtres incorporels61. » L’incorporel, tel que Deleuze l’interprète à son tour, est un attribut logique du sens, un effet, « un événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition62 ». Les incorporels ne sont pas des substantifs ou des adjectifs mais des verbes, des « infinitifs-devenirs sans sujet » qui contractent les résultats et les causes des actions et des passions : « Verdoyer indique une singularité-événement au voisinage de laquelle l’arbre se constitue ; ou pécher, au voisinage de laquelle Adam se constitue63. » Les incorporels sont donc aussi des effets des corps. Des événements s’élèvent des états de chose comme une fumée, ils jouent à la surface des corps, comme une vapeur dans la prairie, comme la brume fragile qui fait la beauté des paysages. Ces éléments incorporels impassibles, ces purs infinitifs, ils participent, dit Deleuze, d’un « extra-être qui entoure ce qui est » : « On ne peut pas dire qu’ils existent, mais plutôt qu’ils subsistent ou insistent, ayant ce minimum d’être qui convient à ce qui n’est pas une chose, entité non existante64. » Ce ne sont pas des existences, donc, mais des insistances.

 

L’idée de génie de Deleuze est d’avoir repensé cette hypothèse stoïcienne des incorporels dans sa propre logique du sens et de la sensation. Davantage encore : de cette théorie paradoxale et quasi poétique, il induit une anti-ontologie obstinée dont il fait une véritable éthique de vie.

Effets sans corps

Il va sans dire que le corps qu’il évoque dans le devenir sensible de l’art n’est pas celui de la phénoménologie : « L’hypothèse phénoménologique est peut-être insuffisante, parce qu’elle invoque seulement le corps vécu. Mais le corps vécu est encore peu de chose par rapport à une Puissance plus profonde et presque invivable65. » À la fois proche et distant de Merleau-Ponty, Deleuze tente de penser un autre concept de chair, une chair paradoxalement incorporelle et qui « monte », dit-il, « sous les plages de l’incarnat » ; une chair moins théologique aussi, très éloignée de ce « Carnisme » dont il accuse Merleau-Ponty et ses successeurs, subjugués selon lui par « le mystère de l’incarnation66 ». C’est ainsi qu’il faut entendre la fameuse distinction que Deleuze opère entre les perceptions ou les affections (qui relèvent du corps vécu) et les percepts et affects, ces êtres anorganiques, incorporels, ces « devenirs non-humains de l’homme » qui s’élèvent des corps. Ce sont ces entités non existantes, ces « blocs de sensations » qui insistent et persistent dans l’œuvre d’art, dans le style (la tension du langage tout entier vers le dehors), dans les événements conceptuels des philosophes. Leur temporalité n’est pas le temps de la mesure et du présent vécu (Chronos), qui « fixe les choses et les personnes, développe une forme et détermine un sujet » ; c’est « l’Aiôn illimité, l’Infinitif où ils subsistent et persistent67 ».

À côté du sensible dans le sens commun (celui des affections et perceptions), il y a donc un sensible transcendantal ou essentiel, qu’on ne peut saisir sous les tonalités affectives et sensitives ordinaires de notre quotidien. Soudain, quelque chose fait effraction et distord l’exercice conjoint des facultés comme dans les romans de Proust ou Kafka où les affects et percepts « donnent aux personnages et aux paysages des dimensions de géants, comme s’ils étaient gonflés par une vie à laquelle aucune perception vécue ne peut atteindre68 ». Les affects et percepts sont des incorporels. Mais de quel corps sont-ils les effets ?

