882

Un Viking dans la famille carolingienne ?


Quelques décennies avant le fameux Rollon, le chef viking Godfrid recevait le baptême, des terres et se voyait proposer, en 882, la main d’une princesse carolingienne. C’est que les relations avec les « hommes du Nord » ne se résumèrent jamais à la guerre mais empruntèrent les multiples chemins de l’accommodation.

En juillet 882, l’empereur Charles III le Gros vint assiéger les Vikings établis à Ascloha (probablement Asselt, près de Roermond, actuels Pays-Bas). La campagne intervient dans une période qui avait vu une recrudescence des assauts vikings contre le monde franc, à partir de 879, avec la venue sur le continent d’une partie de la « grande armée » qui avait opéré en Angleterre. Après plusieurs jours d’un siège infructueux, Charles négocia avec les assaillants. Un des chefs normands, Godfrid (appelé par une autre source Sigfrid), reçut le baptême et des territoires situés en Frise, autrefois tenus par le Viking Roric. Une somme importante, présentée par certaines sources comme un tribut et par d’autres comme un cadeau de baptême, fut remise aux assaillants. Godfrid épousa Gisla, sœur d’Hugues, fils présumé illégitime du roi Lothaire II, entrant ainsi dans une alliance matrimoniale avec la famille carolingienne, soit comme partie de l’accord, soit plus probablement quelque temps après, dans la perspective de nouer une alliance avec Hugues, le frère de la princesse. Godfrid en effet ne tarda pas à se mêler aux intrigues de la famille carolingienne, soutenant Hugues en révolte contre l’empereur Charles, exigeant la cession de nouveaux fiscs en contrepartie du maintien de sa fidélité, avant de trouver la mort en 885, à Herespich, au confluent du Waal et du Rhin, dans un guet-apens ourdi par un fidèle de l’empereur, Henri de Babenberg, tandis qu’Hugues, arrêté, fut aveuglé et envoyé dans un monastère. Godfrid, qui s’était hissé au sommet des élites du monde franc, tomba, victime tout à la fois de son implication dans les intrigues dynastiques, de sa volonté d’en tirer parti et de l’hostilité qu’avait engendrée sa brutale promotion.

À la vérité, les sources qui nous renseignent (Annales de Fulda, Annales de Saint-Bertin, Annales de Saint-Vaast, Réginon de Prüm) sont contradictoires et rendent difficile une narration unique de l’événement. Ainsi, les deux versions des Annales de Fulda sur l’événement divergent totalement quant à l’attitude de Charles le Gros, roi pragmatique qui s’accorde avec des Normands en position de force, ou « nouvel Achab », mal conseillé par des traîtres, qui perpètre une odieuse compromission avec les assaillants alors que son armée était invaincue. Charles est mieux connu pour un autre compromis, tout aussi controversé, qui lui permit d’obtenir contre le versement d’un tribut – au demeurant fort modeste (700 livres) – la levée du siège de Paris (885-886) par les assaillants, qui furent autorisés à aller hiverner en Bourgogne. Les Vikings couvrirent Charles d’une légende noire dont les sources contemporaines se font déjà l’écho, mais qui – sur la base de ces témoignages – sera plus exacerbée encore par l’historiographie nationale du XIXe siècle. L’empereur fut l’antihéros par excellence, à l’opposé d’Eudes, comte de Paris, vaillant défenseur de la ville qui, précisément en raison de son héroïque résistance, gagna ses galons de capitale, comme l’expliquait au milieu du XIXe siècle Henri Martin dans son Histoire de France : « Paris avait conquis le titre de capitale du peuple nouveau qui venait de se révéler à lui-même en repoussant l’étranger et qui allait s’affirmer avec éclat en se donnant un chef national. Paris venait d’inaugurer ses grandes destinées ! Il était désormais la tête et le cœur de la France. » Quelques années auparavant, dans la galerie des Batailles du château de Versailles, le tableau de Jean-Victor Schnetz, Le comte Eudes défend Paris contre les Normands (1837), avait magnifié cette défense, le seul épisode mis en peinture entre Charlemagne et la victoire de Bouvines.

Le siège d’Asselt est l’un des épisodes de ce que l’on appelle communément les « invasions normandes ». L’expression, courante dans l’historiographie des XIXe-XXe siècles, donne une vision réductrice du mouvement viking en ce qu’elle met d’abord en avant le volet militaire et destructeur du phénomène. Non qu’il faille sous-estimer la terreur provoquée par les assaillants, les dévastations commises, la désorganisation entraînée pour les églises ou, plus discutés encore, les effets sur l’évolution politique des territoires concernés. L’attaque viking contre la vallée de la Seine en 841 est l’une des raisons avancées pour expliquer les traces d’incendie repérées à Jumièges et à Rouen ; de même que sont attribués aux hommes du Nord le ravage d’une partie du site de Zutphen (Pays-Bas), peut-être en 882, et celui de l’abbaye de Landévennec touchée par les Vikings en 913. Les ports de l’Empire franc qui avaient le plus profité de l’essor avec les pays riverains des mers septentrionales furent, à plusieurs reprises, la cible des assaillants, sans que l’on puisse faire de ces derniers les seuls responsables de leur déclin.

