Réussir ses succès
« Si vous êtes venus pour Purple Rain, vous vous êtes trompés de maison, ce qui compte n’est pas ce que vous connaissez déjà, mais ce que vous êtes prêts à découvrir. »
PRINCE
Jusqu’ici, nous nous sommes demandé comment réussir nos échecs. Mais pour s’accomplir dans la durée, il faut également réussir ses succès – ce qui n’est pas si facile. Être capable de les vivre, eux aussi, comme des occasions d’en apprendre sur soi ou de se réinventer. Se méfier, dans le succès tout autant que dans l’échec, de l’identification excessive : s’il est désastreux de se définir par ses échecs, il peut être dramatique de se réduire à ses succès.
Il est très instructif d’observer l’attitude de ceux qui enchaînent les succès sur de longues périodes.
Les Experts, ces handballeurs français entraînés par Claude Onesta, ont réussi ce qu’aucune équipe de hand n’a jamais réalisé : remporter cinq titres de champions du monde, trois titres de champions d’Europe, deux médailles d’or aux jeux Olympiques… Au début des années 2000, ils enchaînèrent neuf titres internationaux. Certains artistes comme David Bowie ou Prince sont restés au sommet de leur art durant des décennies, tout en se retrouvant régulièrement en tête des ventes d’albums.
Leur secret ? Ils regardent leurs succès comme nous devrions aborder nos échecs : en continuent à chercher, à s’interroger. Ils ne se laissent jamais enfermer dans une idée ou une image d’eux-mêmes. S’ils apprécient le succès, ils savent que l’essentiel est ailleurs. Ils savent aussi le poids des circonstances. Bref, ils font preuve, jusqu’au cœur du succès, d’une « sagesse de l’échec ». Est-ce un échec qui les a initiés ? David Bowie, par exemple, avait fait un bide avec son premier album, mi-folk mi-variété. Ou savent-ils d’instinct garder la tête froide ? Sentent-ils qu’une vie réussie ne peut-être qu’une vie en mouvement, en quête ?
Ils ont en tout cas suivi leur vie entière les recommandations de l’avant-dernière strophe du poème If de Rudyard Kipling :
« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront… »
« Ces deux menteurs », car « Triomphe » nous ment autant que « Défaite » dès que nous le laissons nous résumer, nous définir, nous enfermer. La défaite nous ment quand elle nous fait croire que nous sommes un raté. Le succès nous ment lorsqu’il nous invite à confondre une réussite conjoncturelle ou une image sociale avec ce que nous sommes au fond. Mais comment « conserver sa tête » jusque dans l’ivresse du succès ? En ne perdant jamais de vue que la seule réussite qui compte est celle de notre aventure humaine et que le véritable enjeu est de se montrer à la hauteur de cette humanité, dans le succès comme dans l’échec. C’est d’ailleurs l’envol du poème :
« Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
tu seras un homme, mon fils. »
En écoutant l’entraîneur de l’équipe de France de handball Claude Onesta répondre à des journalistes, j’ai souvent été surpris par son ton. C’était chaque fois après une grande victoire, les Experts venaient de gagner un nouveau titre, de battre un record supplémentaire, l’ambiance était à la liesse, à l’euphorie. Lui restait calme, posé, une pointe d’inquiétude dans les yeux et dans la voix. Il analysait la victoire avec autant de soin que s’il s’était agi d’une défaite. En éteignant le son de la télévision, on aurait pu douter de l’issue du match. J’ai compris pourquoi en lisant son livre, Le Règne des affranchis. À chaque victoire, il se demande comment se renouveler. Pour rester au meilleur niveau, explique-t-il, il ne faut jamais appliquer deux fois de suite la même stratégie. Surtout quand on est champions du monde et que toutes les équipes concurrentes analysent votre jeu. « Le triplé historique et tous ces falbalas, écrit-il, je m’en fous. Je n’ai qu’une préoccupation en tête, bien plus modeste, bien plus complexe. Comment fait-on pour gagner la fois d’après, sachant que les autres vont tout mettre en œuvre pour nous faire échouer ? C’est cette espèce de rébus qui, intellectuellement, me passionne. » Belle leçon : là même où d’autres essaieraient de répéter « la recette qui marche », Claude Onesta sait l’impérieuse nécessité de continuer à inventer. Gagner, pour lui, c’est gagner contre la prévision, avoir toujours un coup d’avance. « Si votre style de jeu est figé dans des principes et des schémas intangibles, affirme avec force cet ancien professeur d’EPS, vous êtes morts. Pour prendre l’exemple de l’équipe de France, nous possédons une quinzaine d’enclenchements d’attaque dans notre besace tactique. À écouter les joueurs, je devrais planifier la première, la deuxième, la troisième, la quatrième phase de toutes ces options. Ce type de canevas les rassure. Comme il rassure les entraîneurs de tableau noir. Moi, pas. Au-dessus des systèmes, je place l’esprit d’initiative.
