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Oser, c’est oser l’échec

« Impose ta chance

Serre ton bonheur,

Et va vers ton risque. »

RENÉ CHAR

 

 

À l’origine de toutes les belles réussites, on trouve une prise de risque, et donc une acceptation de la possibilité de l’échec. Oser, c’est d’abord oser l’échec.

En partant pour Londres, Charles de Gaulle a pris le risque du fiasco. En ayant l’idée de faire passer le téléphone, Internet et la télévision dans le même « tuyau », Xavier Niel a pris le risque de tout perdre. Chaque artiste, à l’heure de tenter quelque chose de neuf, accepte la possibilité de ne pas y parvenir. La beauté de son geste tient à cela.

Il est possible de vivre son existence entière sans jamais rien oser, en ne faisant que des choix raisonnables, en attendant toujours pour agir que les cases du tableur Excel soient correctement remplies. Mais à quel prix ? Se comporter ainsi, c’est s’interdire toute réussite d’envergure et échouer à se connaître vraiment. Même lorsque notre audace n’est pas couronnée de succès, elle est encore la preuve que nous avons le sens du risque, que nous sommes capables de véritables décisions, et pas simplement de « choix » logiques.

Décision et choix : ces deux termes semblent synonymes. Ils ne le sont pas. Il faut comprendre leur différence pour approcher le secret de l’audace.

Prenons une situation au cœur de laquelle nous hésitons entre une option A et une option B. S’il apparaît, après examen rationnel, que l’option B est meilleure que l’autre, alors nous choisissons B. Ce choix est fondé, explicable : il n’y a donc rien à décider. Si, malgré l’examen, nous continuons à douter, manquons d’argument mais sentons néanmoins qu’il faut opter pour B, alors nous le décidons. La décision exige un saut au-delà des arguments rationnels, une confiance en son intuition. C’est précisément lorsque le savoir ne suffit pas que nous devons décider – du latin « decisio » : action de trancher. Une décision est toujours audacieuse : elle implique par définition la possibilité de l’échec. S’engager dans la Résistance pour sauver son pays est une décision, pas un choix. Créer Tesla Motors en faisant le pari, comme l’entrepreneur américain Elon Musk, que toutes les voitures seront électriques dans cinquante ans, est une décision, pas un choix. Tenter un passing shot en bout de course aussi.

La décision, affirmait Aristote, relève d’un art plus que d’une science. D’une intuition plus que du travail de la raison analytique. Cela ne signifie pas qu’elle soit irrationnelle : elle peut reposer sur un savoir, mais sans s’y réduire. Aristote l’illustre par la référence aux médecins et aux capitaines de navire. Tous deux sont compétents mais lorsqu’il y a urgence, devant le risque de la mort d’un patient ou en pleine tempête, ils doivent décider sans prendre le temps d’un examen complet de la situation, trouver le courage de trancher dans l’incertitude.

En évoquant un art de la décision, Aristote s’oppose à Platon, qui fut son maître, et pensa la décision comme une science, sur le modèle du choix rationnel. La République idéale devait, selon Platon, être dirigée par un « philosophe roi », gouvernant à la lumière de son savoir supérieur. La décision n’ayant de sens que pour compenser les limites d’un savoir, un tel philosophe roi ne déciderait donc jamais. Ses choix politiques ne seraient que la conséquence logique de sa science. Pour Aristote, au contraire, le grand homme doit être capable de dépasser les limites de son savoir en osant des actes intuitifs, des décisions. Ce sens du jugement en fait un artiste du politique bien plus qu’un savant roi.

Encore une fois, il semble que nous soyons, en France, trop platoniciens. Nos Instituts d’études politiques sont ainsi rebaptisés « Sciences Po », et non « écoles de l’art politique ». De « Sciences Po » à l’ENA, une même idée de la science politique et administrative domine. Il s’agit de former des technocrates plus que des décideurs. Les hauts fonctionnaires qui se retrouveront à la tête de grandes entreprises devront prendre des décisions majeures en ayant reçu une formation exclusivement axée sur les compétences techniques. Le plus souvent, ils auront suivi une scolarité longue et riche, mais sans avoir assisté à un seul cours sur la décision – sa nature et sa complexité, ses relations à l’expérience, à l’intuition, au risque. Comment, dans ces conditions, développer une vision humaniste de l’échec ?

