L’imagination dans le discours et dans l’action
Au professeur Van Camp.
Pour une théorie générale de l’imagination
La question à laquelle cet essai est consacré peut s’énoncer dans les termes suivants : la conception de l’imagination, mise en œuvre dans une théorie de la métaphore centrée sur la notion d’innovation sémantique, se laisse-t-elle généraliser au-delà de la sphère du discours à laquelle elle appartient à titre primordial ?
Cette question relève elle-même d’une investigation de plus vaste portée, à laquelle j’ai donné jadis le nom ambitieux de poétique de la volonté. Dans le présent essai, un pas est fait dans la direction de cette poétique. Mais un pas seulement : le pas du théorique au pratique. Il m’a paru, en effet, que, pour une théorie constituée dans la sphère du langage, la meilleure épreuve à laquelle pouvait être soumise sa prétention à l’universalité était d’interroger sa capacité d’extension à la sphère pratique.
On procédera donc de la façon suivante. Dans une première partie, on évoquera les difficultés classiques de la philosophie de l’imagination et on fera la brève esquisse du modèle de solution élaboré dans le cadre de la théorie de la métaphore. Le lien entre imagination et innovation sémantique, noyau de toute l’analyse, sera ainsi proposé comme stade initial du développement ultérieur.
La deuxième partie sera consacrée à la transition de la sphère théorique à la sphère pratique. Un certain nombre de phénomènes et d’expériences seront choisis et ordonnés en vertu de leur position à la charnière du théorique et du pratique : soit que la fiction contribue à redécrire l’action déjà là, soit qu’elle s’incorpore au projet de l’action d’un agent individuel, soit enfin qu’elle engendre le champ même de l’action intersubjective.
La troisième partie se placera franchement au cœur de la notion d’imaginaire social, pierre de touche de la fonction pratique de l’imagination. Si les deux figures de l’idéologie et de l’utopie y sont si fortement accentuées, c’est parce qu’elles répètent, à l’autre extrémité de la trajectoire parcourue par cet essai, les ambiguïtés et les apories évoquées au point initial de la trajectoire. Peut-être apparaîtra-t-il alors que ces ambiguïtés et ces apories ne sont pas seulement à porter au débit de la théorie de l’imagination, mais qu’elles sont constitutives du phénomène de l’imagination. Seule l’épreuve de la généralisation aura pu donner du poids et du crédit à cette hypothèse.
Une investigation philosophique appliquée au problème de l’imagination ne peut manquer de rencontrer, dès son stade initial, une série d’obstacles, de paradoxes et d’échecs qui, peut-être, expliquent la relative éclipse du problème de l’imagination dans la philosophie contemporaine.
D’abord, la problématique d’ensemble de l’imagination souffre de la mauvaise réputation du terme « image », après son emploi abusif dans la théorie empiriste de la connaissance. Le même discrédit qui frappe le « psychologisme » dans la sémantique contemporaine – celle des logiciens, aussi bien que celle des linguistes – frappe aussi tout recours à l’imagination dans la théorie du « sens » (il suffit, à cet égard, d’évoquer Gottlob Frege et sa ferme distinction entre le « sens » d’une proposition ou d’un concept – sens « objectif » et « idéal » – et la « représentation » qui reste « subjective » et simplement « factuelle »). Mais la psychologie d’inspiration béhavioriste n’est pas moins empressée à liquider l’image, tenue pour une entité mentale, privée, inobservable. De son côté, le zèle de la philosophie populaire de la créativité n’a pas peu contribué au discrédit de l’imagination parmi les philosophes de tendance « analytique ».
A l’arrière-plan de cette répugnance des philosophes à faire bon accueil à un éventuel « retour de l’ostracisé », on peut discerner un doute enraciné plus profondément qu’une humeur ou une faveur de circonstance. Ce doute a jadis été fortement articulé par Gilben Ryle dans The Concept of Mind1. Le terme d’imagination désigne-t-il un phénomène homogène ou une collection d’expériences faiblement apparentées ? La tradition véhicule au moins quatre emplois majeurs de ce terme.
Il désigne d’abord l’évocation arbitraire de choses absentes, mais existant ailleurs, sans que cette évocation implique la confusion de la chose absente avec les choses présentes ici et maintenant.
Selon un usage voisin du précédent, le même terme désigne aussi les portraits, tableaux, dessins, diagrammes, etc., dotés d’une existence physique propre, mais dont la fonction est de « tenir lieu » des choses qu’ils représentent.
A une plus grande distance de sens, nous appelons images les fictions qui n’évoquent pas des choses absentes, mais des choses inexistantes. A leur tour, les fictions se déploient entre des termes aussi éloignés que les rêves, produits du sommeil, et les inventions dotées d’une existence purement littéraire, tels les drames et les romans.
Enfin, le terme « image » s’applique au domaine des illusions, c’est-à-dire des représentations qui, pour un observateur extérieur ou pour une réflexion ultérieure, s’adressent à des choses absentes ou inexistantes, mais qui, pour le sujet et dans l’instant où celui-ci est livré à elles, font croire à la réalité de leur objet.
Quoi de commun, dès lors, entre la conscience d’absence et la croyance illusoire, entre le rien de la présence et la pseudo-présence ?
Les théories de l’imagination reçues de la tradition philosophique, loin d’élucider cette équivocité radicale, se répartissent plutôt elles-mêmes en fonction de ce qui paraît à chacune paradigmatique dans l’éventail des significations de base. Elles tendent ainsi à constituer des théories chaque fois univoques, mais rivales, de l’imagination. L’espace de variation des théories peut être repéré selon deux axes d’opposition : du côté de l’objet, l’axe de la présence et de l’absence ; du côté du sujet, l’axe de la conscience fascinée et de la conscience critique.
Selon le premier axe, l’image répond à deux théories extrêmes, illustrées respectivement par Hume et par Sartre. A une extrémité de ce premier axe, l’image est référée à la perception dont elle n’est que la trace, au sens de présence affaiblie ; vers ce pôle de l’image, entendue comme impression faible, tendent toutes les théories de l’imagination reproductrice. A l’autre extrémité du même axe, l’image est essentiellement conçue en fonction de l’absence, de l’autre que présent ; les diverses figures de l’imagination productrice, portrait, rêve, fiction, renvoient de diverses façons à cette altérite fondamentale.
