Ophélie

Ophélie, ma libraire, ne va décidément pas bien. Tous ces remous dans l'édition, ces millions d'euros qui valsent, ces trahisons, ces dissimulations, ces spéculations, tout cela l'étourdit, la déprime. À qui se fier ? Vers qui se tourner ? Les éditeurs lisent-ils encore les livres ? Pourquoi en publient-ils tant ? Qu'est-ce que cela cache, ou, plutôt, révèle ? Je la trouve déjà encombrée des paquets de la rentrée. Il y en a partout, cent romans par-ci, cent essais par-là. Qui sont les favoris ? Les exclus ? Les paravents ? Les laissés-pour-compte ? Ce métier devient impossible, me dit-elle, comme si c'était ma faute. L'édition, dit-elle, est en pleine déviance morale et, qui plus est, sans grande qualité littéraire. Déjà déprimée par cette crise de confiance généralisée, Ophélie l'est encore plus d'avoir à lire, ou plutôt à feuilleter, tous ces romans déprimés. Les personnages sont malheureux et le disent, les couples se déchirent et s'ennuient, le futur n'aura jamais lieu, les clichés abondent, la dérision sans joie occupe les vies, les livres sont comme l'envers pénible et gris de la grande fête vide publicitaire. Ophélie s'inquiète : n'y a-t-il pas là un complot ? Allons, allons, pas de paranoïa, lui dis-je, tout suit son cours normal, c'est-à-dire d'effondrement. J'explique à Ophélie qu'elle a trop mis d'espoir dans son métier de libraire missionnaire. La vraie littérature a toujours été plus ou moins clandestine ou masquée. À propos, a-t-elle déjà commandé suffisamment d'exemplaires de l'excellente revue Ligne de risque consacrée cette fois au védique ? Au quoi ? me dit Ophélie. Au védique, vous savez, l'Inde, les Vedas, le sanscrit. Très bon numéro, passionnant, centré sur l'énergie de la parole. Bon d'accord, ça ne va pas se vendre à cent mille exemplaires, mais tout de même, croyez-moi c'est l'avenir. Deux entretiens de très haut niveau, et un autre sur l'énergie noire avec un astrophysicien. Bref, l'actualité même. Ophélie me jette un regard torve, elle croit que je me moque d'elle, mais pas du tout.

27/06/2004