L’échec comme acte manqué
ou heureux accident
– une lecture psychanalytique –
« Dans tout acte manqué, il y a un discours réussi. »
JACQUES LACAN
L’échec comme acte manqué
À quoi Charles Darwin aspirait-il vraiment ? À être médecin comme son père ou à ouvrir, en pionnier, une route nouvelle dans l’histoire de la science ? Son échec en médecine ne lui permit-il pas d’atteindre son véritable but ? Mais alors, n’est-ce pas qu’il a « désiré » son échec ?
Soichiro Honda fut d’une médiocrité confondante lors de son entretien d’embauche pour ce poste d’ingénieur chez Toyota. Ses réponses furent ternes, indignes de lui, mais elles lui permirent de réussir à accomplir son désir profond, dont il n’avait alors nulle conscience : fonder son entreprise. Il est tentant d’y voir, avec le recul, un acte manqué au sens de la psychanalyse freudienne : un acte qui est en même temps raté et réussi. Raté du point de vue de l’intention consciente. Réussi du point de vue du désir inconscient. L’acte manqué, dit en substance Freud, c’est l’inconscient qui réussit à s’exprimer. Dans le lapsus, qui est un acte manqué langagier, nous échouons à formuler ce que nous voulions exprimer, tandis que notre inconscient, lui, se manifeste avec succès. La logique est la même, qui nous invite à soupçonner la force de désirs secrets derrière nos actes comme nos paroles. Et derrière nos ratés, l’efficacité d’une stratégie inconsciente.
Pour bien comprendre à quel point nos échecs peuvent exprimer des désirs inconscients, il faut revenir sur la manière dont Freud a révolutionné la conception du sujet humain, en montrant que sa vie psychique était éclatée en trois « lieux », qu’il nomme « topiques » : le « moi », le « ça » et le « surmoi ». « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison », prévient-il. La souveraineté du « moi » conscient est en effet doublement menacée : par « en dessous » et par « au-dessus ». Par en dessous : par l’énergie psychique inconsciente du « ça », par toutes ces pulsions refoulées depuis l’enfance, et qui cherchent à faire retour. Par au-dessus : par les injonctions tyranniques du « surmoi », idéal social et moral du moi qui est, lui aussi, en grande partie inconscient. L’inconscient est donc une énergie active, dynamique, qui cherche à se manifester, et profite au besoin de l’acte manqué pour le faire. Cette énergie peut être aussi bien celle du « ça » que celle du « surmoi ». À travers nos actes manqués, nous pouvons exprimer de l’agressivité refoulée tout autant que de belles ambitions que nous ne nous avouons pas. Un mari « rate » son geste tendre et heurte la joue sa femme. Si c’est un acte manqué, c’est ici son « ça » qui réussit à se satisfaire : cet homme avait le désir inconscient de faire mal à sa femme. Mais s’il échoue lors d’un entretien d’embauche parce qu’il aspire à beaucoup mieux que ce poste, alors c’est plutôt son « surmoi » qui se manifeste. Dans les deux cas, il y a échec et réussite en même temps – simultanéité, précise le fondateur de la psychanalyse, d’un déplaisir conscient et d’une jouissance inconsciente.
Nous nous plaignons souvent de schémas de répétition. Nous continuons à faire des choses qui nous déplaisent et nous étonnons de ne pas réussir à les changer. C’est que, malgré le déplaisir conscient, nous en retirons une jouissance inconsciente. Un acte manqué relève de cette logique, que résume le psychanalyste Jacques Lacan : « Dans tout acte manqué, il y a un discours réussi. » Ce discours réussi est celui de l’inconscient, qui demande à être interprété, déchiffré.
Michel Tournier a échoué plusieurs fois à l’agrégation de philosophie. La répétition de cet échec lui a fait mal. Mais il est ensuite devenu l’un des plus grands romanciers français du xxe siècle, auteur de classiques comme Vendredi ou la vie sauvage ou Le Roi des Aulnes qui lui vaudra, en 1970, le prix Goncourt à l’unanimité. Nous pourrions simplement penser que son échec dans la philosophie universitaire l’a réorienté vers sa réussite de romancier, qu’il n’aurait jamais eu le temps ni même l’envie d’écrire Le Roi des Aulnes s’il avait obtenu l’agrégation de philosophie et était devenu universitaire. Mais nous pouvons aussi faire l’hypothèse que son véritable désir était d’être un romancier populaire, non un universitaire, et que ces échecs répétés à l’agrégation de philosophie sont autant d’actes manqués.