Mais l’imagination productrice et même l’imagination reproductrice, dans la mesure où elle comporte l’initiative minimale consistant dans l’évocation de la chose absente, se déploient sur un second axe, selon que le sujet de l’imagination est capable ou non de prendre une conscience critique de la différence entre l’imaginaire et le réel. Les théories de l’image se répartissent alors le long d’un axe, non plus noématique mais noétique, dont les variations sont réglées par les degrés de croyance. A une extrémité de l’axe, celui de la conscience critique nulle, l’image est confondue avec le réel, prise pour le réel. C’est la puissance de mensonge et d’erreur dénoncée par Pascal ; c’est aussi, mutatis mutandis, l’imaginatio selon Spinoza, infectée de croyance, aussi longtemps qu’une croyance contraire ne l’a pas délogée de sa position première. A l’autre extrémité de l’axe, où la distance critique est pleinement consciente d’elle-même, l’imagination est l’instrument même de la critique du réel. La réduction transcendantale husserlienne, en tant que neutralisation de l’existence, en est l’illustration la plus complète. Les variations de sens le long de ce second axe ne sont pas moins amples que les précédentes. Quoi de commun entre l’état de confusion, caractéristique de la conscience qui, à son insu, prend pour réel ce qui, pour une autre conscience, n’est pas réel, et l’acte de distinction hautement conscient de lui-même, par lequel une conscience a posé quelque chose à distance du réel et ainsi produit l’altérité au cœur même de son expérience ?
Tel est le nœud d’apories que révèle un survol du champ de ruines que constitue aujourd’hui la théorie de l’imagination. Ces apories trahissent-elles un défaut dans la philosophie de l’imagination ou le trait structurel de l’imagination elle-même, dont la philosophie aurait la tâche de rendre compte ?
I. L’imagination dans le discours
Quel nouvel accès la théorie de la métaphore offre-t-elle au phénomène de l’imagination ? Ce qu’elle offre, c’est d’abord une position différente du problème. Au lieu d’aborder le problème par la perception et de se demander si et comment on passe de la perception à l’image, la théorie de la métaphore invite à relier l’imagination à un certain usage du langage, plus précisément à y voir un aspect de l’innovation sémantique, caractéristique de l’usage métaphorique du langage. Le changement de front est déjà en lui-même considérable, tant de préjugés étant liés à l’idée que l’image est un appendice de la perception, une ombre de la perception. Dire que nos images sont parlées avant d’être vues, c’est renoncer à une première fausse évidence, celle selon laquelle l’image serait d’abord et par essence une « scène » déployée sur quelque « théâtre » mental devant le regard d’un « spectateur » intérieur ; mais c’est renoncer en même temps à une deuxième fausse évidence, celle selon laquelle cette entité mentale serait l’étoffe dans laquelle nous taillons nos idées abstraites, nos concepts, l’ingrédient de base de je ne sais quelle alchimie mentale.
Mais, si nous ne dérivons pas l’image de la perception, comment la dériverons-nous du langage ?
L’examen de l’image poétique, prise comme cas paradigmatique, fournira l’amorce de la réponse. L’image poétique, en effet, est quelque chose que le poème, en tant qu’une certaine œuvre de discours, déploie dans certaines circonstances et selon certaines procédures. Cette procédure est celle du retentissement, selon une expression empruntée par Gaston Bachelard à Eugène Minkovski. Mais, comprendre cette procédure, c’est d’abord admettre que le retentissement procède, non des choses vues, mais des choses dites. La question à laquelle il faut d’abord remonter est donc celle qui concerne les circonstances mêmes du discours dont l’emploi engendre de l’imaginaire.
J’ai étudié ailleurs le fonctionnement de la métaphore qui a de si grandes conséquences pour la théorie de l’imagination. J’ai montré que ce fonctionnement reste totalement méconnu, aussi longtemps que l’on voit seulement dans la métaphore un usage déviant des noms, un écart de dénomination. La métaphore est plutôt un usage déviant des prédicats dans le cadre de la phrase entière. Il faut donc parler d’énonciation métaphorique, plutôt que de noms employés métaphoriquement. La question est alors celle de la stratégie de discours qui règle l’emploi des prédicats bizarres. Avec certains auteurs de langue française et de langue anglaise, je mets l’accent sur l’impertinence prédicative, en tant que moyen approprié à la production d’un choc entre champs sémantiques. C’est pour répondre au défi issu du choc sémantique que nous produisons une nouvelle pertinence prédicative qui est la métaphore. A son tour, cette nouvelle convenance, produite au niveau de la phrase entière, suscite, au niveau du mot isolé, l’extension de sens par laquelle la rhétorique classique identifie la métaphore.
Si cette approche a quelque valeur, elle déplace l’attention des problèmes de changement de sens, au niveau simple de la dénomination, au profit des problèmes de restructuration des champs sémantiques, au niveau de l’usage prédicatif.
C’est précisément en ce point que la théorie de la métaphore intéresse la philosophie de l’imagination. Ce lien entre les deux théories a toujours été soupçonné, comme en témoignent les expressions mêmes de langage figuré et de figure de style. Comme si la métaphore donnait un corps, un contour, un visage au discours… Mais comment ? C’est, selon moi, dans le moment d’émergence d’une nouvelle signification hors des ruines de la prédication littérale que l’imagination offre sa médiation spécifique. Pour le comprendre, partons de la remarque fameuse d’Aristote que « bien métaphoriser (…) c’est apercevoir le semblable ». Mais on se méprend sur le rôle de la ressemblance, si on l’interprète dans les termes de l’association des idées, comme association par ressemblance (par opposition à l’association par contiguïté qui réglerait la métonymie et la synecdoque). La ressemblance est elle-même fonction de l’emploi des prédicats bizarres. Elle consiste dans le rapprochement qui soudain abolit la distance logique entre des champs sémantiques jusque-là éloignés, pour engendrer le choc sémantique qui, à son tour, suscite l’étincelle de sens de la métaphore. L’imagination est l’aperception, la vue soudaine, d’une nouvelle pertinence prédicative, à savoir une manière de construire la pertinence dans l’impertinence. On pourrait parler ici d’assimilation prédicative, afin de souligner que la ressemblance est elle-même un procès, homogène au procès prédicatif lui-même. Aucun emprunt n’est donc fait à la vieille association des idées en tant qu’attraction mécanique entre des atomes mentaux. Imaginer, c’est d’abord restructurer des champs sémantiques. C’est, selon une expression de Wittgenstein dans les Investigations philosophiques, voir-comme…
Par là est retrouvé l’essentiel de la théorie kantienne du schématisme. Le schématisme, disait Kant, est une méthode pour donner une image à un concept. Et encore, le schématisme est une règle pour produire des images. Oublions pour l’instant la seconde assertion et concentrons-nous sur la première. En quel sens l’imagination est-elle une méthode plutôt qu’un contenu ? En ceci qu’elle est l’opération même de saisir le semblable, en procédant à l’assimilation prédicative qui répond au choc sémantique initial. Soudain nous voyons-comme ; nous voyons la vieillesse comme le soir du jour, le temps comme un mendiant, la nature comme un temple où de vivants piliers… Nous n’avons certes pas encore rendu compte de l’aspect quasi sensoriel de l’image. Du moins avons-nous introduit dans le champ du langage l’imagination productrice kantienne. En bref, le travail de l’imagination est de schématiser l’attribution métaphorique. Comme le schème kantien, elle donne une image à une signification émergente. Avant d’être une perception évanouissante, l’image est une signification émergente.