 

Comprendre la différence entre la décision et le choix peut aussi nous aider à mieux supporter l’angoisse associée à la prise de risque. Cette angoisse que nous éprouvons au moment de trancher est normale. Mieux : elle est le signe que nous avons un pouvoir sur le monde.

« L’angoisse est la saisie réflexive de la liberté par elle-même », explique Sartre dans L’Être et le néant. Lorsque nous n’avons aucune possibilité d’action, nous sommes désespérés, pas angoissés. L’angoisse nous saisit lorsque nous avons une décision difficile à prendre, qu’il faudra assumer : en fait, c’est notre liberté qui nous effraie. Tout l’enjeu d’une existence est d’éviter d’être paralysé par cette angoisse. Combien d’ambitions gâchées, de vocations ratées parce qu’au moment d’oser nous avons été terrassés par la crainte d’échouer ? La peur de l’échec nous tétanise lorsque nous voulons faire de notre vie une suite de choix rationnels. Mais elle devient supportable dès lors que nous intégrons qu’une vie de décideur comporte son lot d’errements, d’espoirs déçus et d’occasions manquées.

L’audace ne nous délivre pas de la peur : elle nous donne la force d’agir malgré elle. L’audacieux n’est pas le téméraire, tête brûlée qui n’a peur de rien, et cherche à éprouver sa fureur de vivre dans la prise de risque maximale. L’audacieux connaît la peur, mais il en fait un moteur. Il cherche à réduire le risque au maximum, mais sait prendre le risque qui reste : il « tente sa chance » en connaissance de cause. La tête brûlée aime le risque, l’audacieux a le sens du risque.

 

Une vie authentiquement vécue, affirme Nietzsche, exige un tel sens du risque. Ainsi s’éclaire le « deviens ce que tu es » par lequel Zarathoustra tente de sortir les hommes de leur torpeur conformiste. Deviens ce que tu es : ose devenir toi-même, assume ta singularité au cœur de cette société qui, par définition, valorise les règles. Il n’est pas surprenant que tu aies peur : la société, pour fonctionner, exige une soumission aux normes. Freud ne dira pas autre chose dans Malaise dans la civilisation, un petit livre explosif publié en 1929 : ce qui est bon pour la société n’est pas ce qui est bon pour l’individu. Ce qui est bon pour la société : le refoulement par les individus de leur singularité asociale. Ce qui est bon pour l’individu : l’expression de cette singularité. D’où le « malaise » propre à toute civilisation, qui donne son titre à l’ouvrage et ne pourra jamais être complètement dissipé. D’où la difficulté à « devenir soi », et la peur qui nous saisit au seuil de l’audace.

Mais nous pouvons apprivoiser cette peur, dit Nietzsche. « Deviens ce que tu es », personne ne le fera pour toi. Essaie au moins, car même si tu échoues, tu auras réussi : tu échoueras d’une manière qui ne ressemble qu’à toi. Il n’y a pas de risque plus grand que de ne pas essayer, et de voir venir la mort sans savoir qui l’on est.

 

Il est un profil de cadres que je rencontre fréquemment lors de mes interventions en entreprises. Après de bonnes études en école de commerce ou d’ingénieur, ils ont intégré une grande entreprise et y font carrière depuis une quinzaine d’années. Ils ont autour de la quarantaine et, sans avoir jamais fait de vagues, sans avoir pris de véritable risque, sans avoir commis d’erreur majeure, se retrouvent à un poste élevé, gagnent bien leur vie, mais avec le sentiment diffus de passer à côté de leur existence. Ils me confient souvent qu’un autre pourrait faire leur métier comme ils le font. La phrase de Nietzsche les fascine à juste titre : leur quotidien ne leur donne pas l’occasion de « devenir ce qu’ils sont ».