Les psychologues proposent d’ailleurs, pour nous aider à surmonter nos échecs, un exercice inspiré de cette idée d’acte manqué : « ne voyez plus votre échec comme un accident : regardez-le comme s’il manifestait une intention cachée ». Le résultat est souvent surprenant : la situation surgit sous un jour complètement neuf. Évidemment, nous pouvons avoir du mal à accepter ce qui se dévoile, mais c’est le propre de l’inconscient : nous ne voulons pas le savoir. Nous ne voulons pas voir le « ça ». L’échec, lorsqu’il est un acte manqué, nous demande d’ouvrir les yeux. Et s’il se répète, c’est peut-être que nous persévérons à les maintenir fermés.
La psychanalyse nous dit ainsi qu’il est des échecs qui sont en même temps des réussites. Elle nous dit aussi le contraire : il est des succès qui sont en fait des échecs, lorsqu’ils s’accompagnent d’une infidélité à nous-mêmes dont nous paierons un jour le prix. Une telle trahison de soi peut conduire à la dépression, qui est une autre forme d’échec pouvant être interprété comme un acte manqué.
Pierre Rey était un directeur de journaux, de Marie-Claire notamment, et un auteur de best-sellers comme Le Grec ou Bleu Ritz. Au faîte de la richesse et du succès, il tomba dans une dépression sévère : incapable de travailler, d’aimer, d’assumer ses responsabilités, puis très vite de dormir et même de manger. Il avait eu tout ce qu’il voulait, était entouré des plus belles femmes, d’amis généreux, passait sa vie dans les palaces. Alors pourquoi cette dépression ? Il commença une longue psychanalyse avec Jacques Lacan, qu’il relate dans son récit Une saison chez Lacan. Au fil des séances, il comprit que ces succès l’avaient en fait éloigné de son désir profond, qui était de produire un vrai livre. Non pas un gros roman de plage comme ceux qu’il pondait pour alimenter la machine à succès, mais un véritable livre, avec une écriture, un style, un propos. Un livre qui ne soit pas simplement distrayant, mais qui aide le lecteur à vivre, qui ajoute une pierre, même petite, à l’édifice de la sagesse humaine. Ses succès faciles, dans la presse, les rayons des librairies ou même les salles de casino, l’avaient en fait détourné de sa voie. La dépression avait donc une fonction : lui montrer son désir trahi. L’obliger à arrêter de « réussir », et même à s’arrêter tout court, pour retrouver enfin la voie de son désir. Devenu incapable de travailler parce que trop déprimé, hanté par le sentiment d’une existence vaine, il se rapprocha au fil des mois de cette quête intime que l’ivresse du succès lui avait fait négliger. De manière émouvante, le livre que nous avons entre les mains est la preuve qu’il est redevenu fidèle à lui-même : Une saison chez Lacan est en effet un excellent livre, une belle réflexion sur la psychanalyse, le désir, le difficile métier de vivre. C’est d’ailleurs l’ouvrage de lui qui est resté, quand plus personne ne lit ses gros best-sellers. Il aura donc fallu qu’il échoue et souffre d’une dépression pour retrouver le chemin de son désir : qu’il le trahisse pour pouvoir s’en rapprocher. Son échec existentiel fut un acte manqué : par lui, son aspiration profonde réussit à s’exprimer.
Ces réflexions sur l’acte manqué et la dépression nous permettent de souligner un excès de la vision anglo-saxonne de l’échec. L’échec y est souvent présenté comme pouvant être surmonté par une simple persévérance, une pure puissance de la volonté. C’est oublier que la première vertu de l’échec est de nous rappeler les limites de notre pouvoir. Affirmer que « quand on veut, on peut » est une bêtise en même temps qu’une insulte à l’égard de la complexité du réel. Il arrive même que nous échouions parce que nous avons trop « voulu », et pas assez questionné ce à quoi nous aspirons : la dépression vient alors indiquer que la volonté est devenue folle, qu’elle veut toute seule, indépendamment de ce que le sujet désire vraiment. Elle impose au sujet d’arrêter de vouloir pour redevenir capable d’entendre son désir. Réussir sa vie, ce n’est pas vouloir à tout prix : c’est vouloir dans la fidélité à son désir. L’échec peut être cet acte manqué qui nous rapproche d’une telle fidélité.
L’échec comme heureux accident
Que des échecs soient des réussites, c’est ce dont témoignent aussi, dans le champ de l’industrie, tous ces produits qui furent de parfaits ratés avant de devenir des produits phares. L’histoire de ces heureux accidents – actes manqués au sens propre – illustre à sa manière combien un échec peut être en même temps une réussite.
