Comment apprendre à oser ?
« Un voyage de mille lieues commence par un pas. »
LAO-TSEU
Lorsqu’un sportif ose un coup de maître, c’est parce qu’il a appris une quantité de gestes simples. Il faut répéter et répéter encore pour s’autoriser à sortir de la répétition.
Zlatan Ibrahimovic s’est illustré par des buts hors norme, semblant relever autant du football que des arts martiaux ou de la bagarre de rue. J’ai eu la chance d’assister, au Parc des princes, à un match PSG-Bastia resté dans les mémoires en raison de l’un de ces gestes de « Zlatan » : un but marqué d’une « aile de pigeon », en frappant le ballon dans son dos, de l’extérieur et non de l’intérieur du pied, avec une délicatesse inouïe – comme au ralenti. Quiconque observe ce geste a l’impression de n’en avoir jamais vu de tel : l’audace semble folle. Elle a pourtant été rendue possible par des heures d’entraînement, et par une pratique intense du taekwondo dans sa jeunesse. Toutes ces années d’apprentissage se trouvent ramassées dans l’instant de ce geste, quand lui vient cette intuition géniale de caresser ainsi le ballon.
« Agir en primitif, prévoir en stratège », écrit René Char dans les Feuillets d’Hypnos. Il faut revoir l’aile de pigeon de Zlatan Ibrahimovic avec ce bel aphorisme en tête. Lorsqu’il s’entraîne, se met en situation, anticipe, il « prévoit en stratège ». Mais à la seconde où, en plein match, devant des milliers de spectateurs, il ose son aile de pigeon, il « agit en primitif » : il oublie tout. Il réalise, sans forcément y songer, ce qu’il préparait depuis longtemps.
Voilà la première condition de l’audace : avoir de l’expérience, accroître sa compétence, maîtriser sa zone de confort pour oser en sortir, et faire « le pas de plus ». Celui qui n’a qu’une petite expérience est tenté de s’y rapporter sans cesse : il n’osera pas beaucoup. Celui qui a une grande expérience ne peut, par définition, s’y référer entièrement : le voilà porté à écouter son intuition. L’audace est un résultat, une conquête : on ne naît pas audacieux, on le devient.
Au fond, la véritable expérience est toujours une expérience de soi, et c’est à ce titre qu’elle conditionne la prise de risque. À l’heure de décider, l’entrepreneur qui se connaît bien peut être attentif à ce qu’il ressent, à ses affects. Éprouve-t-il la même chose que lorsqu’il a, par le passé, su trancher avec talent ? Reconnaît-il cette impression d’évidence qui l’a envahi chaque fois qu’il a su saisir une opportunité ?
Xavier Niel était un adolescent tranquille, discret, moyen à l’école. Il n’était pas audacieux, rien ne l’intéressait vraiment. La découverte, à quinze ans, sous le sapin de Noël, de son premier ordinateur, changera tout. En se passionnant pour l’informatique, il va trouver un point d’ancrage et développer une compétence. C’est elle qui en fera un audacieux. Il faut être compétent pour dépasser sa compétence et se découvrir capable d’audace.
On connaît la célèbre réplique de Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs : « Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. » Ils osent tout parce qu’ils ne savent rien, ou pas grand-chose. Ils manquent d’expérience, de compétence. D’ailleurs, leur audace est-elle vraiment de l’audace ? Probablement pas : ils sont incapables de mesurer le risque qu’ils prennent.
Apprendre à oser, c’est apprendre à ne pas tout oser, à oser quand il le faut, lorsque les nécessités de l’action exigent ce saut au-delà de ce que nous savons. Nous pouvons ainsi entendre une autre résonance du beau vers de René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur, et va vers ton risque. »
« Serre ton bonheur » : prends plaisir à faire ce que tu sais faire, à habiter ta zone de confort, restes-y le temps qu’il faudra.
« Et va vers ton risque » : pour trouver ensuite la force, quand ce sera nécessaire, de t’aventurer au-dehors.