Le passage à l’aspect quasi sensoriel, le plus souvent quasi optique, de l’image est dès lors facile à comprendre. La phénoménologie de la lecture offre ici un guide sûr. C’est dans l’expérience de la lecture que nous surprenons le phénomène de retentissement, d’écho ou de réverbération, par lequel le schème à son tour produit des images. En schématisant l’attribution métaphorique, l’imagination se diffuse en toutes directions, réanimant des expériences antérieures, réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels adjacents. Dans le même sens que Bachelard, Marcus Hester, dans The Meaning of Poetic Metaphor2, remarque que la sorte d’image ainsi évoquée ou excitée est moins l’image libre dont traite la théorie de l’association que l’image « liée », engendrée par la « diction poétique ». Le poète est cet artisan en langage qui engendre et configure des images par le seul moyen du langage.
Cet effet de retentissement, de réverbération ou d’écho n’est pas un phénomène secondaire. Si, d’un côté, il paraît affaiblir et disperser le sens dans la rêverie flottante, d’un autre côté, l’image introduit dans tout le processus une note suspensive, un effet de neutralisation, bref, un moment négatif, grâce auquel le procès entier est placé dans la dimension de l’irréel. Le rôle ultime de l’image n’est pas seulement de diffuser le sens dans les divers champs sensoriels, mais de suspendre la signification dans l’atmosphère neutralisée, dans l’élément de la fiction. C’est bien cet élément que nous verrons resurgir à la fin de notre étude sous le nom de l’utopie. Mais déjà il apparaît que l’imagination est bien ce que nous entendons tous par là : un libre jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à l’égard du monde de la perception ou de l’action. C’est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde. Mais ce « sens commun » attaché à la notion d’imagination n’est pas pleinement reconnu aussi longtemps que la fécondité de l’imagination n’est pas reliée à celle du langage, telle qu’elle est exemplifiée par le processus métaphorique. Car nous oublions alors cette vérité : nous ne voyons des images que pour autant que d’abord nous les entendons.
II. L’imagination à la charnière du théorique et du pratique
1. La force heuristique de la fiction
La première condition – et la plus générale – d’une application de la théorie sémantique de l’imagination hors de la sphère du discours est que l’innovation sémantique soit déjà, dans les limites de l’énonciation métaphorique, une application ad extra, c’est-à-dire qu’elle ait une force référentielle.
Or, cela n’est pas évident. Il peut même sembler que, dans son usage poétique, le langage ne soit occupé que de lui-même et donc soit sans référence. Ne venons-nous pas nous-même d’insister sur l’action neutralisante exercée par l’imagination à l’égard de toute position d’existence ? L’énonciation métaphorique aurait-elle donc un sens, sans avoir de référence ?
Cette assertion ne dit, selon moi, que la moitié de la vérité. La fonction neutralisante de l’imagination à l’égard de la « thèse du monde » est seulement la condition négative pour que soit libérée une force référentielle de second degré. Un examen de la puissance d’affirmation déployée par le langage poétique montre que ce n’est pas seulement le sens qui est dédoublé par le procès métaphorique, mais la référence elle-même. Ce qui est aboli, c’est la référence du discours ordinaire, appliquée aux objets qui répondent à un de nos intérêts, notre intérêt de premier degré pour le contrôle et la manipulation. Suspendus cet intérêt et la sphère de signifiance qu’il commande, le discours poétique laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être. Ce qui ainsi se laisse dire est ce que j’appelle la référence de second degré, qui est en réalité la référence primordiale.
La conséquence pour la théorie de l’imagination est considérable. Elle concerne la transition du sens à la référence dans la fiction. La fiction a, si l’on peut dire, une double valence quant à la référence : elle se dirige ailleurs, voire nulle part ; mais parce qu’elle désigne le non-lieu par rapport à toute réalité, elle peut viser indirectement cette réalité, selon ce que j’aimerais appeler un nouvel « effet de référence » (comme certains parlent d’« effet de sens »). Ce nouvel effet de référence n’est pas autre chose que le pouvoir de la fiction de redécrire la réalité. On en verra plus loin la virulence sous la figure de l’utopie.
Ce lien entre fiction et redescription a été fortement souligné par certains théoriciens de la théorie des modèles, dans un autre champ que le langage poétique. La suggestion est forte de dire que les modèles sont à certaines formes du discours scientifique ce que les fictions sont à certaines formes du discours poétique. Le trait commun au modèle et à la fiction est leur force heuristique, c’est-à-dire leur capacité d’ouvrir et de déployer de nouvelles dimensions de réalité, à la faveur de la suspension de notre créance dans une description antérieure.
C’est ici que la pire des traditions philosophiques concernant l’image offre une résistance acharnée ; celle qui veut que l’image soit une perception affaiblie, une ombre de réalité. Le paradoxe de la fiction est que l’annulation de la perception conditionne une augmentation de notre vision des choses. François Dagognet le démontre avec une précision exemplaire dans Écriture et Iconographie.3 Toute icône est un graphisme qui recrée la réalité à un plus haut niveau de réalisme. Cette « augmentation iconique » procède par abréviations et articulations comme le montre une analyse soigneuse des épisodes principaux de l’histoire de la peinture et une histoire des inventions graphiques de tous ordres. Appliquant le vocabulaire du second principe de la thermodynamique, on peut dire que cet effet de référence équivaut à remonter la pente entropique de la perception ordinaire, dans la mesure où celle-ci amortit les différences et égalise les contrastes. Cette théorie de l’iconicité rejoint la théorie des symboles généralisés chez Nelson Goodman dans The Languages of Art4 : tous les symboles – de l’art et du langage – ont la même prétention référentielle de « refaire la réalité ».