 

L’artiste, l’écrivain, le philosophe, partagent ainsi – en un éclair déchirant d’intensité – ce qui se conserve d’éternité de vie dans le fragile événement incorporel. Et le spectateur, le lecteur, retraversant les mêmes affects, le partagent à leur tour. C’est dire que l’hypothèse deleuzienne ne concerne pas ici la banale survie idéalisée de l’auteur à travers son œuvre, mais cette vie insistante des affects, percepts et concepts excédant de leur force le vécu ordinaire, avec lesquels l’auteur (l’artiste, le philosophe, l’écrivain...) et nous-mêmes pouvons, un instant, coexister. Par exemple, dit Deleuze, la sensation qui se conserve dans le sourire d’huile ou le geste de terre cuite, l’acte de pensée qui se conserve dans les personnages conceptuels des philosophes. Cette éternité propre à l’instant dans la conception stoïcienne de l’Aiôn, Deleuze la rapproche de ce que Proust appelait, à la fin de la Recherche, « un peu de temps à l’état pur ».

« Le jeune homme sourira sur la toile autant que celle-ci durera. [...] Ce qui se conserve, la chose ou l’œuvre d’art, est un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects. Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d’un état de ceux qui les éprouvent ; les affects ne sont plus des sentiments ou affections, ils débordent la force de ceux qui passent par eux. Les sensations, percepts et affects, sont des êtres, qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu69. »

Au-delà des corps matériels, leurs effets incorporels vivent d’une vie qui n’est pas celle des êtres réels, disaient les Stoïciens ; ces « néants d’être » n’existent pas au sens plein du terme (seuls les corps existent) mais ils sont une forme de vie qui subsiste. Ils sont réels, corrige Deleuze, au sens de la réalité d’un virtuel non encore actualisé, au sens d’une intensité qui déborde ce que nous pensions être notre vivant éphémère, bordé de mort. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’insistance de Deleuze à différencier le possible (qui s’oppose au réel et ne peut se « réaliser » que comme produit après-coup, à l’image de ce qui lui ressemble, ou par limitation d’une possibilité préexistante) et le virtuel (qui possède une pleine réalité par lui-même, et qui s’actualise par différenciation comme véritable création). « On aurait tort de ne voir ici qu’une simple dispute de mots, précise-t-il : il s’agit de l’existence elle-même70. » Seuls les organismes meurent, soutient Deleuze ; la vie, elle, ne meurt pas. De quoi s’agit-il finalement ? D’accéder, par l’art, l’écriture, la philosophie, à cette insistance fragile qui, paradoxalement, déborde la vie – davantage encore, qui fait de cet entrelacs fondamental de vie et de mort le fond latent d’une création souterraine ininterrompue outrepassant les limites des corps humains.

 

Ouvrons une dernière parenthèse, essentielle pour saisir ce que Deleuze entend finalement par ce flux qu’il nomme « une vie », inscrit dans un « champ transcendantal71 », autrement dit une pure immanence, « pur courant de conscience a-subjectif, conscience pré-réflexive impersonnelle, durée qualitative de la conscience sans moi72 ». Deleuze – on ne s’en étonnera pas – est secrètement proche ici de ce que suggère aussi Antonin Artaud : la vie biologique n’est que la stase, la retombée d’une puissance infinie, antérieure à toute séparation entre vie et mort. « Ce qui veut dire, écrit Artaud à Marthe Robert, que la vie et la mort sont à reprendre sur d’autres bases [...] La mort est une énergie intrinsèque, un état qui fait crouler l’être qui l’a atteint. La vie n’est pas une énergie mais cette perte d’énergie qui un jour voulut s’établir à la place de la mort qui passait73. » C’est la même question qui déjà hantait la Présentation de Sacher-Masoch, où Deleuze rend hommage à ces « textes de génie » que Freud consacre à la pulsion de mort. Ce qu’explore Deleuze inlassablement, c’est le rapport essentiel qu’il décèle (qu’il vit) entre création et instinct de mort. Son œuvre tout entière illumine ainsi d’un éclat singulier cette hantise de la pensée (ou de l’impensé) du XXe siècle, celle de la violente intrication des pulsions de mort et de vie, gisant au cœur même de toute création artistique, littéraire, philosophique, scientifique.

