Trèfle

C'est la photo la plus surréaliste de la guerre en Irak. Quatre cents gardes irlandais de la 7e brigade blindée britannique sont agenouillés dans le désert. Ils prient leur saint patron, saint Patrick, genou gauche dans le sable, tête penchée. Ils ont reçu, le matin même, dans des cartons humidifiés, le trèfle à quatre feuilles que la reine leur offre pour cette fête. Ils ont l'habitude de l'accrocher à leurs bérets. Sa Majesté, par avion, a été ponctuelle.

Du trèfle vert et frais dans un horizon de puits de pétrole plus ou moins en feu, voilà le tableau. Ce pourrait être le début d'un roman qui aurait enchanté James Joyce. On suivrait le trèfle dans les tanks, les tempêtes de sable, les embuscades, la soif, les blessés, les bombardements parfois issus de votre propre camp, le bruit des avions et des hélicoptères. Du béret, le trèfle passerait dans une poche, et pourrait se retrouver sur un prisonnier interrogé par des Irakiens. On lui demanderait, dans un anglais approximatif, la signification de cette plante. Il répondrait « saint Patrick », ce qui provoquerait la stupeur et la colère de ses geôliers.

Il serait tabassé jusqu'à ce qu'un officier irakien s'interpose en parlant de la Convention de Genève. Ledit officier prendrait la feuille verte sur lui, on ne sait jamais. Le Coran ne mentionne pas l'existence du trèfle à quatre feuilles, l'Irakien n'en a jamais vu, il n'a qu'une vague idée de la situation géographique de l'Irlande, il ne sait pas que les deux livres que l'on a trouvés, après sa mort, sur la table de nuit de James Joyce, sont un dictionnaire de grec et un volume intitulé Je suis disciple de saint Patrick. Il ne sait d'ailleurs pas qui est James Joyce, pas plus que le soldat irlandais, obligé de servir dans l'armée britannique, n'a ouvert dans sa vie Finnegans Wake.

Le roman continuerait par une évocation de la civilisation mésopotamienne, invention de l'écriture, Sumer, les Assyriens, le Tigre, l'Euphrate, tout ça. On reviendrait dans les faubourgs de Bagdad sous les bombes, avec un autre irlandais palpant son trèfle entre deux explosions ou tirs de missiles. Il a un masque à gaz, celui-là, il se pourrait que traîne ici ou là un peu d'anthrax ou de variole. Le trèfle est depuis longtemps desséché, mais, en cas de décès, est renvoyé à la famille avec les affaires personnelles du soldat Joyce. La reine vient présenter ses condoléances à la famille. Elle a un joli chapeau. Une petite fille lui fait la révérence. Une voix que personne n'entend, celle de l'écrivain Joyce, murmure à ce moment-là : « L'Histoire est un cauchemar dont j'essaie de me réveiller. » Plan suivant : explosions massives.

30/03/2003