Toutes les transitions du discours à la praxis procèdent de cette première sortie de la fiction hors d’elle-même, selon le principe de l’augmentation iconique.
2. Fiction et récit
La première transition du théorique au pratique est à portée de main, dans la mesure où ce que certaines fictions redécrivent est précisément l’action humaine elle-même. Ou, pour dire la même chose en sens inverse, la première manière dont l’homme tente de comprendre et de maîtriser le « divers » du champ pratique est de s’en donner une représentation fictive. Qu’il s’agisse de la tragédie antique, du drame moderne, du roman, de la fable ou de la légende, la structure narrative fournit à la fiction les techniques d’abréviation, d’articulation et de condensation par lesquelles est obtenu l’effet d’augmentation iconique que l’on décrit par ailleurs en peinture et dans les autres arts plastiques. C’est au fond ce qu’Aristote avait en vue dans la Poétique, lorsqu’il liait la fonction « mimétique » de la poésie – c’est-à-dire, dans le contexte de son traité, de la tragédie – à la structure « mythique » de la fable construite par le poète. C’est là un grand paradoxe : la tragédie n’« imite » l’action que parce qu’elle la « recrée » au niveau d’une fiction bien composée. Aristote peut en conclure que la poésie est plus philosophique que l’histoire, laquelle reste tributaire de la contingence du cours ordinaire de l’action. Elle va droit à l’essence de l’action, précisément parce qu’elle lie muthos et mimèsis, c’est-à-dire, dans notre vocabulaire, fiction et redescription.
Ne peut-on, en généralisant, étendre cette remarque à toute modalité du « raconter », du « faire récit » ? Pourquoi les peuples ont-ils inventé tant d’histoires apparemment étranges et compliquées ? Est-ce seulement pour le plaisir de jouer avec les possibilités combinatoires offertes par quelques segments simples d’action et par les rôles de base qui leur correspondent : le traître, le messager, le sauveur, etc., comme semblent le suggérer les analyses structurales du récit ? Ou bien, prenant appui sur cette analyse structurale elle-même, ne doit-on pas étendre aux structures narratives la dialectique de la fiction et de la redescription ? Si la comparaison vaut, il faut distinguer la narration-acte du récit-structure et reconnaître à la narration la portée d’un acte spécifique du discours, dotée d’une force illocutionnaire et d’une force référentielle originales. Cette force référentielle consiste en ce que l’acte narratif, traversant les structures narratives, applique la grille d’une fiction réglée au « divers » de l’action humaine. Entre ce qui pourrait être une logique des possibles narratifs et le divers empirique de l’action, la fiction narrative intercale son schématisme de l’agir humain. En dressant ainsi la carte de l’action, l’homme du récit produit le même effet de référence que le poète qui, selon Aristote, imite la réalité en la réinventant mythiquement. Ou, pour employer le vocabulaire des modèles brièvement évoqué plus haut, on dira que le récit est un procédé de redescription, dans lequel la fonction heuristique procède de la structure narrative et où la redescription a pour référent l’action elle-même.
Mais ce premier pas dans la sphère pratique est encore de portée limitée. Dans la mesure où la fiction s’exerce dans les bornes d’une activité mimétique, ce qu’elle redécrit est l’action déjà là. Redécrire, c’est encore décrire. Une poétique de l’action demande autre chose qu’une reconstruction à valeur descriptive.
Or, par-delà sa fonction mimétique, même appliquée à l’action, l’imagination a une fonction projective qui appartient au dynamisme même de l’agir.
3. Fiction et pouvoir-faire
C’est ce que la phénoménologie de l’agir individuel montre clairement. Pas d’action sans imagination, dirons-nous. Et cela de plusieurs manières : au plan du projet, au plan de la motivation et au plan du pouvoir même de faire. D’abord, le contenu noématique du projet – ce que j’appelais jadis le pragma, à savoir la chose à faire par moi – comporte une certaine schématisation du réseau des buts et des moyens, ce qu’on pourrait appeler le schéma du pragma. C’est en effet dans cette imagination anticipatrice de l’agir que j’« essaie » divers cours éventuels d’action et que je « joue », au sens précis du mot, avec les possibles pratiques. C’est en ce point que le « jeu » pragmatique recoupe le « jeu » narratif évoqué plus haut ; la fonction du projet, tournée vers l’avenir, et la fonction du récit, tournée vers le passé, échangent alors leurs schèmes et leurs grilles, le projet empruntant au récit son pouvoir structurant, et le récit recevant du projet sa capacité d’anticipation. Ensuite, l’imagination se compose avec le procès même de la motivation. C’est l’imagination qui fournit le milieu, la clairière lumineuse, où peuvent se comparer, se mesurer, des motifs aussi hétérogènes que des désirs et des exigences éthiques, elles-mêmes aussi diverses que des règles professionnelles, des coutumes sociales ou des valeurs fortement personnelles. L’imagination offre l’espace commun de comparaison et de médiation pour des termes aussi hétérogènes que la force qui pousse comme de par-derrière, l’attrait qui séduit comme de par-devant, les raisons qui légitiment et fondent comme de par en dessous. C’est dans une forme de l’imaginaire que vient se représenter pratiquement l’élément « dispositionnel » commun, qui fait la différence, d’une part, entre une cause physiquement contraignante et un motif, d’autre part, entre un motif et une raison logiquement contraignante. Cette forme de l’imaginaire pratique trouve son équivalent linguistique dans des expressions telles que : je ferais ceci ou cela, si je le désirais. Le langage se borne ici à transposer et à articuler dans le mode conditionnel la sorte de neutralisation, de transposition hypothétique, qui est la condition de figurabilité pour que le désir entre dans la sphère commune de motivation. Le langage est ici second par rapport au déploiement imaginaire des motifs dans ce qui a été désigné métaphoriquement comme clairière lumineuse. Enfin, c’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du « Je peux ». Je ne m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de ma propre action, qu’en le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du « je pourrais », voire du « j’aurais pu autrement, si j’avais voulu ». Ici encore, le langage est un bon guide. Prolongeant la brillante analyse de Austin dans son fameux article sur les « Ifs and Cans », on peut dire que dans les expressions de la forme : « je pourrais, j’aurais pu si… », le conditionnel fournit la projection grammaticale des variations imaginatives sur le thème du « je peux ». Cette forme du conditionnel appartient à la tense-logic de l’imagination pratique. L’essentiel au point de vue phénoménologique est que je ne prends possession de la certitude immédiate de mon pouvoir qu’à travers les variations imaginatives qui médiatisent cette certitude.