 

Le pari de Deleuze dans sa rencontre avec Freud à l’époque de Sacher-Masoch pourrait se formuler ainsi : cette puissance infinie qu’évoque Freud, cette force indestructible qui pousse vers un retour à l’anorganique, ne serait-ce pas là que gisent aussi les formidables puissances de la création ? Ne faudrait-il pas prendre au sérieux cette spéculation de Freud qui conclut son essai, Au-delà du principe de plaisir, spéculation proprement paradoxale, voire scandaleuse et qui soulève encore tant de malaise chez les psychanalystes ? Elle est la suivante, on s’en souvient : « Or, il semble précisément que le principe de plaisir soit au service des instincts de mort. » Freud s’arrête là, un peu interdit, dit Deleuze, face à une hypothèse aussi vertigineuse (un concept « trop grand » pour nous ?), et s’en remet aux poètes à la fin de son texte, en attendant que la science éclaire cette hypothèse. La vie, suggère en effet Freud, est une force de perturbation qui a réveillé la matière inanimée, et Deleuze cite longuement son analyse. « Si nous admettons comme un fait expérimental ne souffrant aucune exception, écrit Freud, que tout ce qui vit, retourne à l’état inorganique, meurt pour des raisons internes, nous pouvons dire : la fin vers laquelle tend toute vie est la mort ; et inversement : le non vivant est antérieur au vivant74. » Dans le sadisme, comme dans le masochisme, la question la plus fondamentale, finalement, n’est pas celle de la douleur, traduit Deleuze : c’est celle d’une « resexualisation de Thanatos75 ». Si le masochiste est un artiste, plus largement, l’art est une érotisation de l’instinct de mort.

 

Ceci revient à dire, en termes deleuziens, qu’il ne faut pas mettre sur le même plan, la mort empirique (phénomène dans la réalité) et cette puissance transcendantale qu’est l’instinct de mort – transcendantal, encore une fois, au sens où l’emploie Deleuze : non pas saisie des objets hors du monde (Dieu, les Idées), mais transport de l’expérience à sa limite, au-delà de ce qu’on peut en saisir du point de vue du sens commun. C’est en ce sens que créer, penser, est dangereux ; il faut y affronter ces forces de destruction terribles, non humaines, qui nous dépassent. À son corps défendant peut-être, Deleuze n’est pas loin ici du concept lacanien de jouissance. La jouissance, on le sait, n’est pas le plaisir. Lacan reprend l’idée freudienne que le principe de plaisir est une limitation du plaisir, en ce qu’il impose de jouir le moins possible (c’est un « moindre-pâtir »). Au-delà, il est un degré de plaisir que le sujet ne peut pas supporter et ce plaisir pénible, douloureux, c’est cela précisément que Lacan appelle la jouissance. Autrement dit, la jouissance est intriquée à la souffrance76. La pulsion de mort au sens lacanien, c’est ce désir constant de dépasser les limites fixées par le principe de plaisir afin de rejoindre ce qu’il appelle la Chose, l’Autre primordial, l’objet à jamais perdu des désirs incestueux – cet autre visage de la Mort.

 

L’incorporel pour Deleuze est aussi l’un des visages de la mort. C’est cela qu’il faut rejoindre, c’est avec cela, paradoxalement, qu’il faut faire corps. « La fin, la finalité d’écrire ? » demande Deleuze : « devenir-imperceptible77 ». Entendons : devenir-incorporel, et par là toucher ici-bas l’insistance souterraine de l’éternel. S’évanouir comme le chat du Cheshire chez Carroll, comme le sourire qui efface chez Bacon les contours des corps. Devenir une ombre de son vivant, insister d’une vie légère sans individualité, sans incarnation dans une personne ou un moi, loin du pathétique et dérisoire narcissisme des « auteurs » et « penseurs » médiatiques.

