0 heure 23. Taxi, intérieur nuit.

M’asseyais, tôt couché tard levé frais rasé, au bar du Bamboola Bamboche.

Bar, dancing, ou bordel? Érigée en 1847, cette maison aura connu un destin à la mesure de son nom originaire : Hunt’s Tavern; épargnée lors de l’incendie de 1898, elle devint un relais pour diligences entre le nord et le sud de l’île, jusqu’à l’apparition des premières automobiles; désaffectée jusqu’en 1970, elle accueille cette année le gala de charité des danseuses nues dont la recette doit être versée à un bizarre Fonds de lutte.

J’avais imaginé des éléments de décor en trompe-l’œil, des boiseries sculptées, des rideaux de velours, des décolletés pigeonnants et des fesses harnachées de strass, des jungles de boas et d’aigrettes, des traînes d’organdi, des fausses cheminées à bûches en plastique, des chiens en plâtre doré, des fauteuils Lévitan, des sortilèges kitsch et du baroque riquiqui passés à la moulinette du mauvais goût de la bourgeoisie tropicale, au lieu de quoi : au centre du dispositif, le royaume de Louis, la rambarde ovale cernée de tabourets aux pieds métalliques recouverts de simili-cuir rouge, le Rhumland; entouré par les colonnes méticuleusement écaillées, dressées en arc de cercle, qui soutenaient, au-dessus du Rhumland : à gauche, ou plutôt du côté des seuls ascenseurs du Bamboola Bamboche, là où le décorateur avait choisi d’installer des fresques évoquant des épisodes de l’Antiquité gréco-romaine, la Voûte de la Révolution, c’est-à-dire les appartements des militants, auxquels officiellement nul ne pouvait accéder sans montrer patte blanche aux liftiers, gardes du corps recrutés au terme d’une sélection semble-t-il rigoureuse; à droite, en haut de l’escalier aux volutes de fer forgé, en parfaite symétrie avec la Voûte de la Révolution, mais sans passage entre les deux, la Moitié du Ciel, les cabines de mannequins bâchées de toile rouge, solides coulisses surélevées sur une plate-forme de béton, rebord à flanc d’abîme – afin que fût claire incontestable nette et tout l’impossibilité pour les danseuses de communiquer la nuit avec les militants; les danseuses condamnées à s’habiller et se déshabiller pour la cause, sur la Scène, en bas, on descend par l’escalier tournant, on remonte, on a dansé; la Scène fait face de toutes parts (puisque les danseuses devraient tournoyer, je les imaginais possédées; puisque la salle des colonnes du Bamboola Bamboche miroite de tous ses murs, de toutes ces glaces qui me renvoyaient l’image démultipliée de Louis secouant son shaker et moi écoutant) mais surtout, je veux dire qu’elle y faisait front, au parterre des Délégués situé sous la Voûte de la Révolution; sans passage entre les deux, sauf à appeler passage ce cul-de-basse-fosse aménagé pour les musiciens, le Conjunto, formation de cuivres et de bambous, de cordes et de tambours, représentant dix-sept nationalités de la région; et la Télévision, flots d’information déversés par une enfilade de téléviseurs accrochés aux colonnes, la Télévision qui confirme la venue ce matin du délégué havanais, présentateur putatif des réjouissances qui entrait en ce moment dans la vaste salle aux angles arrondis du studio et moi écoutant

(« …rien que l’énergie caraïbe… ce gala constitue le résultat d’une action pédagogique de qualité étendue au-delà des limites élitaires… je salue votre choix d’un spectacle qui offre au public ce qu’il pourrait aimer et non pas forcément ce qu’il aime… les capitalistes ont pris l’habitude de nous seriner l’hymne au sacro-saint goût du public donnée soi-disant incontournable comme s’ils ne l’avaient pas eux-mêmes produit à longueur de divertissements anesthésiants et de musiquettes à l’opium… bon an mal an trois mille spectacles lyriques récitals concerts cycles d’animation autour de thèmes précis tel le blocus… la vérité c’est cette île de moins de cent mille habitants où n’existe aujourd’hui aucune présence musicale et artistique à part nous… un vrai miracle réussi contre la pénurie… les camarades de Belgique, d’Allemagne, des pays nordiques et d’Europe de l’Est… notre foi nous sauvera… »)

et la suite : le décorateur du Bamboola Bamboche, homme pressé, tard couché tôt levé, ministre volant des gamberges transidéologiques, prix de Rome, Blanc de peau et Noir de cœur, Antillais honoraire, spécialiste des architectures de guerre, maître d’œuvre des sous-sols de l’ex-taverne de chasseurs devenue bar dancing ou bordel qu’importe pourvu que lesdits sous-sols protègent l’essentiel : les armes et les munitions, les dossiers, les secrets.