Seule la maîtrise rend possible la grâce de l’« immaîtrise ». Nous devrions nous en souvenir chaque fois que nous sentons le courage nous manquer.
Oser s’apprend aussi en admirant l’audace des autres. Elle nous rassure, nous prouve qu’il est possible de réussir à devenir soi. Voilà ce qu’ont soufflé à Pablo Picasso les exemples de Diego Vélasquez ou de Paul Cézanne, ce que Georges Brassens a trouvé en Charles Trenet, ou Barbara en Édith Piaf. Barbara n’a pas tenté de singer Édith Piaf : c’est ainsi qu’elle est devenue Barbara. Édith Piaf avait osé une écriture féminine, assumé un sens du tragique. Barbara les déclinera à sa manière. Son admiration fut intéressée, dans le sens le plus noble. L’exemple d’Édith Piaf lui a donné des ailes. Devant la singularité de l’auteur de La Vie en rose, elle a pris la mesure de sa propre capacité à devenir elle-même. Charles Trenet avait de véritables ambitions poétiques et était influencé par les rythmes sophistiqués du jazz américain. Son exemple montra à Georges Brassens qu’il était possible de faire des chansons populaires sans céder sur son exigence. Picasso admirait notamment chez Vélasquez, andalou comme lui, les jeux de regards et de mises en abyme, la virtuosité illusionniste qui transformait certains tableaux, comme Les Ménines, en d’authentiques casse-tête. Picasso fit de ces effets illusionnistes l’une des clés de son œuvre. Il réalisera cinquante-huit variations sur Les Ménines et se représenta, dans la dernière, dans le miroir au centre du tableau, à la place de Vélasquez lui-même. Les grands audacieux sont de grands admirateurs. Ils admirent toujours en autrui sa singularité. Ils ne le copient donc pas : l’autre les fascine parce qu’il est inimitable. Mais ils s’en inspirent. C’est la belle vertu de l’exemplarité, qu’il ne faut pas entendre en un sens imitatif.
« Détournez-vous de ceux qui vous découragent de vos ambitions, lit-on dans Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain. C’est l’habitude des mesquins. Ceux qui sont vraiment grands vous font comprendre que vous aussi pouvez le devenir. » Ils nous le font comprendre sans avoir à le dire, il leur suffit d’être ce qu’ils sont : leur exemple vaut tous les discours.
Lorsque nous manquons d’audace, nous souffrons peut-être d’un déficit d’admiration. Sans maîtres inspirants, l’expérience et la compétence risquent d’écraser notre singularité. L’admiration peut constituer un déclic, nous porter vers un usage audacieux de notre compétence.
Vue sous cet angle, la prolifération inédite de figures de la médiocrité, produits de la télé-réalité, en une des magazines people, est dangereuse pour une société. Qu’une époque mette en avant autant de personnages sans talent ni charisme est un fait inédit dans l’Histoire, dont nous ne mesurons pas encore les conséquences. C’est notre propre audace, notre propre créativité que nous menaçons en n’ayant plus personne à admirer.
Pour réussir à oser, il faut également ne pas être trop perfectionnistes. À l’heure de prendre la parole, de se lancer dans l’exécution d’un morceau de piano ou la récitation d’un poème, tant d’enfants sont paralysés. Ils préféreraient ne rien faire plutôt que de produire quelque chose d’imparfait. En réalité, ils ont peur d’y aller, et se persuadent qu’ils ne sont pas prêts. Ils sont trop perfectionnistes. Il faudrait leur dire combien l’action, et seule l’action, libère de la peur. Leur citer cette jolie phrase de Paul Valéry : « Que de choses il faut ignorer pour agir. » Ici, « Ignorer » veut dire « ne pas savoir » et « ne pas tenir compte de ». Ce qui donne un double sens à la phrase. Elle signifie qu’il peut être bénéfique d’être inconscients de la difficulté qui nous attend. Et qu’il faut être capables d’ignorer ce que nous savons, de ne pas tenir compte de certaines données. Le perfectionniste fait tout le contraire : il se réfugie derrière l’idée qu’il faut tout savoir avant de se lancer. Et donc ne se lance pas, ou se lance mal, car trop inhibé.