L’exemple le plus connu est celui des sœurs Tatin, qui tenaient à Lamotte-Beuvron un restaurant prisé par les chasseurs. L’une des sœurs se rendit compte qu’elle avait oublié la pâte dans sa tarte aux pommes. Elle n’avait disposé dans son moule que des pommes et du sucre, avait lancé la cuisson et devait maintenant servir le dessert. L’idée jaillit alors : elle ouvrit le four, déposa la pâte par-dessus les pommes et la laissa cuire quelques minutes. Les chasseurs adorèrent cette tarte croustillante et caramélisée. Échouant dans sa recette, elle venait d’inventer la tarte Tatin – une tarte aux pommes manquée.
De même pour la découverte du Viagra : des chercheurs du laboratoire Pfizer voulaient traiter les angines de poitrine avec une substance chimique, le citrate de sildénafil, mais ils manquèrent leur but. La substance ne produisit pas l’effet escompté, mais un effet secondaire inattendu : de fortes érections. Ils avaient échoué à soigner l’hypertension artérielle pulmonaire, mais venaient de découvrir le remède à l’impuissance que les hommes cherchaient depuis des siècles.
Le cas des pacemakers, moins connu, est tout aussi lumineux. À l’origine, à l’université de Buffalo dans l’État de New York, un ingénieur voulait créer un appareil destiné à enregistrer les battements du cœur. Cherchant une résistance, il plongea sa main dans son stock de composants électriques, mais se trompa de modèle. L’appareil n’enregistra donc pas les battements cardiaques, mais émit des impulsions électriques. Il se demanda alors si ces impulsions ne pouvaient pas avoir un effet d’entraînement sur le cœur. Le pacemaker venait d’être inventé. Il sera commercialisé cinq ans plus tard. Cet enregistreur manqué sauvera des milliers de vies.
Nous vivons entouré d’objets, consommons quantité de produits qui sont des enfants de l’échec sans même que nous le sachions. Les machines Nespresso ont envahi nos cuisines, révolutionné notre façon de boire du café – un succès planétaire associé à l’image de Georges Clooney demandant, une petite tasse entre les doigts, « what else ? ». Pourtant, Nestlé a d’abord essuyé un premier échec en tentant de vendre aux restaurants ces machines automatiques permettant de servir des expressos de qualité. Ils ont alors eu une nouvelle idée : viser le marché des employés de bureau plutôt que les restaurants. Ce fut un nouvel échec, plus massif et coûteux que le premier. L’idée de commercialiser des machines à capsules faillit être abandonnée. Nestlé donna finalement une dernière chance à ce produit en le proposant aux ménages. C’est en manquant deux fois leur cible que les cafetières Nespresso rencontrèrent leur public.
Il y a tant d’autres exemples de succès enfantés par l’échec : le champagne qui fut d’abord un accident de cuve, un vin manqué, trop sucré et acide, l’Orangina provenant d’un résidu de pulpe dont les fabricants ne réussissaient pas à se débarrasser, mais aussi le pain d’épice, le Velcro, les Post-it ou même les « bêtises » de Cambrai qui, comme leur nom l’indique, ont été inventées à l’occasion d’une erreur du fils du confiseur – autant d’actes manqués qui furent aussi de bonnes trouvailles.
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Le concept de sérendipité, traduit de l’anglais « serendipity », désigne cette capacité à trouver ce que nous ne cherchions pas. Christophe Colomb ne voulait pas découvrir l’Amérique. Il aspirait à ouvrir une nouvelle route maritime vers les Indes ou la Chine. Il cherchait un chemin plus court que celui de Marco Polo, un raccourci. Il se trompa de 10 000 km – « lumineuse erreur » qui le conduisit sur l’île de San Salvador, antichambre des Caraïbes, elles-mêmes antichambre du continent américain. L’Amérique comme la recette de la tarte Tatin ou le pacemaker ont été découverts par sérendipité.
Lorsque, sur le divan, un patient entend soudain le sens de l’un de ses actes manqués, de l’un de ses lapsus ou de l’un de ses rêves, c’est aussi par sérendipité. Ce n’est pas en cherchant qu’il trouve, mais en disant les choses comme elles viennent, en associant librement les idées. Ce n’est pas en voulant avec empressement comprendre le sens de son symptôme qu’il y parviendra.
Dans tous les cas, la sérendipité n’est possible que dans un relâchement, loin de toute crispation volontariste, dans un moment, même très bref, de lâcher prise. Cela vaut pour le patient sur le divan comme pour les sœurs Tatin ou l’inventeur du pacemaker. Il suffit alors, pour que l’échec devienne vertueux, d’accueillir ce qui vient. Nous n’avons aucun effort de la volonté à fournir. Pire, un tel effort pourrait nous priver de la vertu de l’échec. Pour les enfants du volontarisme occidental que nous sommes, ce n’est pas si facile à entendre.