Il y a ainsi une progression depuis la simple schématisation de mes projets, en passant par la figurabilité de mes désirs, jusqu’aux variations imaginatives du « Je peux ». Cette progression pointe vers l’idée de l’imagination comme fonction générale du possible pratique. C’est cette fonction générale que Kant anticipe dans la Critique de la faculté de juger sous le titre du « libre jeu » de l’imagination.
Il reste alors à discerner, dans la liberté de l’imagination, ce que pourrait être l’imagination de la liberté. Mais une simple phénoménologie de l’agir individuel n’y suffit plus. Cette phénoménologie a certes transgressé les bornes de la fonction simplement mimétique de l’imagination. Elle n’a pas franchi celles qui tiennent au caractère individuel de l’agir humain à ce stade de la description.
4. Fiction et intersubjectivité
Nous ferons un pas décisif en direction de l’imaginaire social, en méditant sur les conditions de possibilité de l’expérience historique en général. L’imagination y est impliquée dans la mesure où le champ historique de l’expérience a lui-même une constitution analogique. Ce point mérite d’être élaboré avec le plus grand soin, car c’est ici que la théorie de l’imagination transcende non seulement les exemples littéraires de fiction appliquée à l’action, mais même la phénoménologie de la volonté en tant que principe de l’action individuelle. Le point de départ est dans la théorie de l’intersubjectivité exposée par Husserl dans la cinquième Méditation cartésienne et dans les développements qu’Alfred Schutz lui a donnés5. Il y a un champ historique d’expérience parce que mon champ temporel est relié à un autre champ temporel par ce qui a été appelé une relation de « couplage » (Paarung). Selon cette relation de couplage, un flux temporel peut accompagner un autre flux. Bien plus, ce « couplage » apparaît n’être qu’une coupe dans un flux englobant au sein duquel chacun de nous a non seulement des contemporains, mais des prédécesseurs et des successeurs. Cette temporalité d’ordre supérieur a une intelligibilité propre, selon des catégories qui ne sont pas seulement l’extension des catégories de l’action individuelle (projet, motivation, imputation à un agent qui peut ce qu’il fait). Les catégories de l’action commune rendent possibles des relations spécifiques entre contemporains, prédécesseurs et successeurs, parmi lesquelles la transmission de traditions, en tant que cette transmission constitue un lien qui peut être interrompu ou régénéré.
Or la connexion interne de ce flux englobant que nous appelons l’histoire est subordonnée non seulement à ces catégories de l’action commune (que Max Weber articule dans Économie et Société), mais à un principe transcendantal de degré supérieur qui joue le même rôle que le « je pense » dont Kant dit qu’il peut accompagner toutes mes représentations. Ce principe supérieur est le principe d’analogie impliqué dans l’acte initial de couplage entre divers champs temporels, ceux de nos contemporains, ceux de nos prédécesseurs et ceux de nos successeurs. Ces champs sont analogues au sens que chacun de nous peut, en principe, exercer comme tout autre la fonction du « je » et s’imputer à lui-même sa propre expérience. C’est là, on le verra, que l’imagination est impliquée. Mais, auparavant, il doit être rappelé que le principe d’analogie a malheureusement été le plus souvent faussement interprété dans les termes d’un argument, au sens du raisonnement par analogie : comme si, pour attribuer à un autre le pouvoir de dire « je », il me fallait comparer son comportement au mien et procéder par un argument de quatrième proportionnelle fondé sur la prétendue ressemblance entre le comportement d’autrui perçu du dehors et le mien éprouvé dans son expression directe. L’analogie impliquée dans le couplage n’est à aucun titre un argument. C’est le principe transcendantal selon lequel l’autre est un autre moi semblable à moi, un moi comme moi. L’analogie procède ici par transfert direct de la signification « je ». Comme moi, mes contemporains, mes prédécesseurs et mes successeurs peuvent dire « je ». C’est de cette manière que je suis historiquement relié à tous les autres. C’est aussi en ce sens que le principe d’analogie entre les multiples champs temporels est à la transmission des traditions ce que le « je pense » kantien est à l’ordre causal de l’expérience.
Telle est la condition transcendantale sous laquelle l’imagination est une composante fondamentale de la constitution du champ historique. Ce n’est pas par hasard que, dans la cinquième Méditation, Husserl appuie sa notion d’aperception analogique à celle de transfert en imagination. Dire que vous pensez comme moi, que vous éprouvez comme moi peine et plaisir, c’est pouvoir imaginer ce que je penserais et éprouverais si j’étais à votre place. Ce transfert en imagination de mon « ici » dans votre « là » est la racine de ce que nous appelons intropathie (Einfühlung), laquelle peut aussi bien être haine qu’amour. En ce sens, le transfert en imagination est à l’aperception analogique ce que le schématisme est à l’expérience objective selon Kant. Cette imagination est le schématisme propre à la constitution de l’intersubjectivité dans l’aperception analogique. Ce schématisme opère à la façon de l’imagination productrice dans l’expérience objective, à savoir comme genèse de connexions nouvelles. C’est en particulier la tâche de cette imagination productrice de maintenir vivantes les médiations de toutes sortes qui constituent le lien historique et, parmi celles-ci, les institutions qui objectifient le lien social et transforment inlassablement le « nous » en « eux », pour prendre l’expression d’Alfred Schutz. Cette anonymité des relations mutuelles dans la société bureaucratique peut aller jusqu’à simuler la connexion causale de l’ordre des choses. Cette distorsion systématique de la communication, cette réification radicale du procès social tend ainsi à abolir la différence entre le cours de l’histoire et le cours des choses. C’est alors la tâche de l’imagination productrice de lutter contre cette terrifiante entropie dans les relations humaines. Pour le dire dans l’idiome de la compétence et de la performance, l’imagination a pour compétence de préserver et d’identifier, dans toutes les relations avec nos contemporains, nos prédécesseurs et nos successeurs, l’analogie de l’ego. Sa compétence, par conséquent, est de préserver et d’identifier la différence entre le cours de l’histoire et le cours des choses.
En conclusion, la possibilité d’une expérience historique en général réside dans notre capacité de demeurer exposés aux effets de l’histoire, pour reprendre la catégorie de Wirkangsgeschichte de Gadamer. Mais nous demeurons affectés par les effets de l’histoire dans la mesure seulement où nous sommes capables d’élargir notre capacité à être ainsi affectés. L’imagination est le secret de cette compétence.