À la répétition, je préfère l’intention. »
Réussir son succès, c’est se méfier de l’ivresse satisfaite et lui préférer une joie de créateur, plus profonde et plus soucieuse. C’est prendre le succès comme une invitation à persévérer dans l’audace – à « conserver son courage », écrit Rudyard Kipling. C’est considérer que le succès oblige, qu’il donne une responsabilité nouvelle. Le simple fait que les Experts aient si souvent changé de nom – d’abord baptisés les Bronzés, ils se sont appelés ensuite les Barjots, puis les Costauds et finalement les Experts – est en lui-même un symbole de cette méthode par laquelle ils ont « réussi leurs succès » : se méfier des étiquettes qui enferment ou des titres qui endorment, « changer tout » le plus souvent possible, surtout quand « tout » marche.
Rafael Nadal a gagné Roland-Garros pour la première fois en 2005, à l’âge de dix-neuf ans. Son oncle Tony l’a rejoint dans les vestiaires et s’est adressé à lui en ces termes : « Tu sais, beaucoup de ceux qui ont gagné ici pensaient que ce n’était que la première fois, et ça a été la dernière. » Quelques minutes seulement après le sacre de son poulain sur la terre battue parisienne, voilà ce que son entraîneur avait jugé essentiel de lui dire : méfie-toi de cette victoire. Elle pourrait n’être qu’un couronnement, il t’appartient d’en faire un commencement – « Conserve ton courage et ta tête, quand tous les autres les perdront. »
Il semble que Rafael Nadal ait entendu le message : ce sera le premier de ses neuf titres à Roland-Garros. Aucun joueur dans l’histoire n’a remporté neuf fois le même tournoi.
« Un élu, c’est un homme que le doigt de Dieu coince contre un mur », prévient Sartre dans Le Diable et le bon Dieu. Génie de la formule et passion de la liberté : nous reconnaissons l’auteur de L’existentialisme est un humanisme. Rien de surprenant à ce qu’il voie dans le succès le risque d’être « coincé », aliéné même, dépossédé de sa liberté. Dans son œuvre romanesque, Sartre a souvent raillé ces figures de notables parvenus, barricadés dans leur fonction sociale, mourant à petit feu à force de se croire « arrivés ». Il refusa le prix Nobel en 1964 en partie pour cette raison : il ne voulait pas être défini par son Nobel, porter cette étiquette au front jusqu’à la mort, et même après. Il aspirait à continuer à s’exprimer librement, sans engager par ses prises de position l’Académie suédoise. Il ne voulait déjà pas « être » Jean-Paul Sartre, il ne pouvait pas en plus « être » Nobel.
Quelques années plus tôt, en 1957, recevant à 44 ans le prix Nobel de littérature, Camus avait eu la même crainte, la même méfiance à l’égard du coût du succès. Mais sa réaction fut différente.
D’une part, en acceptant cette distinction, il affirma dans son discours qu’elle n’était pas seulement « la sienne » : « Je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. » C’était déjà une bonne manière de ne pas s’y trouver enfermé.
D’autre part, porté par cet honneur, il redoubla de travail et de créativité, se jetant avec une force nouvelle dans l’écriture de son « roman d’éducation », Le Premier Homme, dans lequel il revenait sur son enfance algérienne, les tourments de la guerre et la difficile question de la fidélité aux siens. Conscient du risque de voir son inspiration tarie par une reconnaissance si immense, et si précoce, obtenue au détriment d’André Malraux qui fut l’un des maîtres de sa jeunesse, il réagit par un surcroît d’audace. Il reçut cette distinction comme une charge, une responsabilité. Comme s’il avait voulu prouver rétroactivement, par ce livre personnel et ambitieux, parfois considéré comme son meilleur, qu’il en était digne. Pendant les mois qui suivirent l’attribution de son prix, lorsque les journalistes le questionnaient sur cette reconnaissance, il répondait en évoquant combien son travail en cours l’accaparait.
Ce Nobel l’obligeait, au sens le plus noble. « Les vrais artistes, déclare Camus dans son discours à l’Académie de Suède, ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur. »
Réussir ses succès, c’est les vivre comme autant d’occasions d’assumer sa responsabilité de créateur.
Claude Onesta ou Tony Nadal connaissent le coût du succès, et savent comment ne pas se retrouver « coincé contre un mur » par le doigt du triomphe. Lorsque Claude Onesta explique que sa seule préoccupation – « comment fait-on pour gagner la fois d’après ? » – est à la fois « bien plus modeste » et « bien plus complexe », il sait combien il est difficile de rester humble dans le succès. Là est pourtant la force des plus grands : se remettre en question au cœur même de la victoire.