Il n’est pas certain qu’exprimer la question en termes d’« invasions normandes » amène une meilleure compréhension du mouvement d’expansion des peuples scandinaves. Le changement de perspective, jalonné par l’usage de plus en plus fréquent d’expressions comme « monde(s) viking(s) » ou (plus discuté) de « diaspora viking », invite à une approche globale, même s’il faut se garder d’en faire la seule grille de lecture. Retenons quelques points. En premier lieu, le phénomène viking s’inscrit sur le fond d’une profonde transformation des sociétés scandinaves, dont il est à la fois un prolongement, un indice et un facteur : la diversification des activités économiques, la naissance d’une nouvelle génération de places d’échanges à l’origine des premiers centres urbains, l’affirmation de pouvoirs centraux dont furent issus les royaumes scandinaves, l’infiltration du christianisme furent quelques-unes des manifestations de ces changements. En second lieu, il participe à une dilatation des espaces connus et à leur mise en relation à différentes échelles, ainsi qu’à un brassage de populations et de cultures. Il suscite enfin des expériences différentes selon les sociétés rencontrées et les modalités d’installation des nouveaux venus. Dans cette optique, il convient donc d’inscrire les contacts des Vikings avec le monde franc comme un cas de figure parmi d’autres au sein d’un phénomène viking varié et complexe.

Revenons à Godfrid. En réalité ce n’est ni la première fois, ni la dernière, que les autorités franques s’accordent avec un chef viking. La pratique remonte peut-être à la fin du règne de Charlemagne (r. 768-814), si l’on en croit une source tardive, et de manière plus certaine à celui de Louis le Pieux (r. 814-840), à un moment où les Francs s’immiscent dans les affaires danoises et que commence à se déployer, à l’initiative d’Ebbon de Reims puis de saint Anschaire, un effort missionnaire en direction des peuples du Nord. La venue du roi Harald Klak à la cour impériale (826), son baptême, avec Louis pour parrain, et la concession d’un bénéfice en Rüstringen (Frise orientale) n’amenèrent pas la conversion du Danemark mais inaugurèrent d’autres entreprises missionnaires. En 837, un certain Hemming, fils de Halfdan, trouve la mort en défendant Walcheren contre des pirates vikings. À plusieurs reprises, des chefs scandinaves, particulièrement danois, sont installés en Frise par les autorités franques : ainsi Roric, actif entre les années 840 et 870, contrôla une partie du pays, et notamment l’emporium de Dorestad, pour le compte des rois francs et noua des relations avec Lothaire Ier, Charles le Chauve, Louis le Germanique et Lothaire II. À l’occasion, les rois carolingiens, voire les grands du royaume, utilisèrent les services des chefs scandinaves contre leurs adversaires, y compris pour déloger d’autres Vikings : ainsi, en 860-861, Charles le Chauve paya – fort cher – la flotte de Weland, qui opérait dans la vallée de la Somme, afin d’expulser des pirates retranchés dans leur repaire d’Oscellum, sur la Seine, en amont de Rouen. D’autres sont connus pour avoir joué les intermédiaires lors des négociations entre les Francs et des Vikings : les discussions entre Weland et Charles sont menées par un certain Ansleicus (Aslak), un Danois au service du roi franc et « compagnon du palais » ; un Sigfrid, issu d’un clan royal danois, chrétien et fidèle du jeune roi Carloman II, est envoyé par les grands du royaume pour négocier un tribut avec les Vikings établis à Amiens en 884. Indéniablement, dans le cours du IXe siècle, des Scandinaves étaient suffisamment intégrés à la société franque pour être l’interface entre les deux mondes.

La tentative de Godfrid fut un échec mais elle est significative de ce que, à la fin du IXe siècle, des chefs scandinaves ont pu tenter de s’élever au rang le plus élevé de la société franque, mais aussi des résistances que pouvait entraîner la promotion de ces nouveaux venus. En 897, l’archevêque de Reims, Foulques, vitupère son protégé, Charles le Simple, pour s’être abouché avec Hundeus, dont le jeune prince carolingien avait cependant obtenu la conversion. Quelques années plus tard, le compromis trouvé entre Rollon, le roi Charles le Simple et les grands du royaume, et en premier lieu Robert, marquis de Neustrie, s’avéra plus fructueux. Il reconnaissait au chef normand, en contrepartie de son baptême et de la tutela regni (« la protection du royaume »), une cession territoriale sur la basse Seine, qui forma le noyau de la future Normandie. Rollon aurait épousé une autre Gisla, fille de Charles le Simple, ce dont débattent les historiens, et, de manière plus assurée, reçut le marquis Robert comme parrain. Le « traité » de Saint-Clair-sur-Epte (911) ne marquait pas uniquement les débuts de la seule fondation durable des Scandinaves dans le royaume franc. Il signait également l’intégration des nouveaux maîtres de Rouen à l’élite princière du royaume. En un sens, Rollon réussit là où Godfrid avait échoué une génération plus tôt.

PIERRE BAUDUIN