Le quatrième et dernier moment de la démarche que nous avons placée au tournant du théorique et du pratique risque de nous avoir conduit trop vite et trop loin. Certes, la capacité, évoquée en conclusion, de nous offrir en imagination aux « effets de l’histoire » est bien la condition fondamentale de l’expérience historique en général. Mais cette condition est si enfouie et si oubliée qu’elle constitue seulement un idéal pour la communication, une Idée au sens kantien. La vérité de notre condition est que le lien analogique qui fait de tout homme mon semblable ne nous est accessible qu’à travers un certain nombre de pratiques imaginatives, telles que l’idéologie et l’utopie. Ces pratiques imaginatives ont pour caractéristiques générales de se définir comme mutuellement antagonistes et d’être vouées chacune à une pathologie spécifique qui rend presque méconnaissable sa fonction positive, c’est-à-dire sa contribution à la constitution du lien analogique entre moi et l’homme mon semblable. Il en résulte que l’imagination productrice, évoquée plus haut – et que nous tenions pour le schématisme de ce lien analogique –, ne peut être restituée à elle-même qu’à travers la critique des figures antagonistes et semi-pathologiques de l’imaginaire social. Méconnaître le caractère inéluctable de ce détour serait ce que j’appelais à l’instant aller trop vite trop loin. C’est plutôt avec une double ambiguïté qu’il faut se mesurer, celle qui tient à la polarité entre idéologie et utopie, et celle qui tient à la polarité, en chacune, entre sa face positive et constructrice et sa face négative et destructrice.
En ce qui concerne la première polarité, entre idéologie et utopie, il faut avouer qu’elle a rarement été prise pour thème de recherche depuis le temps où Karl Mannheim écrivait Ideologie und Utopie, en 1929. Nous avons bien une critique des idéologies, marxiste et postmarxiste, fortement articulée par K.O. Apel et Jürgen Habermas dans la ligne de l’école de Francfort. Mais nous avons d’autre part une histoire et une sociologie de l’utopie, faiblement reliées à cette Ideologie-kritik. Et pourtant Karl Mannheim avait frayé la voie en établissant la différence entre les deux phénomènes sur le fond d’un critère commun de non-congruence à l’égard de la réalité historique et sociale. Ce critère, à mon avis, présuppose que les individus, aussi bien que les entités collectives (groupes, classes, nations, etc.), sont d’abord et dès toujours reliés à la réalité sociale sur un autre mode que celui de la participation sans distance, selon des figures de non-coïncidence qui sont précisément celles de l’imaginaire social.
L’esquisse qui suit se bornera aux traits de cet imaginaire qui peuvent éclairer la constitution analogique du lien social. L’enquête ne sera pas vaine, si elle restitue, au terme du parcours les ambiguïtés et les apories initiales de la méditation sur l’imagination.
J’ai essayé, dans d’autres études, de déployer les couches de sens constitutives du phénomène idéologique6. J’ai soutenu la thèse que le phénomène idéologique ne saurait se réduire à la fonction de distorsion et de dissimulation, comme dans une interprétation simplifiante du marxisme. On ne comprendrait même pas que l’idéologie puisse conférer à une image inversée de la réalité une telle efficacité, si d’abord on n’avait pas reconnu le caractère constituant de l’imaginaire social. Celui-ci opère au niveau le plus élémentaire décrit par Max Weber au début de son grand œuvre, lorsqu’il caractérise l’action sociale par un comportement signifiant, mutuellement orienté et socialement intégré. C’est à ce niveau radical que l’idéologie se constitue. Elle paraît liée à la nécessité pour un groupe quelconque de se donner une image de lui-même, de « se représenter », au sens théâtral du mot, de se mettre en jeu et en scène. Peut-être n’y a-t-il pas de groupe social sans ce rapport indirect à son être propre à travers une représentation de soi-même. Comme l’affirmait fortement Lévi-Strauss dans l’Introduction à l’œuvre de Mauss7, le symbolisme n’est pas un effet de la société, mais la société un effet du symbolisme. La pathologie naissante du phénomène idéologique procède de sa fonction même de renforcement et de répétition du lien social dans des situations d’après-coup. Simplification, schématisation, stéréotypie et ritualisation procèdent de la distance qui ne cesse de se creuser entre la pratique réelle et les interprétations à travers lesquelles le groupe prend conscience de son existence et de sa pratique. Une certaine non-transparence de nos codes culturels semble bien être la condition de la production des messages sociaux.
Dans ces essais, je m’emploie à montrer que la fonction de dissimulation l’emporte franchement sur la fonction d’intégration, lorsque les représentations idéologiques sont captées par le système d’autorité d’une société donnée. Toute autorité, en effet, cherche à se légitimer. Or il apparaît que, si toute prétention à la légitimité est corrélative d’une croyance des individus dans cette légitimité, le rapport entre la prétention émise par l’autorité et la croyance qui lui répond est essentiellement dissymétrique. Il y a toujours plus dans la prétention qui vient de l’autorité que dans la croyance qui va à l’autorité. C’est ici que l’idéologie est mobilisée pour combler l’écart entre la demande venue d’en haut et la croyance venue d’en bas.
C’est sur ce double fond que, selon moi, peut être placé le concept marxiste d’idéologie, avec sa métaphore du « renversement » du réel dans une image illusoire. Comment en effet des illusions, des fantaisies, des fantasmagories auraient-elles une efficacité historique quelconque, si l’idéologie n’avait pas un rôle médiateur incorporé au lien social le plus élémentaire, si l’idéologie n’était pas contemporaine de la constitution symbolique du lien social lui-même ? En vérité, on ne saurait parler d’une activité réelle pré-idéologique ou non idéologique. On ne comprendrait même pas comment une représentation inversée de la réalité pourrait servir les intérêts d’une classe dominante, si le rapport entre domination et idéologie n’était pas plus primitif que l’analyse en termes de classes sociales, et n’était pas susceptible éventuellement de survivre à la structure de classes. Tout ce que Marx apporte de nouveau, et qui est irrécusable, se détache sur ce fond préalable d’une constitution symbolique du lien social en général et du rapport d’autorité en particulier. Son apport propre concerne la fonction justificatrice de l’idéologie à l’égard des rapports de domination issus de la division en classes et de la lutte des classes.