Je n’écoutais pas vraiment. Ou si : écoute flottante, cette distraction qui n’est que, fallait avoir l’œil à portée, attention aiguë – à quoi? Tandis que Louis, comme si de rien n’était, l’air de qui distribue des tracts clandestins, pose des bombes, touchant Dieu sait quel bouton, la commande, la console de commande de la Télévision, nichée près de l’évier, crac gros plan sur le décorateur : l’ami des Noirs l’amoureux de la race noire Blanc cherchant généralement à étreindre ladite race avec une telle force qu’on dirait qu’il cherche à l’étrangler ou à s’étrangler lui-même inconscient tramant des tentatives d’homicide permanentes par excès de sympathie aimant les Noirs de préférence quand ils sont dans la farine le mufle à terre de façon à mieux pouvoir après les défendre et prêt au besoin à les pousser à les rouler dans la farine non non j’ai pas fait exprès je vous aime la preuve je vous aime je vous défends je vous aide à vous défendre vous êtes dans la merde et je vous aime je vous adore!

Louis met le son, et moi balancé par le cahot d’un taxi intérieur nuit, travail de la rumeur, on racontait que les fameux dossiers des sous-sols n’étaient en fait qu’un répertoire des bonnes adresses, si vous voyez ce que je veux dire, Mercedes détente germanique, Florina détente raffinement, Éliane détente relaxation, Lisa détente agréable. J’attendais Gina, elle vint Gi. J’ai regardé vers l’homme au volant, Chico, le chauffeur de taxi que j’utiliserai pendant tout mon séjour ici, Chico le ciseleur des menteries, l’informateur hyperbolique, Chico dit Gina soins à domicile. Que ne racontait pas le peuple! Emporté par les ragots de Chico. Voix off :

Mais oui sauf ma femme et maman.

Et alors?

Plan de scène. Lumières. Sonorisation. Équipe TV/vidéo. Recommandations. Nous comptons sur votre présence à l’arrière-scène une heure avant votre apparition sur scène. Régler les détails techniques. Puisse cette belle nuit nous atteindre tous et chacun au plus profond et nous laisser à l’aube émerveillés. Je n’écoutais pas vraiment, lisais sur les lèvres, devinais chaque mot, chaque couche, chaque fibre de ce bois dont on. La langue tranchée. Vermoulures. Pouilleuse la langue. Louis dit La lutte des classes ne fait que commencer et le meilleur marché de Paris est le marché de la rue Montorgueil.

Elle lit par-dessus mon épaule. Elle dit :

Chico

Chicoquoi?

Il t’a vu avec le paquet?

Tu plaisantes

Qu’est-ce t’en as fait?

Donné à Louis J’étais là tranquille au bar Y’avait Louis qui venait de prendre son service Y’avait l’pianiste Y’avait moi J’étais là avec mon verre et la photo Bon l’pianiste n’existait pas Il était toujours à Casablanca perdu dans les étoiles A joué Summertime puis des choses comme je crois Ghost of a chance et des blues When things go wrong South bound train de nouveau Summertime puis un truc de Mingus Something like a bird je crois et hop Mathilda Louis m’a regardé j’ai pas compris tout de suite Il dit T’as l’air con avec cette photo dans la main c’est pas parce qu’on est amoureux qu’il faut être con J’ai fait Hein et j’ai vu Chico qui déboulait je pose la photo sur le comptoir Louis la prend en même temps que l’enveloppe planque le tout quelque part près de l’évier y’a un placard le pianiste s’est arrêté Louis tripote un bouton met le son Gros plan sur le décorateur Louis blague La lutte des classes et le pianiste vient s’asseoir au bar Hi he said Hi we replied A black Russian he ordered Louis smiled Avec une p’tite paille?

Et la petite troupe a débarqué pour la dernière mise en place. Quelqu’un dit Attention à la marche!

