C’était – entrant dans le bar –, un fleuve traversé de courants contraires, coulée d’histoires, flux de sentiments et de passions, voyage à travers une trame de voix, vies à vif et lieux en mouvement, images végétales (imaginez des lianes, connexions multiples, complexes, prolifération à l’infini), images animales (imaginez un zèbre, un homme rayé noir et blanc au galop rapide comme un zèbre), c’était pour moi la levée d’une Histoire sur laquelle pesait, pèse encore, un black-out total, en amont, à travers la parole du maître, sur quoi je suis revenu, entrant dans ce bar, à minuit.
Préférais, dis-je à Louis, le seul qui appréciât ma ponctualité, le décor de péplum du Bamboola Bamboche aux microclimats paradisiaques made in France, genre jolie fermette rénovée quatre pièces poutres apparentes cheminée feu de bois wc salle de bains jardin arbres fruitiers bassin dépendances (Louis sourit).
Tandis qu’il me préparait ce cocktail, je l’appelais par affection « le virtuose du shaker », parfois pour le narguer « le Beethoven », il faisait la moue, répliquait No TiMâle! Le Duke!, mélangeant comme nous tous quatre langues, coulant un regard théâtral vers l’entrée, vous pouviez alors être sûr que l’arrivée d’un Haïtien lui ferait dire No TiMâle! Le Toussaint Louverture du shaker! chantonner dans la foulée, tandis qu’il continuerait à préparer mon cocktail, son refrain soi-disant préféré – ainsi se fabriquent ici les réputations, malheur à celui qui change de chanson :
Mathilda
Mathilda…
J’enchaînerais, d’un tapotement sur le rebord du bar, l’œil goguenard (je retourne à la glace; mon image me saisit; homme-cacao, homme-lait, je rêve de grâce et mon cœur-raisin mûrit) :
… M’a lourdé
S’est barrée
À Cuba…
Quelle mouche me piqua ce soir-là, sans doute l’annonce par le journal du matin de la présence du délégué havanais, je lançai El Commandante del shaker! Ma seule plaisanterie qui ne parût point amuser Louis. Non qu’il fût capon, ni adorateur du Che – rien ne lui inspirait de la peur, personne à ses yeux ne méritait la dignité d’idole –, il me parlait volontiers, avec ce sens de l’emphase qui nous caractérise, de tout ce salmigondis d’évidences relatives et contradictoires qui font que la vie hélas ça n’est jamais ni tout rond ni tout carré ni tout blanc ni tout noir, de quoi alimenter la machine moderne d’effondrement des certitudes notamment des certitudes militantes, n’était cette dernière indéracinable conviction : l’ordre fondamentalement injuste de ce monde.
Et qu’il faut faire quelque chose contre, ne pas se contenter de le contempler les bras croisés, ne jamais baisser les bras. Louis disait Ne jamais baisser les bras, en tenant haut son shaker avec cette théâtralité dérisoire qu’il soulignait d’un rire en forme de faux nez (écart figé des lèvres d’une publicité pour dentifrice), ça durait une seconde, or Louis a de grands yeux sombres sous des sourcils noirs des cheveux en brosse un nez indien une bouche épaisse de masque comique dans un visage triste comme le jour où mon pote Addy mourut noyé sur une plage des Côtes-de-Fer.
« Noyé », raconta sa mère, du squelette enfoui dans un charnier à plusieurs mètres sous terre. Nous avions l’habitude de ces exercices de voltige épistolaire. Nous avions l’habitude de ces disparitions équivoques, elles ne nous sapaient pas moins le moral. On se fait des amis, on les quitte, on les perd de vue, on les retrouve ou on ne les retrouve pas, il y en a qui se flinguent, d’autres qui se font flinguer, et ceux qui sombrent dans la folie, et ceux qui regardent passer les nuages quand les nuages passent.
Ne jamais baisser les bras. Louis se penchait, se rapprochant, guettant la porte, oblique, prêt à changer de parole, très lent le démarrage (« Les illusions… », dominante bleue de la voix), puis rapide (« …c’est comme… », plus neutre, sorte de voix blanche, genre commentaire objectif) et encore plus rapide (« …les ongles et les cheveux… »), avant la chute (« …ça repousse! ») et se redressait. C’était sa manière de résister : la mise en scène de chacun de ses mots, des analyses réduites à des pensées morales.
Nous sommes plusieurs, à des pupitres d’écolier, dans une salle de classe qui est une tonnelle. Un gamin s’écroule, mort. Cadavre vite évacué par une camionnette des pompes funèbres. Le cours reprend, il ne s’est rien passé, la routine. Soudain, panique, quelqu’un crie : « Ça pue la mort! » Débandade. Nous lavons nos vêtements à la fontaine : « Pour ne pas rentrer chez nous avec l’odeur de la mort! » La camionnette des pompes funèbres revient, le chauffeur hurle : « Maintenant, c’est votre tour! » Nous fuyons.
De ce rêve, que je lui narrai, Louis disait Courir est une science. Homme d’espoir, enfant de maïs et de citron, il marronnait par chemins de canne. Prenait garde aux couteaux du soleil. Louis disait aussi comme s’il adressait une lettre d’amour à une inconnue Si tu oublies mon nom appelle-moi Patience.