Lors de ces échanges, le mot que j’ai le plus entendu est « process ». Loin devant les termes « management », « ressources humaines » ou « initiative ». Il est sur toutes les lèvres au moment des questions avec le public, surtout lorsque j’ai fait l’apologie du sens du risque ou de la créativité. Ces cadres déçus de ne pas pouvoir « devenir ce qu’ils sont » apparaissent comme les victimes collatérales du triomphe des « process ». Si ces processus de rationalisation des tâches sont à l’origine nécessaires, j’observe qu’ils ont changé de fonction. Ils devaient n’être que des moyens, ils sont devenus une fin. Lors des évaluations annuelles, ces cadres ne sont pas jugés seulement sur la réalisation de leurs objectifs, mais aussi sur la façon dont ils les ont réalisés, autrement dit sur le respect des procédures. À l’ère du triomphe des « process », la créativité est un vilain défaut, et l’échec une preuve d’incompétence. Il y a des exceptions, mais la tendance globale dans les multinationales françaises est à la dévalorisation de l’initiative et donc du risque.

À entendre tous ces cadres confesser leur désarroi, leur sentiment d’inutilité, à les voir si tristes, on mesure combien la vie qui ne se risque pas s’étiole à petit feu. Certains vont s’accommoder de leur situation, la voir comme un gagne-pain et chercher ailleurs des occasions de se sentir vivants. D’autres vont trouver le courage de changer de voie, devenir parfois entrepreneurs pour se sentir renaître. D’autres enfin vont se laisser gagner par la dépression, hâtivement rebaptisée « burn-out ». Ils ne s’effondrent pas parce qu’ils travaillent trop, comme on l’entend souvent, mais parce qu’ils travaillent coupés d’eux-mêmes, de leur talent propre, de leur possibilité d’expression. Si leur métier leur permettait de s’accomplir, ils pourraient travailler encore plus sans faire de « burn-out ».

Il y a un coût associé à l’action, mais l’inaction est encore plus coûteuse. En témoignent toutes ces dépressions de cadres. Bons élèves depuis toujours, ils meurent peu à peu de ne pas aller vers leur risque.

« La vie s’appauvrit, elle perd de son intérêt, dès l’instant où dans les jeux de la vie il n’est plus possible de risquer la mise suprême », prévient Freud dans ses Essais de psychanalyse. Voilà la vraie menace : à force de ne pas oser échouer, échouer tout simplement à vivre.

 

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. » Ce « tu » utilisé par René Char dans Les Matinaux est le même que celui de Zarathoustra dans sa formule « deviens ce que tu es ». Le « tu » d’une voix qui ne se laisse pas recouvrir par le « on » de la norme et des « process ». Un « tu » qui tente sa chance, « l’impose » même, qui prend le risque de l’échec pour réussir à devenir soi.

 

L’entrepreneur britannique Richard Branson n’a pas le profil lisse de certains grands patrons. Premier homme à avoir traversé l’Atlantique en ballon gonflable (il est aussi le kitesurfeur le plus âgé à avoir traversé la Manche, à soixante et un ans !), il a développé sa marque Virgin dans des champs aussi variés que les compagnies aériennes, les transports ferroviaires, les chaînes de distribution, la téléphonie mobile ou le tourisme spatial. Surtout connu en France pour ses Virgin Megastore, il est salué pour son audace, comme lorsqu’il a cassé le monopole de British Airways en créant Virgin Atlantic. Et comme tout audacieux, il a beaucoup échoué.

Persuadé qu’il y avait de la place entre Pepsi et Coca-Cola, il a lancé en grande pompe Virgin Cola en 1994 avant de se résoudre à cesser la commercialisation. Au début de l’ère Internet, il a eu l’idée novatrice de créer une gamme de produits cosmétiques vendus aussi bien en ligne qu’en magasins ou lors de grands événements privés. Les pertes furent considérables. Il a voulu concurrencer Apple en lançant, trois ans après le premier IPod, un Virgin Pulse qui ressemblait plus à un chronomètre qu’à un lecteur MP3. Ce fut un accident industriel. La liste ne s’arrête pas là : oser, c’est oser l’échec.

Son aventure d’entrepreneur a d’ailleurs commencé par un raté. Peu de temps après avoir fondé, à vingt et un ans, sa première maison de disques, il est condamné pour fraude à la TVA, passe même une nuit en prison et doit s’acquitter d’une amende telle que sa mère est contrainte d’hypothéquer sa maison. Cette déconvenue l’oblige à apprendre à gérer une entreprise et le contraint, pour pouvoir rembourser, à développer sa maison de disques en accéléré. Il signera les plus grandes stars des années 80 : Peter Gabriel, Human League, Phil Collins…