 

On comprend mieux alors pourquoi la fêlure silencieuse, cette frontière incorporelle à la surface des corps, est à la fois désirable et dangereuse. Il faut, dit Deleuze, lui laisser la chance de survoler son « champ de surface incorporel », il faut maintenir son insistance « tout en se gardant de la faire exister, de l’incarner dans la profondeur du corps » au risque qu’elle s’enkyste et devienne destructrice... Éviter aussi le risque (phobique) inverse, celui du « penseur abstrait » qui, de loin, « donne des conseils de sagesse et de distinction ». Nul mieux que Deleuze n’a tenté de penser au plus près le risque d’effondrement psychotique ou dépressif, l’autodestruction masochiste qui bordent le désir d’incorporel, ce rêve d’une vie éternelle libérée de toute transcendance divine. Il faut lire les pages déchirantes et superbes de Logique du sens (22e série) où Deleuze analyse l’alcoolisme comme effet incorporel, verbe tendu entre l’induration exaltée du présent et la douceur dépressive d’un passé composé déjà décomposé (« j’ai-bu »). D’où la nécessité de ce qu’il nomme la contre-effectuation : contre-effectuer l’événement c’est, dit-il, d’une formule qu’il emprunte à Blanchot, « dégager la part de l’événement que son accomplissement ne peut pas réaliser », accompagner « cet effet sans corps qui dépasse l’accomplissement, la part immaculée78 ». Fêlure de la surface, persistante fragilité du sens, « petite santé » du penseur et de l’écrivain, devenir-ombre, devenir-imperceptible plutôt qu’arrogante assurance narcissique, voilà ce qui donne à l’événement indéfini, à l’effet incorporel, la chance de survenir : légèreté de ce « minimum d’être » où se joue ce qui « insiste et persiste ». Tel est le secret, pour Deleuze, de cet instant d’éternité chez les stoïciens : son endurante fragilité.

 

La fêlure, c’est par là que la vie fuit, dans tous les sens du terme : s’échappe, déborde. Promesse d’excès de vie ou menace d’hémorragie sans fin ?

Croire au corps

Car il y a bien une plainte (légère, imperceptible) qui se fait jour de plus en plus, dans les textes de Deleuze, en dépit de l’affirmation réitérée de la joie, de la danse, de l’humour. Se pourrait-il que le corps, à force de fuir (à force qu’on le fuie), s’échappe, nous échappe ? Que, comme chez Antonin Artaud, la « force dissociatrice » qui désenchaînait les corps et les mots (celle de la langue I chez Deleuze) s’épuise (comme chez Beckett) et ne parvienne plus à relier suffisamment ? C’est le lien qui, brusquement, fait défaut, répète alors Deleuze. Sa réflexion sur le cinéma réitère la nécessité vitale d’inventer de nouvelles forces capables « de nous redonner le monde et le corps à partir de ce qui signifie leur absence79 ». Ce qui s’est rompu, dans le cinéma d’après-guerre, dit-il, c’est le lien sensori-moteur qui inscrivait les actions des corps dans le monde ; ce qui apparaît alors, c’est la montée de situations nouvelles auxquelles on ne peut plus réagir, « dans lesquelles le personnage ne sait comment répondre, des espaces désaffectés dans lesquels il cesse d’éprouver et d’agir » (IT, 356). Perte des liens, anesthésie des affects, rupture... Si c’est bien le lien entre l’homme et le monde qui se trouve rompu, « c’est ce lien qui doit redevenir objet de croyance : il est l’impossible qui ne peut être redonné que dans une foi. [...] Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend80 ».

 

Est-ce seulement de cinéma que parle ici Deleuze ? C’est la même question de la croyance au corps et au monde, de la croyance aux liens, qu’il reprend dans l’un de ses derniers ouvrages, Qu’est-ce que la philosophie ? Croire en ce monde serait devenu « notre tâche la plus difficile, ou la tâche d’un mode d’existence à découvrir sur notre plan d’immanence aujourd’hui81 ». La croyance qu’il évoque, il faut l’entendre au sens empiriste (et laïque) que lui donne Hume. Le credo deleuzien ? Une « conversion empiriste ». C’est Hume, répète Deleuze, qui a laïcisé la croyance, en faisant de la connaissance une croyance légitime. C’est la croyance, en effet, liée à l’imagination, qui nous fait affirmer qu’il existe des corps auxquels nos perceptions, nos impressions, correspondent (aucun argument philosophique ne peut démontrer l’existence des corps) ; croire en l’existence des corps, c’est non seulement leur conférer une existence continue, affirmer qu’ils existent même quand nous ne les percevons pas, mais c’est aussi affirmer le caractère infondé de la croyance. C’est une foi laïque, un pari quasi pascalien (au sens matérialiste et athée) que convoque finalement Deleuze : redonnez-nous le corps.

