Rater, ce n’est pas être un raté
– pourquoi l’échec fait-il si mal ? –
« La bonne nouvelle, c’est que l’homme est un pont et non une fin. »
FRIEDRICH NIETZSCHE
Confrontés à la douleur de l’échec, nous avons parfois l’impression que nous ne valons plus rien. Parce que nous vivons dans un pays où la culture de l’erreur est trop peu développée, nous confondons « avoir raté » et « être un raté ». Nous prenons l’échec de notre projet pour celui de notre personne. Au lieu de concevoir la place de ce raté dans notre histoire, qui a commencé avant lui et continuera après, nous l’absolutisons ; nous l’essentialisons. Bref, nous ne sommes pas assez existentialistes.
Reprenant la métaphore de Miles Davis, c’est comme si nous arrêtions la musique sur la « fausse note » et la repassions en boucle, sans lui donner la chance de trouver sa place, de résonner dans toute la durée du morceau. Comme si nous arrêtions le temps au pire moment.
Dans toute son œuvre, Sigmund Freud nous met en garde contre les effets d’une identification excessive – à la mère ou au père, au chef totalitaire comme à son échec personnel.
S’identifier trop longtemps à l’un de ses parents, c’est s’interdire de grandir, se complaire dans la régression. Un enfant se construit parce qu’il change régulièrement de figure d’identification : c’est dans ce « jeu » qu’il apprend à dire « je », à assumer sa singularité.
S’identifier à un chef totalitaire, comme Staline ou Hitler, c’est adhérer à sa vision ou à ses délires, abdiquer son sens critique jusqu’à risquer de devenir complice du pire.
S’identifier à son échec, c’est se dévaloriser jusqu’à se laisser gagner par le sentiment de la honte ou de l’humiliation.
Toute identification excessive comporte une dimension mortifère, une fixation. Or, la vie est mouvement. C’est cette vérité, héraclitéenne, que nous oublions lorsque nous nous focalisons sur notre échec.
Pour mieux vivre l’échec, nous pouvons déjà le redéfinir. L’échec n’est pas celui de notre personne, mais celui d’une rencontre entre un de nos projets et un environnement. Évidemment, il faut chercher à savoir pourquoi cette rencontre s’est mal passée. Peut-être étions-nous en avance sur notre temps, comme Steve Jobs lorsqu’il a lancé le premier Macintosh. Peut-être notre projet comportait-il des défauts. Notre échec est alors bien « le nôtre », mais sans être celui de notre « moi ». Nous pouvons et devons l’assumer, mais sans nous identifier à lui.
Il est de toute façon difficile de définir ce que serait le noyau de ce « moi ». Dans le trouble de l’échec, nous avons parfois l’impression de ne plus savoir qui nous sommes. L’échec nous fait mal parce qu’il vient fissurer notre carapace identitaire, notre image sociale, l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Nous ne nous reconnaissons plus. Comme un P.-D.G. qui dépose le bilan d’une entreprise jadis florissante ou un réalisateur de cinéma habitué aux premières places du box-office dont le nouveau film est déprogrammé des salles en une semaine, nous perdons soudain nos repères. Mais c’est peut-être une bonne nouvelle. Parfois, seule l’expérience de l’échec permet de mesurer combien cette identité sociale nous réduit, nous coupe de notre personnalité profonde, de notre complexité. Pour surmonter nos échecs, il faut donc aussi redéfinir le « moi » : non plus un noyau fixe et immuable, mais une subjectivité plurielle, toujours en mouvement.
« La bonne nouvelle, c’est que l’homme est un pont et non une fin », écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.
Exister, c’est vivre tendu comme un pont vers l’avenir, vers les autres, mais aussi vers ces dimensions de nous-mêmes que nous ne connaissons pas, vers ces chemins que nous n’avons pas encore empruntés, et que l’échec peut nous ouvrir. Nous souffrons davantage de nos ratés lorsque nous oublions cette vérité.
Enfin, si l’échec nous blesse tant, c’est parce qu’il est pensé par les philosophes majeurs de notre tradition occidentale de manière culpabilisante.
Descartes ou Kant n’ont pas consacré de livres à l’échec mais on trouve dans leurs œuvres des passages sur les causes de l’erreur ou les raisons de la faute.
Descartes présente l’homme comme cet être doué de deux facultés principales mal ajustées : un entendement limité et une volonté illimitée. Alors que notre entendement rencontre vite ses bornes, Descartes affirme que nous pouvons toujours vouloir plus. Pour ce croyant qu’est l’auteur du Discours de la méthode, c’est par la puissance de notre volonté que nous ressemblons à Dieu. Chaque fois que nous voulons, et croyons avoir atteint notre plafond, nous découvrons que nous pouvons vouloir encore. Pour Descartes, cette illimitation de notre volonté est la marque du divin en nous. Le « quand on veut, on peut » vient notamment de lui. Dans cette perspective, être humain revient à marcher sur deux jambes de taille inégale : une courte (notre entendement) et une très longue (notre volonté). Reconnaissons que la chose n’est pas aisée. Dès lors, que signifie « se tromper » selon Descartes ? C’est échouer à contenir notre volonté dans les limites de notre entendement. Lorsque, dans un dîner arrosé, nous racontons n’importe quoi, nous parlons au-delà de ce que nous savons : nous nous trompons parce que nous n’usons pas correctement de notre volonté. Cette volonté étant ce qui nous définit comme enfants de Dieu, se tromper revient à ne pas être à la hauteur de ce qu’Il nous a légué. « Nous savons que l’erreur dépend de notre volonté », assène Descartes dans les Principes de la philosophie. Difficile de faire plus culpabilisant.
Selon Kant, nous échouons à bien nous comporter lorsque nous ne savons pas écouter notre raison. Cette faculté, insiste-t-il, suffit à distinguer le Bien du Mal. Contre Rousseau, qui fondait la morale dans le cœur, la sensibilité, l’auteur de la Critique de la raison pratique voit dans notre raison l’origine de notre moralité. L’impératif moral n’a rien de compliqué. Il se résume ainsi : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Autrement dit, pour savoir si notre intention est bonne, il suffit de se demander comment fonctionnerait la communauté des hommes si tous appliquaient la même maxime d’action que nous. Par exemple, les hommes pourraient-ils vivre ensemble s’ils agissaient conformément à la maxime « toujours lutter contre son penchant naturel à la vengeance » ? Oui, ils vivraient même très bien. Il est donc moral de se comporter ainsi. N’importe qui peut comprendre ce raisonnement. Nous sommes pleinement responsables lorsque nous échouons à agir en êtres moraux.
Nos erreurs étaient, selon Descartes, imputables à un mauvais usage de notre volonté. Nos fautes, selon Kant, s’expliquent par une faiblesse de notre raison. Impossible, dans ces deux cas, de ne pas culpabiliser : chaque fois, notre faculté principale, le propre de notre humanité est mis en échec. L’erreur ou la faute deviennent des manquements impardonnables à l’essentiel. Échouer, selon Descartes ou Kant, c’est tout simplement échouer à être humain.
Nous sommes loin de la sagesse de Lao-tseu, père du taoïsme, affirmant dès le VIe siècle avant Jésus-Christ : « L’échec est au fondement de la réussite. »