Entendre Richard Branson parler de ses ratages est extrêmement instructif. Au sujet de Virgin Cola, il reconnaît en souriant qu’il s’est attaqué à plus gros que lui. Concernant le Virgin Pulse, il précise qu’il a compris, dès la seconde où il a vu son lecteur MP3, qu’il n’était pas Steve Jobs. Et il sourit encore. On a l’impression qu’échouer ne lui déplaît pas, que ses échecs le ramènent à son audace plus encore que ses succès. « Les audacieux ne vivent pas longtemps, a-t-il déclaré, mais les autres ne vivent pas du tout. » Version bransonienne de notre proverbe français : « La chance sourit aux audacieux. » Elle leur sourit parce qu’ils l’ont provoquée : ils se sont provoqués eux-mêmes, ils ont provoqué leur talent.

 

À bien des égards, Xavier Niel est le Richard Branson français. Leurs points communs sont troublants : absence de diplômes, première aventure entrepreneuriale avant 18 ans, passage rapide par la case prison, percée dans la téléphonie mobile… Comme son homologue anglais, Xavier Niel a fait preuve d’une audace de pionnier et réalisé quelques coups de maître. Jeune, il crée sur le Minitel le premier annuaire inversé (3615 ANNU), permettant de retrouver le nom à partir du numéro. Sa méthode donne un aperçu de son état d’esprit : ne pouvant s’offrir l’intégralité du Bottin téléphonique, il utilise, de manière cavalière mais légale, une faille de France Télécom pour se procurer les données. Au temps du boîtier marron, les trois premières minutes de connexion sont en effet gratuites. Xavier Niel décide alors de récupérer l’ensemble des coordonnées en faisant tourner en même temps plusieurs centaines de Minitel. On comprend que l’opérateur historique ne le porte pas dans son cœur… En 1999, il lance Free, premier fournisseur d’accès à Internet gratuit, et rencontre le succès. Il ne s’en contente pas. Il a déjà en tête l’idée du « triple play », qui donnera plus tard la Freebox. Il part aux États-Unis à la recherche de la « boîte magique », persuadé qu’un inventeur de la Silicon Valley y a songé. Ce n’est pas le cas : de Palo Alto à San Francisco, nulle trace d’une telle « box ». Xavier Niel et ses associés se lancent alors un défi, tandis qu’ils glissent sur les Escalator des studios Universal : puisqu’elle n’existe pas, inventons-la ! La Freebox naîtra quelques mois plus tard, invention révolutionnaire, totalement française, proposée au prix de 29,99 euros par mois. Les abonnés se précipiteront sur ce produit innovant que la concurrence s’empressera de copier. En 2012, avec le lancement de Free Mobile, il réalise sa plus belle opération : une offre commerciale ultra-agressive avec un forfait illimité à 19,99 euros et un autre à 2 euros. Dès le premier jour, un million de Français souscrivent un abonnement. Ils sont aujourd’hui six millions.

Chaque fois, Xavier Niel a osé. Pris des décisions qui lui ressemblaient. Lors des quatre exemples précités (3615 ANNU, Free, Freebox, Free Mobile), s’il avait analysé rationnellement la situation et avait attendu, pour agir, d’être sûr de son coup, il n’aurait pas agi. Et logiquement, comme Richard Branson, comme tous les authentiques décideurs, il a connu son lot de ratages : immobilier.com, emploi.com…

Enfant d’un milieu modeste, le geek de Créteil semble avoir compris le ressort de l’action, que le philosophe Alain résume avec humour : « Le secret de l’action, c’est de s’y mettre. »

 

 

Au fond, il faut réussir à échouer.

Même pas pour en tirer des leçons. Juste pour avoir la preuve que nous sommes capables de sortir du tableur Excel. Pour découvrir que la vie a plus de goût ainsi. Le véritable échec serait alors de n’en avoir connu aucun : cela signifierait que nous n’avons jamais osé.

 

Cela vaut pour un individu comme pour une société : le sens du risque est ce qui rend une civilisation vivante. Or, en 2005, à l’initiative du président Jacques Chirac, c’est le principe de précaution qui a été intégré à la Constitution française. Le souci de l’environnement est légitime, mais une telle modification du texte fondateur de notre République ne risque pas de nous rendre plus audacieux. Beaucoup de grandes choses sont possibles sans principe de précaution. Aucune ne l’est sans le sens du risque.