 

D’étranges mots peuplent les derniers textes de Deleuze : béatitude, « état céleste », « clapotement cosmique et universel82 »... Pur plan d’immanence, immensité du temps vide, éternité sans transcendance. « Il peut être lui-même malade, et mourir ; il sait que la mort n’est pas le but ni la fin, mais qu’il s’agit au contraire de passer sa vie à quelqu’un d’autre83. » Non plus banalement « passer sa vie » (l’endurer) ou simplement « passer » (mourir), ni même « passer dans » comme Mrs Dalloway, mais passer à... Dernier renversement paradoxal du corpus deleuzien : s’évanouir dans un corps d’écriture, un corps anorganique qui continuera, comme le sourire sur la toile de Bacon, à vivre sur la page et dans les textes tant que ceux-ci dureront ; pur effet incorporel, concepts qui subsistent et insistent.


1. Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 59-61.

2. Critique et clinique, op. cit., 1993, p. 14 ; également dans Qu’est-ce que la philosophie ?, avec Félix Guattari, op. cit., p. 161-163 ; « Reprise », p. 171-172.

3. Voir Proust et les signes, op. cit., p. 24 et p. 116 ; également dans Différence et répétition, op. cit., p. 181.

4. Ceci par exemple, directement inspiré d’Artaud, à propos du nouveau : « Et de quelles forces vient-il dans la pensée, de quelle mauvaise nature et de quelle mauvaise volonté centrales, de quel effondrement central qui dépouille la pensée de son “innéité”, et qui la traite à chaque fois comme quelque chose qui n’a pas toujours existé, mais qui commence, contrainte et forcée ? » (Différence et répétition, op. cit., p. 178 ; voir aussi p. 251-258.)

5. Dans un entretien aux Cahiers du cinéma, en 1983, Deleuze déclare : « j’ai essayé de faire un livre de logique, une logique du cinéma. » (Pourparlers, Minuit, 1990 ; « Reprise », 2003, p. 68.)

6. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 132 ; « Reprise », p. 139.

7. Voir les « trois langues » de Beckett, selon Deleuze, dans L’Épuisé.

8. L’Épuisé, in Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Minuit, 1992, p. 62.

9. Dialogues, op. cit., p. 77.

10. Mille plateaux, op. cit., p. 196.

11. Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., vol. 1, p. 16.

12. L’Épuisé, op. cit., p. 75.

13. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 117 ; « Reprise », p. 123.

14. L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. David Lapoujade, Minuit, 2002, p. 227-228.

15. Francis Bacon, op. cit., p. 17. Ou encore ceci, magnifique, à propos chez Bacon des os comme structure matérielle du corps, et de la chair comme matériau corporel de la Figure : « les os sont comme les agrès (carcasse) dont la chair est l’acrobate » (ibid., p. 20).

16. Sur l’associationnisme et la circonstance chez Hume, voir aussi Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 109-117. Voir également, sur la question des « relations » dans le pragmatisme, David Lapoujade, Fictions du pragmatisme. William et Henry James, Minuit, 2008 (en particulier, p. 7-20).

17. Critique et clinique, op. cit., p. 175.

18. Ibid., p. 76.

19. Dialogues, op. cit., p. 73. Les mots-composés de Deleuze sont de tels agencements : le devenir-animal, le rapport tête-viande, la Figure-tête, l’esprit-chien...

20. Différence et répétition, op. cit., p. 176.

21. Dialogues, op. cit., p. 78-79.

22. Différence et répétition, op. cit., p. 276.

23. Détestation qui, comme le soulignent certains commentateurs de Nietzsche, lui fit ainsi rejeter en bloc toute idée d’un héritage hégélien chez Nietzsche. Voir les mises au point éclairantes de Jean Granier, in Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Le Seuil, 1966 (en particulier, « Nietzsche et la dialectique hégélienne », p. 43-53).