Mais finalement c’est le rapport polaire de l’idéologie à l’utopie qui rend intelligible à la fois sa fonction primordiale et son mode pathologique spécifique. Ce qui rend difficile un traitement simultané de l’utopie et de l’idéologie, c’est que l’utopie, à la différence de l’idéologie, constitue un genre littéraire déclaré. L’utopie se connaît elle-même comme utopie. Elle revendique hautement son titre. En outre, son existence littéraire, au moins depuis Thomas More, permet d’approcher son existence à partir de son écriture. L’histoire de l’utopie est jalonnée par les noms de ses inventeurs, à la mesure inverse de l’anonymat des idéologies.
Dès que l’on essaie de définir l’utopie par son contenu, on est surpris de découvrir que, en dépit de la permanence de certains de ses thèmes – statut de la famille, de la consommation, de l’appropriation des choses, de l’organisation de la vie politique, de la religion –, il n’est pas difficile de faire correspondre à chacun de ces termes des projets diamétralement opposés. Ce paradoxe nous donnera plus loin l’accès à une interprétation en termes d’imagination. Mais on peut dès maintenant soupçonner que, si l’utopie est le projet imaginaire d’une autre société, d’une autre réalité, cette « imagination constituante », comme l’appelle Henri Desroche, peut justifier les choix les plus opposés. Une autre famille, une autre sexualité peut signifier monachisme ou communauté sexuelle. Une autre manière de consommer peut signifier ascétisme ou consommation somptuaire. Une autre relation à la propriété peut signifier appropriation directe sans règle ou planification artificielle tatillonne. Une autre relation au gouvernement du peuple peut signifier autogestion ou soumission à une bureaucratie vertueuse et disciplinée. Une autre relation à la religion peut signifier athéisme radical ou festivité cultuelle.
Le moment décisif de l’analyse consiste à relier ces variations thématiques aux ambiguïtés plus fondamentales qui s’attachent à la fonction de l’utopie. Ce sont ces variations fonctionnelles qu’il faut mettre en parallèle avec celles de l’idéologie. Et c’est avec le même sens de la complexité et du paradoxe qu’il faut en déployer les couches de sens. De la même manière qu’il a fallu résister à la tentation d’interpréter l’idéologie dans les seuls termes de la dissimulation et de la distorsion, il faut résister à celle de construire le concept d’utopie sur la seule base de ses expressions quasi pathologiques.
L’idée-noyau doit être celle de nulle part impliquée par le mot même et par la description de Thomas More. C’est à partir en effet de cette étrange exterritorialité spatiale – de ce non-lieu, au sens propre du mot – qu’un regard neuf peut être jeté sur notre réalité, en laquelle désormais plus rien ne peut être tenu pour acquis. Le champ du possible s’ouvre désormais au-delà de celui du réel. C’est ce champ que jalonnent les manières « autres » de vivre évoquées plus haut. La question est alors de savoir si l’imagination pourrait avoir un rôle « constitutif » sans ce saut à l’extérieur. L’utopie est le mode sous lequel nous repensons radicalement ce que sont famille, consommation, gouvernement, religion, etc. De « nulle part » jaillit la plus formidable contestation de ce-qui-est. L’utopie apparaît ainsi, en son noyau primitif, comme la contrepartie exacte de notre premier concept d’idéologie en tant que fonction de l’intégration sociale. L’utopie, en contrepoint, est la fonction de la subversion sociale.
Ce disant, nous sommes prêt à poursuivre le parallélisme un degré plus loin, selon le second concept d’idéologie, en tant qu’instrument de légitimation du système donné d’autorité. Ce qui en effet est en jeu dans l’utopie, c’est précisément le « donné » de tous les systèmes d’autorité, à savoir l’excès de la demande en légitimité par rapport à la créance des membres de la communauté. De la même manière que les idéologies tendent à combler ce vide ou à le dissimuler, les utopies, pourrait-on dire, exposent la plus-value non déclarée de l’autorité et démasquent la prétention propre à tous les systèmes de légitimité. C’est pourquoi toutes les utopies, à un moment ou à un autre, en viennent à offrir des manières « autres » d’exercer le pouvoir, dans la famille, dans la vie économique, politique ou religieuse. Cette manière « autre » pouvant signifier, comme on l’a vu, des choses aussi opposées qu’une autorité plus rationnelle ou plus éthique ou que l’absence de pouvoir, s’il est vrai que le pouvoir comme tel est finalement reconnu comme radicalement mauvais et incurable. Que la problématique du pouvoir soit la problématique centrale de toutes les utopies est confirmé non seulement par la description des fantaisies sociales et politiques de caractère littéraire, mais par les différentes tentatives pour « réaliser » l’utopie. Ce sont pour l’essentiel des micro-sociétés, occasionnelles ou permanentes, s’étendant depuis le monastère jusqu’au kibboutz ou à la commune hippie. Ces tentatives ne témoignent pas seulement du sérieux de l’esprit utopique, de sa capacité à instituer de nouveaux modes de vie, mais aussi de son aptitude fondamentale à prendre à bras-le-corps les paradoxes du pouvoir.
C’est de ce rêve fou que procèdent les traits pathologiques de l’utopie. De la même manière que le concept positif d’idéologie tenait en germe sa contrepartie négative, de la même manière la pathologie spécifique de l’utopie se laisse déjà lire dans son fonctionnement le plus positif. C’est ainsi qu’au troisième concept d’idéologie correspond un troisième concept d’utopie.
Parce que l’utopie procède d’un saut ailleurs, nulle part, elle développe les traits inquiétants qu’il est aisé de déchiffrer dans les expressions littéraires de l’utopie : tendance à soumettre la réalité au rêve, fixation sur des schémas perfectionnistes, etc. Certains auteurs n’ont pas hésité à comparer la logique développée par l’utopie à celle de la schizophrénie : logique du tout ou rien, au mépris du travail du temps ; préférence pour le schématisme de l’espace ; mépris pour les degrés intermédiaires et plus encore absence d’intérêt pour le premier pas à faire dans la direction de l’idéal ; cécité aux contradictions propres à l’action – soit que celles-ci rendent certains maux inséparables de certains buts désirés, soit qu’elles accusent l’incompatibilité entre des buts également désirables. Il n’est pas difficile d’ajouter à ce tableau clinique de la fuite dans le rêve et dans l’écriture les traits régressifs de la nostalgie du paradis perdu dissimulé sous le couvert du futurisme.
Le moment est venu de rendre compte en termes d’imagination de cette double dichotomie, premièrement, entre les deux pôles de l’idéologie et de l’utopie, deuxièmement, à l’intérieur de chaque terme du couple, entre les extrémités de leurs variations ambiguës.
