Derrière l’éclatante victoire de Philippe Auguste à Bouvines, ardemment célébrée par la mémoire nationale, se dessinent les contours de deux Europe : celle, à l’est, des équilibres délicats entre princes et souverains, et celle, à l’ouest, des monarchies mieux affermies, au premier rang desquelles la France se posait, à l’aube du XIIIe siècle, en chef de file.
« L’année 1214, le 27 juillet tombait un dimanche », écrit Georges Duby en ouverture de son Dimanche de Bouvines (1973). Comme l’on sait, les premières phrases de tout livre fixent l’horizon, donnent le ton et se jouent, ou non, de la sempiternelle concordance des temps, des lieux et des acteurs. Ici, dans ce qui devint aussitôt un best-seller et peu après un grand classique de l’historiographie française, la première page pose le décor : une bataille, des rois, l’affrontement d’armées, l’assaut de rituels guerriers et de codes d’honneur, le jeu des trahisons et de la vengeance, le mythe d’une victoire, le début d’un grand récit national, la mémoire sur la longue durée des chroniqueurs puis des manuels scolaires. Bref, l’une de ces journées « qui ont fait la France » selon le nom de la collection dans laquelle le récit de Duby paraît.
« Faire la France », « récit national », les expressions sont là et participent bien de la construction de l’événement. Aussi, que vient faire ce 27 juillet dans une histoire « mondiale » de la France, ce jour où Philippe II dit « Auguste » (1165-1223) défait dans les plaines de Flandre, au contact entre royaume de France et terres d’Empire, entre Lille, Douai et Tournai, une coalition formée par le César du Saint Empire Otton IV (1175-1218), par le roi Plantagenêt d’Angleterre et duc d’Aquitaine Jean sans Terre (1166-1216) et par leurs alliés de l’heure, les comtes de Flandre Ferrand (1187-1233) et de Boulogne Renaud (1165-1227) ? À cette question de l’extensibilité et de la solubilité d’un événement aussi nationalisé dans une approche de grand large, plusieurs réponses.
Celle de l’action ou du déroulement d’abord. Ce combat, en premier lieu, est une bataille, un fracas bref de quelques heures, d’abord indécis, moins sanglant qu’on ne l’a dit, en un temps où la mêlée est de corps à corps, où l’objectif est de faire des prisonniers de haut rang gages de grasses rançons, où la stratégie ne se décide pas à la jumelle ou depuis les postes de transmission de l’arrière : tout est jeté pêle-mêle et l’issue vouée à un sort incertain. Tout au plus se reconnaît-on, alliés ou ennemis, aux armes, boucliers, drapeaux et autres écussons qui soudent les cohortes. Mais, défaite ou victoire, tout est souvent surprise et c’est aux chroniqueurs postérieurs qu’il reviendra d’y mettre bon ordre et de confirmer que la conclusion était écrite d’avance. Cette histoire de l’incertitude militaire est de longue durée en Europe : il faudra une révolution des armes, de la communication, de l’art militaire, de la composition technique et humaine des escadrons, peut-être à compter du XVIIIe siècle, pour rendre un résultat sinon acquis, du moins prévisible. En cela, et Georges Duby l’avait parfaitement compris, qui centre l’analyse sur une sociologie de la guerre médiévale par Bouvines interposée, le 27 juillet 1214 n’est pas « français » mais parle pour une longue prémodernité de la belligérance.
Cette bataille ensuite, qui comme tout combat au Moyen Âge (ordalie, tournoi, faide, chevauchée, duel, croisade…) prend Dieu à témoin pour forcer son jugement, met aux prises des contingents hétéroclites. On est loin des armées « nationales », des troupes levées, enrégimentées et payées par un seul souverain ou un seul État. Les combattants de Bouvines, les spécialistes l’ont bien montré, voient s’affronter, côte à côte, des princes, des barons, des fidèles et familiers des rois engagés, des féodaux, des chevaliers cherchant la gloire et l’aventure, des gens de pied, des sergents, des bourgeois de communes, des mercenaires. En somme, ces bataillons reflètent bien la diversité des états, des ordres et des loyautés ou déloyautés de toute la société du XIIIe siècle, celle du royaume de France comme des autres principautés, territoires et cités d’Occident.