L’économie numérique est une bonne école pour guérir les perfectionnistes. Les avancées technologiques, les nouvelles habitudes de consommation se succèdent à un rythme tellement rapide qu’il n’est plus question de procéder comme dans l’économie classique : tester longuement un produit avant de le lancer sur le marché. Chaque jour qui passe le menace en effet d’obsolescence. Il faut donc lancer sans cesse des services et produits nouveaux, voir comment les clients réagissent pour ensuite les améliorer ou les retirer de la vente. L’échec s’inscrit, plus encore qu’avant, dans le processus industriel. Le perfectionnisme est proscrit.
Google, la deuxième société (après Apple) ayant la plus grosse capitalisation boursière au monde, ne cesse par exemple de proposer des innovations qui ne trouvent pas leur public. Comme ses dirigeants redoutent d’être pris de court par une nouvelle innovation, ils commercialisent leurs nouveautés dès qu’elles sont développées, quitte à changer de direction aussi rapidement. Dans la courte vie de ce géant de l’Internet fondé en 1998, ce sont des dizaines de produits ou services qui ont ainsi été abandonnés. Mais ces abandons rythment la marche en avant de Google. Il y a une corrélation entre le nombre de ses échecs, sa puissance innovatrice, et sa puissance tout court.
La commercialisation des Google Glass a été interrompue en 2015. Google Reader avait de même été stoppé en 2013, arrêt qui faisait suite aux échecs successifs de Google Wave ou de Google Answers… Google +, le réseau social imaginé pour concurrencer Facebook, a aussi été un échec. Mais il a eu pour effet d’inciter les internautes à surfer en se connectant à leur compte, ce qui a permis à l’entreprise de récolter des informations sur leurs habitudes et de proposer de nouveaux services. Les retours des consommateurs sur les imperfections d’un service permettent de l’améliorer, ou le plus souvent d’en proposer un autre. Leur logique est ainsi celle d’un perfectionnement permanent, à l’opposé de toute crispation perfectionniste. « En essayant continuellement, on finit par réussir. Donc : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche » : on tombe parfois sur cette citation en ouvrant la page d’accueil de Google, sous les lettres qui composent le logo. Google est une « machine à essayer ». Sa méthode : essayer beaucoup et donc rater beaucoup pour réussir. Si ses dirigeants voulaient chaque fois proposer le produit parfait, ils seraient moins innovants et rentables. Nous sommes aux antipodes de la peur de l’échec, déguisée en perfectionnisme, qui justifie tous les renoncements.
Pour libérer notre capacité d’audace, il faut enfin se rappeler en toute occasion cette évidence : les échecs rencontrés sans avoir rien osé sont encore plus difficiles à vivre. Qui ne s’est jamais retrouvé une soirée entière sans oser aborder une personne attirante ? Cet être parti, l’échec avéré, nous constatons que nous aurions préféré, quitte à échouer, avoir au moins essayé. Dans une de ses chansons les plus émouvantes, Les Passantes, Georges Brassens raconte ce manque d’audace et ses conséquences parfois douloureuses :
« Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets »
Ces « instants secrets » sont ceux où nous hésitons, sans trouver le courage d’engager la conversation. Il décrit ensuite différentes figures de femmes, que l’homme n’ose aborder :
« À la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main »…
Puis conclut sur l’amertume qui risque de nous gagner, au seuil de notre vie, en songeant à toutes ces occasions que nous n’avons pas su saisir :
« Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
À tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir »
Les sportifs le savent aussi : perdre sans avoir rien tenté nous laisse un goût amer. Notre plus grand regret est alors de n’avoir pas perdu en jouant le tout pour le tout, en en profitant au moins pour se rapprocher de son talent.
Quatre axes, donc, d’une méthode pour apprendre à oser : accroître sa compétence, admirer l’audace des autres, n’être pas trop perfectionniste, et se souvenir que l’échec sans audace fait particulièrement mal.