Il faut d’abord, me semble-t-il, tenter de penser ensemble idéologie et utopie selon leurs modalités les plus positives, constructives, et, si l’on peut dire, saines. Partant du concept de non-congruence chez Mannheim, il est possible de construire ensemble la fonction intégrative de l’idéologie et la fonction subversive de l’utopie. A première vue, ces deux phénomènes sont simplement inverses. Pour un examen plus attentif, ils s’impliquent dialectiquement. L’idéologie la plus « conservatrice », je veux dire celle qui s’épuise à répéter le lien social et à le renforcer, n’est idéologie que par l’écart impliqué dans ce qu’on pourrait appeler, en souvenir de Freud, les « considérations de figurabilité » qui s’attachent à l’image sociale. Inversement, l’imagination utopique paraît n’être qu’excentrique. Ce n’est qu’une apparence. Dans un poème intitulé « Un pas hors de l’humain », le poète Paul Celan évoque en ces termes l’utopie : « Dans une sphère dirigée vers l’humain, mais excentrique. » On voit le paradoxe. Il a deux faces. D’un côté, pas de mouvement vers l’humain qui ne soit d’abord excentrique – de l’autre, ailleurs reconduit ici. Et Levinas s’interroge : « Comme si l’humanité était un genre qui admet à l’intérieur de son lieu logique, de son extension, une rupture totale, comme si en allant vers l’autre homme, on transcendait l’humain. Et comme si l’utopie était non pas le lot d’une maudite errance, mais la clairière où l’homme se montre : “dans la clairière de l’utopie… et l’homme ? et la créature ? – en telle clarté”8. »
Ce jeu croisé de l’utopie et de l’idéologie apparaît comme celui de deux directions fondamentales de l’imaginaire social. La première tend vers l’intégration, la répétition, le reflet. La seconde, parce qu’excentrique, tend vers l’errance. Mais l’une ne va pas sans l’autre. L’idéologie la plus répétitive, la plus réduplicative, dans la mesure où elle médiatise le lien social immédiat – la substance sociale éthique, dirait Hegel –, introduit un écart, une distance, par conséquent quelque chose de potentiellement excentrique. D’autre part, la forme la plus erratique de l’utopie, dans la mesure où elle se meut « dans une sphère dirigée vers l’humain », reste une tentative désespérée pour montrer ce que l’homme est fondamentalement à la clarté de l’utopie.
C’est pourquoi la tension entre utopie et idéologie est indépassable. Il est même souvent impossible de décider si tel ou tel mode de pensée est idéologique ou utopique. La ligne ne peut être tirée qu’après coup, et sur la base d’un critère de succès qui, à son tour, peut être mis en question, pour autant qu’il repose sur la prétention que seul ce qui a réussi était juste. Mais qu’en est-il des tentatives avortées ? Ne reviendront-elles pas un jour, et n’obtiendront-elles pas le succès que l’histoire leur a refusé dans le passé ?
La même phénoménologie de l’imagination sociale donne la clé du second aspect du problème, à savoir que chaque terme du couple développe sa propre pathologie. Si l’imagination est un procès plutôt qu’un état, il devient compréhensible qu’à chaque direction du procès d’imagination corresponde une dysfonction spécifique.
La dysfonction de l’idéologie s’appelle distorsion et dissimulation. On a montré plus haut que ces figures pathologiques constituent la dysfonction privilégiée qui se greffe sur la fonction intégrative de l’imagination. Une distorsion primitive, une dissimulation originaire sont proprement impensables. C’est dans la constitution symbolique du lien social que la dialectique du cacher-montrer s’origine. La fonction reflet de l’idéologie ne peut se comprendre qu’à partir de cette dialectique ambiguë qui a déjà tous les traits de la non-congruence. Il en résulte que le lien dénoncé par le marxisme entre le procès de dissimulation et les intérêts d’une classe dominante ne constitue qu’un phénomène partiel. Aussi bien, n’importe quelle « superstructure » peut fonctionner idéologiquement : la science et la technologie aussi bien que la religion et que l’idéalisme philosophique.
La dysfonction de l’utopie ne se laisse pas moins comprendre à partir de la pathologie de l’imagination. L’utopie tend à la schizophrénie comme l’idéologie tend à la dissimulation et à la distorsion. Cette pathologie s’enracine dans la fonction excentrique de l’utopie. Elle développe de manière caricaturale l’ambiguïté d’un phénomène qui oscille entre le fantasme et la créativité, la fuite et le retour. « Nulle part » peut, ou non, réorienter vers « ici et maintenant ». Mais qui sait si tel ou tel mode erratique d’existence n’est pas la prophétie de l’homme à venir ? Qui sait même si un certain degré de pathologie individuelle n’est pas la condition du changement social, dans la mesure où cette pathologie porte au jour la sclérose des institutions mortes ? Pour le dire de manière plus paradoxale, qui sait si la maladie n’est pas en même temps la thérapeutique ?
Ces remarques troublantes ont au moins l’avantage de diriger le regard vers un trait irréductible de l’imaginaire social : à savoir que nous ne l’atteignons qu’à travers les figures de la conscience fausse. Nous ne prenons possession du pouvoir créateur de l’imagination que dans un rapport critique avec ces deux figures de la conscience fausse. Comme si, pour guérir la folie de l’utopie, il fallait en appeler à la fonction « saine » de l’idéologie, et comme si la critique des idéologies ne pouvait être conduite que par une conscience susceptible de se regarder elle-même à partir de « nulle part ».
C’est dans ce travail sur l’imaginaire social que se médiatisent les contradictions qu’une simple phénoménologie de l’imagination individuelle doit laisser à l’état d’apories.
G. Ryle, The Concept of Mind, Londres, New York, Hutchinson’s University Library, 1949 ; trad. fr., La Notion d’esprit, Paris, Payot, 1978.
M.B. Hester, The Meaning of Poetic Metaphor, La Haye, Mouton, 1967.
F. Dagognet, Écriture et Iconographie, Paris, Vrin, 1973.
N. Goodman, The Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1968.
A. Schutz, Collected Papers, éd. par M. Natanson, La Haye, Nijhoff, 3 vol., 1962-1966.
Voir « Science et idéologie » et « Idéologie et utopie », articles publiés dans ce recueil.
C. Lévi-Strauss, Introduction à M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1984.
E. Levinas, Sens et Existence, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 28.