En troisième lieu, les rois et princes qui se querellent et se défient portent avec eux des réseaux, des connexions territoriales et dynastiques qui interdisent de lire l’événement au ras du sol national. Jean sans Terre (qui n’était pas présent à Bouvines mais en avait forgé l’esprit), était frère de Richard Cœur de Lion (lui-même duc de Normandie, duc d’Aquitaine, comte de Poitiers, comte du Maine et comte d’Anjou) et l’héritier des Plantagenêts, amasseurs d’un véritable « empire » de terres entre France et Angleterre, entre Pyrénées et Irlande. Otton IV, l’autre artisan de la coalition, lui-même neveu de Jean sans Terre et élevé pour partie à la cour des Plantagenêts, était le descendant de la puissante famille des Guelfes. Comte de Poitou, duc de Souabe et de Saxe, son Saint Empire s’étendait en qualité de roi des Romains puis d’empereur sur la Germanie, le royaume d’Italie, le royaume d’Arles, et il finit par s’unir avec une princesse de Brabant. L’une de ses filles épousera Frédéric II, le grand empereur Staufen qui, en 1214, était le compétiteur et « anti-roi » d’Otton. Quant à Philippe Auguste, un Capétien « pure souche » si l’on ose dire, l’une de ses épouses était une fille du roi du Danemark. La même chose vaut pour les deux autres protagonistes de la bataille, les alliés malheureux d’Otton puis prisonniers du roi de France : Ferrand de Flandre, infant de Portugal, et Renaud de Boulogne, qui mariera l’une de ses filles avec un roi de Portugal. Bref, hormis l’Espagne et les royaumes de ce que l’on n’appelle pas encore l’Europe centrale, les grandes dynasties de tout l’Occident chrétien, nouant Écosse, Irlande, Angleterre, Flandre, France, Empire germanique, Italie et Portugal… sans omettre la papauté, toujours attentive à l’équilibre des forces en présence, se « retrouvent » à Bouvines par acteurs interposés. Tout a été dit sur les conséquences à court et moyen termes de cette bataille pour chaque protagoniste. D’abord, un renforcement indéniable de la construction royale autour du Capétien Philippe, désormais appelé Rex Francie et non plus Rex Francorum, au profit d’une administration, d’une capitale, d’une armée, d’une agrégation territoriale, d’une symbolique et d’une dignité royales qui certes demeurent encore féodales en principe mais annoncent la « grant monarchie de France » et une pratique étatique qui fait à terme de son royaume le plus puissant du continent. Ensuite, du côté cette fois des « indignes perdants », le sort de Bouvines scelle des évolutions déjà en cours : un recul de l’emprise territoriale anglaise en France avec l’affaiblissement du Plantagenêt Jean (qui ne survécut que deux ans à Bouvines), et le contrôle du pouvoir royal par ses vassaux au cours d’une longue période qui va de la Grande Charte de 1215 aux guerres successives des barons en Angleterre ; une rivalité accrue entre la dynastie guelfe de l’empereur Otton et celle, gibeline, de leurs concurrents Staufen avec son successeur Frédéric II, l’un et l’autre ne parvenant cependant pas à freiner l’essor des grandes principautés dans l’Empire. Ce que dévoile Bouvines, au fond, c’est le tracé de « deux Europe » ou plutôt d’une « Europe » à plusieurs vitesses, dont les contours territoriaux et politiques varient au gré de la puissance des grands féodaux face aux rois : d’un côté, des constructions déjà mieux corsetées par des rois appliquant, en fait comme en droit, une polarisation des structures et des fidélités ; de l’autre, un jeu perpétuel d’équilibre entre princes et rois selon un modèle plus horizontal et réparti. 1214 a donc valeur de symbole, car ces évolutions contrastées au sein même d’un Occident chrétien tenu en théorie par les deux pouvoirs universels du pape et de l’empereur dessinent la carte d’un petit monde où les densités souveraines obéiront pour des siècles à des rythmes différents.