Entrait : Domino la pro, la seule vraie pro prévue au spectacle, Domino la géante, recrutée pour le gala au terme de débats idéologiques sanglants, on avait même raconté ça, quelqu’un avait sorti son revolver, une balle partit, se logea dans l’épaule de Zozotte Le Dernier Mao, l’affaire commençait à se corser. Zozotte, à l’époque où le gala n’était qu’un vague projet, une timide idée lancée par quelques camarades audacieux, avait déclaré qu’il opposerait « un ferme soutien critique à cette mascarade décadente », s’élevant « vigoureusement contre toute unité sans principe », etc. Zozotte avait changé d’idée plus tard, après des vacances studieuses dans une villa d’Antibes où l’avait hébergé un promoteur du projet, ami du décorateur, suivait une lettre où il expliquait qu’il avait « dans la sérénité, démêlé les contradictions principales et les contradictions secondaires, l’aspect principal des contradictions secondaires et l’aspect secondaire des contradictions principales », bref qu’il était d’accord, à condition que le comité d’organisation n’engageât que des pros, Zozotte défendit donc la candidature de Domino La Pro, débat, fallait-il ou pas accepter cette tête d’affiche du Pussy Cat Theatre de Miami?

Entrait, bras dessus bras dessous avec Domino : le décorateur, le seul sans doute, vrai que nous étions encore loin de l’ouverture de la fête, qui pût se payer le luxe d’une telle démonstration de libéralisme, car une enquête menée par des espions, avait livré des détails assez délicats sur les activités de la géante, on racontait que plus jeune elle avait donné naissance à dix-sept enfants d’une seule poussée, on racontait que les provisions de tout le gala suffiraient à peine à sa ventrée du matin, on racontait que le Pussy Cat Theatre n’avait de théâtre que le nom néon en haut à l’entrée guichet $ 5 le film $ 7 la revue tourniquet buffet Coca-Cola pop corn chocolat les filles sur les panneaux rien à voir avec les filles sur la scène la tête d’affiche Domino devait tout bêtement entre deux shows se taper sur les fesses plaf! plaf! plaf! histoire de marquer la fin et le commencement l’alpha et l’omega plaf! plaf! plaf! c’était tout, alors pas de quoi fouetter un Cat avait lancé le décorateur, appelons-la Domino La Ponctuation et qu’on n’en parle plus!

Et les voilà comme qui dirait mariés, cul et chemise. Watch your step! Domino a trébuché, son cavalier l’a vite rattrapée par le bras, suivis par d’autres – Zozotte, Koko La Négritude, Momo Le Poète, TiKokob, Jeannot Le Bègue, Ti Gaçon La Déroute, Kiki Come Back, Didier Bonne Mesure, Joseph San Pellegrino.

Entrait : Maria. Bellissima Maria, née en Toscane dans un petit village vous savez genre un café une église solitude recherche d’une écoute demande de tendresse lecture de Buzzati croassements de grenouilles dans le cerveau un camion passe les petits vieux prennent l’air les ennuis prennent l’air en parcourant le journal du matin troppo tardi adesso envolée la Maria partie Maria danseuse du ventre sous les Tropiques la rumeur qui s’enfle s’enfle Maria rompt la routine du village Maria crée l’événement la grenouille Maria devient aussi grosse que le bœuf Maria la Vache se laisse porter par la rumeur qui s’enfle Maria transformée en éléphant par des sorciers vaudou Maria ce soir va exploser sur la Scène.

Entrait : Peggy. Watch your step Peggy! Le décorateur plein d’attention pour tout le monde, et moi et moi et moi. Née à Roxbury Boston Massachusetts non loin de la colline où s’est érigé en 1775 le Roxbury High Fort vue imprenable sur la ville ne savait pas si elle avait fait ce voyage pour danser ou si elle allait danser parce qu’elle avait voulu faire ce voyage aimé l’idée d’un tel spectacle c’est en tout cas en voyageant qu’elle pensait le plus vite penser très vite voyager très vite danser en prenant son temps très vite sur la route c’est sur la route c’est là qu’elle gère le mieux son existence c’est en train la machine glissant sur des rails elle en train de son siège : masse de détritus charbon briques rouges fumées suies structures métalliques rouillées masses géométriques rongées transpercées éventrées théories de véhicules défilant inscriptions graffiti cris panneaux cris gris s’attardant oiseaux métalliques sur les villes solitudes en train en train en train air de South bound train.

Chico coups de langue. Chico langue lame de rasoir. Chico la rumeur : de la Habanera, on dit couramment C’est une dent en or qu’elle a entre les jambes.

L’écrivain avait donc connu Chico. Chico vivant emmêlement d’errements. De Chico, on disait couramment qu’il lui suffisait de remuer la lippe pour que mille milliards de sifflements s’élèvent aux oreilles de tout l’archipel; et que s’il ouvre la bouche, les tympans explosent.

À force de générosité, on finit par ressembler aux autres. Par parler leur langue. Par oublier la sienne. On retourne à soi, on découvre que ça n’existe pas, on parle toujours la langue d’un autre, il n’y a pas d’identité.