24. Foucault, Minuit, 1986, p. 126-127.

25. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 164 ; « Reprise », p. 174.

26. Voir Le Trésor de la Langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/. On y trouve cette précision : « Les prépositions, comme les conjonctions, n’assument pas de fonction. Elles ne jouent dans la phrase qu’un rôle de struments, pour reprendre le mot de Damourette et Pichon (lat. struo. « je construis, j’édifie »), c’est-à-dire qu’elles explicitent le rapport syntaxique de deux termes qui, eux, assument une fonction.

27. Proust et les signes, op. cit., p. 135.

28. Francis Bacon, op. cit., p. 21-22.

29. « Partir, c’est s’évader, c’est tracer une ligne. [...] C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau » (Dialogues, op. cit., 47).

30. Proust et les signes, op. cit., p. 112-113.

31. Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 171.

32. Le Pli. Leibniz et le baroque, op. cit., p. 126.

33. « Lettre à Michel Cressole », in Michel Cressole, Deleuze, Éditions Universitaires, « Psychothèque », 1973, p. 109-110 ; repris sous le titre « Lettre à un critique sévère », dans Pourparlers, op. cit., p. 13-14.

34. René Schérer, « L’impersonnel », in Gilles Deleuze : immanence et vie, P.U.F., 1998, p. 70.

35. « Lettre à Michel Cressole », op. cit., p. 16.

36. Différence et répétition, op. cit., p. 99.

37. Ibid., p. 107-108.

38. Nathalie Sarraute, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Jean-Yves Tadié, 1996, p. 1553-1554.

39. Ibid., p. 38.

40. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 327.

41. Dialogues, op. cit., p. 132-133.

42. Voir Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 96-105. Également, Logique du sens, op. cit., p. 378.

43. « Monsieur Léopold Bloom se nourrissait avec délectation des organes internes des mammifères et des oiseaux. [...] Par-dessus tout il aimait les rognons de mouton au gril qui flattaient ses papilles gustatives d’une belle saveur au léger parfum d’urine. », James Joyce, Ulysse, op. cit., p. 54.

44. Logique du sens, op. cit., p. 188 ; je souligne.

45. Dialogues, op. cit., p. 22.

46. Le Vocabulaire de la psychanalyse, établi par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, sous la direction de Daniel Lagache, paraît aux P.U.F. en 1967, la même année que Présentation de Sacher-Masoch. Il est peu probable que Deleuze l’ait lu.

47. À propos de l’influence de Jung sur le premier Deleuze, voir l’article très éclairant de Christian Kerslake, « Insectes et inceste. Bergson et Jung chez Deleuze », Multitudes, no 25, été 2006.

48. Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 28 ; je souligne.

49. Sur tout ceci, voir Nietzsche et la philosophie, en particulier l’analyse deleuzienne du rapport non univoque de l’affirmation et de la négation : « La négation s’oppose à l’affirmation, mais l’affirmation diffère de la négation. Nous ne pouvons pas penser l’affirmation comme “s’opposant” pour son compte à la négation ; ce serait mettre le négatif en elle » (op. cit., p. 216). Voir aussi, à propos de Spinoza : « Selon Spinoza, la négation ne sert que pour nier le négatif, pour nier ce qui nie et ce qui obscurcit » ; il nie ce qui nie, « ce qui profite de l’erreur, ce qui vit de la tristesse, ce qui pense dans le négatif » (Spinoza et le problème de l’expression, op. cit. p. 322).

50. Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 72-79.

51. « Sans doute, précise Deleuze, on dira que la notion de convention conserve chez Hume une grande importance. Mais il ne faut pas la confondre avec le contrat » (Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 35). Voir aussi ce qu’il écrit dans l’article qu’il consacre à Hume dans l’Histoire de la philosophie de François Châtelet : « Hume est sans doute le premier à rompre avec le modèle limitatif du contrat et de la loi qui domine encore la sociologie du XVIIIe siècle, pour lui opposer le modèle positif de l’artifice et de l’institution » (L’île déserte, op. cit., p. 233).