En quatrième lieu, une dimension intimement liée au point précédent car, finalement, les contemporains ont bien senti qu’il se passait quelque chose de plus grand en ce dimanche ; la mémoire, le légendaire de Bouvines confèrent à l’événement une plus large et plus longue vie. La bataille eut le bonheur de compter un grand chroniqueur, Guillaume le Breton (1165-1226) qui, dans ses Gesta du roi Philippe et sa Philippide, compose à chaud le grand roman « national » qui dura jusqu’au XXe siècle, au moins jusqu’à son funeste et mortifère 700e anniversaire, en 1914, quand son souvenir fut de nouveau mobilisé pour « bouter hors » les Allemands. Après Guillaume, dix-huit narrations s’étageant des pays scandinaves jusqu’en Sicile reprennent en écho tout au long du siècle l’événement, frappé ensuite dans le marbre des Grandes Chroniques de France, achevant de ciseler pour des siècles la figure d’un roi « Auguste », d’un roi de guerre (qu’il ne fut finalement pas, car 1214 fut la dernière bataille de Philippe II) dont les traits purent inspirer un Louis XIV et un Napoléon, autres « Européens » à leur manière.
En cinquième lieu, Bouvines symbolise un « moment » ou plutôt une configuration charnière. Peut-être s’agit-il là de sa plus ultime et efficace « vérité » mondiale, un instant où se laisse deviner, par le seul sort d’une bataille, la structure profondément à l’œuvre de changements d’envergure ? Deux ans avant le 27 juillet 1214, à la bataille de Las Navas de Tolosa, le 16 juillet 1212, les royautés ibériques mettent en déroute les armées almohades et signalent ainsi leur capacité à mettre progressivement fin à la présence de l’Islam en Espagne. Un an avant Bouvines, à Muret, près de Toulouse, le 23 septembre 1213, les alliés de Philippe II défont Pierre II d’Aragon, stoppent en quelque sorte l’expansion catalane au nord des Pyrénées et placent le Toulousain, le Bas-Languedoc et la Provence dans l’orbite du royaume capétien. Enfin, de l’autre côté du globe, en mai 1215, les cavaliers de Gengis Khan s’emparent de Pékin, en chassent la dynastie Jin et incluent la Chine du Nord dans l’Empire mongol. D’ouest en est, au cœur des trois grandes constellations du monde connu, entre Occident chrétien, Islam et Asie, un affrontement guerrier non point décide de tout mais agit tel un « révélateur ».
Sixième et dernière considération enfin : il est au fond savoureux de penser que les grandes figures de l’école des Annales, tenants d’une nouvelle histoire ouverte aux apports d’une internationalisation, d’une comparaison de grand champ et d’une interdisciplinarité qui légitiment aujourd’hui le projet d’une histoire « mondiale » de la France, aient accompli ce saut qualitatif à partir du terreau capétien le plus classique qui soit, que l’on songe à Marc Bloch avec ses Rois thaumaturges (1924), à Georges Duby avec Bouvines (1973) et à Jacques Le Goff avec sa biographie de Saint Louis (1996). La leçon, cependant, est là : ce n’est pas le matériau qui décide de l’interprétation et de son ampleur, mais la question de l’historien. Qui ne voit pas que ces interrogations demeurent : que peut un pouvoir souverain ? comment s’impose-t-il ou persuade-t-il de sa légitimité ? pourquoi choisir la guerre ? comment créer le lien social au cœur d’un processus agrégeant une dynastie (ou un régime), un territoire, une population ? En somme, l’actualité brûlante du Moyen Âge.
PIERRE MONNET
John BALDWIN et Walter SIMONS, « Bouvines, un tournant européen (1214-1314) », Revue historique, no 671, 2014 / 3, p. 499-526.
« Bouvines 1214 : la plus belle bataille du Moyen Âge », cahier spécial de la revue L’Histoire, no 399, mai 2014.
Georges DUBY, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973.
Pierre MONNET (dir.), Bouvines 1214-2014. Histoire et mémoire d’une bataille. Eine Schlacht zwischen Geschichte und Erinnerung, Bochum, Winkler, 2016.
Klaus OSCHEMA, « 27 juillet 1214 : la bataille de Bouvines », in Jean-Noël JEANNENEY et Jeanne GUÉROUT (dir.), Histoire de la France vue d’ailleurs, Paris, Les Arènes, 2016.