52. Île déserte, op. cit., p. 233 ; Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 33-35.

53. Différence et répétition, op. cit., p. 101.

54. Francis Bacon, op. cit., p. 35.

55. « Mais si nous considérons le visqueux, nous constatons (bien qu’il ait conservé mystérieusement toute la fluidité, au ralenti ; il ne faut pas le confondre avec les purées où la fluidité, ébauchée, subit de brusques cassages, de brusques stoppages, et où la substance, après une ébauche de coulage, boule brusquement cul par-dessus tête) qu’il présente une hystérésis constante dans le phénomène de la transmutation en soi-même », L’Être et le Néant, Gallimard, 1943 ; rééd. « Tel », 1994, p. 654.

56. Francis Bacon, op. cit., p. 36.

57. Que Deleuze ait ici pensé ou non à Lacan (« l’instance de la lettre dans l’inconscient »), on sait qu’il exista entre eux un dialogue à distance ; voir les exemples qu’en donne Frédéric Rambeau, « Deleuze et l’inconscient impersonnel », in Cahiers philosophiques, no 7, octobre 2006, p. 54-71.

58. Émile Bréhier, La Théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme [1907], rééd. Vrin, 1997, p. 6.

59. Dialogues, op. cit., p. 77.

60. Deleuze cite ailleurs ce propos de Laërce sur Diogène le Cynique : « Il ne trouvait pas odieux de manger de la chair humaine, comme le font des peuples étrangers, disant qu’en saine raison tout est dans tout et partout. Il y a de la chair dans le pain et du pain dans les herbes, ces corps et tant d’autres entrent dans tous les corps, par des conduits cachés, et s’évaporent ensemble... » (Logique du sens, op. cit., p. 155).

61. Émile Bréhier, op. cit., p. 13.

62. Logique du sens, op. cit., p. 30 ; je souligne.

63. Ibid. p. 136.

64. Ibid., p. 13 ; je souligne.

65. Francis Bacon, op. cit., p. 33.

66. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 168 ; « Reprise », p. 179.

67. Logique du sens, op. cit., p. 69.

68. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 162 ; « Reprise », p. 171-172.

69. Ibid., p. 154-155 ; « Reprise », p. 163-164.

70. Différence et répétition, op. cit., p. 272-273 ; je souligne.

71. Le transcendant, répète Deleuze, n’est pas le transcendantal : « le champ transcendantal se définirait comme un pur plan d’immanence, puisqu’il échappe à toute transcendance du sujet comme de l’objet » (Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1953-1974, Minuit, p. 360). Il évoque ainsi la notion sartrienne d’un « champ transcendantal sans sujet, qui renvoie à une conscience impersonnelle, absolue, immanente ». Sur cette question, voir aussi François Zourabichvili, « Deleuze. Une philosophie de l’événement », art. cit.

72. Deux régimes de fous, op. cit., p. 359.

73. Antonin Artaud, lettre à Marthe Robert du 9 mai 1946, Œuvres, op. cit., p. 1308.

74. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 48 (l’auteur souligne).

75. Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 104.

76. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Le Seuil, 1986, p. 218.

77. Dialogues, op. cit., p. 56.

78. Ibid., p. 80-88 ; je souligne.

79. Cinéma 2 – L’Image-temps, Minuit, 1985, p. 262.

80. Ibid., p. 223.

81. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 72 ; « Reprise », p. 72.

82. « ... en accédant à l’indéfini comme à l’état céleste » (L’Épuisé, op. cit., p. 71) ; « Devenir imperceptible est la Vie, “sans cesse ni condition”, atteindre au clapotement cosmique et universel » (Critique et clinique, op. cit., p. 39). Le terme de « béatitude » revient à trois reprises dans son dernier texte, « L’immanence : une vie... » (Deux régimes de fous, op. cit., p. 360-362).

83. Dialogues, op. cit., p. 77.