Dans Open, son autobiographie, André Agassi raconte qu’il a remporté des matchs en jouant d’une manière approximative. Il lui arrivait même de se trouver mauvais alors qu’il était numéro un mondial. Il s’en explique : jouer mieux que les autres ne signifie pas jouer bien. Par rapport aux autres, il est meilleur. Par rapport à lui, à son exigence, à la créativité tennistique à laquelle il aspire, à son plaisir surtout, il ne joue pas assez bien. Ce qui pouvait sembler de l’arrogance n’est en fait que de l’humilité, la forme la plus haute de l’humilité, celle-là même dans laquelle communie aussi le clan Nadal. Parmi les champions actuels, Rafael Nadal est d’ailleurs celui qui prend le plus de temps pour signer des autographes, rencontrer ces enfants qui l’adorent et rêvent de repartir avec leur bout de papier froissé, mais signé de Rafa.
À la fin de sa fameuse conférence, donnée à Stanford le 12 juin 2005, Steve Jobs conclut par une injonction : « Stay hungry, stay foolish ! », souvent traduite par « Restez insatiables, restez fous ». Le conseil est plus fort si nous collons aux termes anglais : restez affamés, restez insensés, ou même, restez idiots ! Il n’y a pas meilleure méthode pour réussir ses succès.
Restez affamés : gardez au fond de vous la morsure de ce manque, qui est l’autre nom du désir.
Restez idiots : si l’intelligence consiste à croire que ce qui a marché une fois fonctionnera de nouveau, détournez-vous-en. Mieux vaut dans ce cas rester « idiots » : « savoir, comme le disait Paul Valéry, ignorer pour agir ».
« Affamé », « insensé », toujours en quête, se renouvelant autant dans ses innombrables succès que dans ses échecs : voilà un portrait fidèle de David Bowie. Deux jours avant sa mort en janvier 2016, il sortait un nouvel album, son vingt-huitième, Blackstar, qui explorait des sonorités inédites. Sa carrière s’est étendue sur plus de cinquante ans, durant lesquels il a voyagé d’un genre à l’autre, d’une « identité » à l’autre aussi, empruntant différents visages. Il fut David Robert Jones puis David Bowie, Ziggy Stardust puis le chanteur pop de Let’s dance, dandy androgyne puis viril à la mèche de bad boy, l’aristocrate au teint livide de Station to station puis le clown triste de Ashes to Ashes. Celui qui fit dans sa jeunesse un détour par le mime s’est imposé avec le glam rock de Ziggy Stardust, avant de connaître un succès plus grand encore avec la pop efficace mais décalée de Let’s dance. Loin de se complaire dans le personnage glamour et apocalyptique qui l’avait révélé, il a tenté autre chose. C’est alors qu’il est vraiment devenu une star planétaire, chantant China Girl, Let’s dance ou Modern Love dans des stades pleins à craquer aux quatre coins du monde. Il connaîtra bien d’autres mues, deviendra même le chanteur très rock de Tin Machine avant de s’ouvrir à des musiques contemporaines comme la techno ou la drum and bass. Il vendra au total près de 140 millions d’albums, sera aussi peintre et producteur, notamment de ses amis Iggy Pop ou Lou Reed, « réussissant » même les succès des autres !
Claude Onesta analysait la victoire comme s’il s’était agi d’une défaite. David Bowie, lui aussi, donne l’impression de se réinventer après chaque période comme s’il avait connu l’échec. De fait, il s’est autant renouvelé à l’occasion de ses succès que de ses échecs. Il est resté « affamé » jusqu’au dernier jour.
Après ses grands concerts, Prince aimait se produire dans des « after shows » improvisés. Ceux qui ont eu la chance de voir le kid de Minneapolis donner toute la mesure de son génie dans des bars ou clubs confidentiels racontent la même chose. Prince changeait d’instrument au gré de ses envies dans une liberté folle encore accrue par la fatigue d’après-concert, et lorsqu’un fan lui demandait de jouer l’un de ses plus grands hits, le chanteur prenait toujours soin d’argumenter son refus : « Si vous êtes venus pour Purple Rain, vous vous êtes trompés de maison, ce qui compte n’est pas ce que vous connaissez déjà, mais ce que vous êtes prêts à découvrir. » Il ne voulait pas « s’endormir sur ses lauriers » de roi couronné et célébré de la pop music – nous entendons enfin le sens si noble de cette expression rebattue – et en exigeait autant de son public. C’était, comme il l’a confié un jour, sa manière de vivre son art : « Nous allons tous mourir un jour. Mais avant que cela n’arrive, je vais danser ma vie. »
Au fond, en quoi David Bowie ou Prince se distinguent-ils de ceux qui répètent à l’envi la recette du succès, jusqu’à devenir des caricatures d’eux-mêmes ? En quoi Leonardo DiCaprio, jouant successivement un déficient mental dans Gilbert Grape et un héros romantique dans Roméo et Juliette, un trader fou dans Le Loup de Wall Street et un trappeur bestial dans The Revenant, se distingue-t-il de ces acteurs incarnant toujours le même type de personnage ? En quoi Emmanuel Carrère – passant de L’Adversaire, inspiré du criminel Jean-Claude Roman, au poignant D’autres vies que la mienne et à cette enquête sur le christianisme qu’est Le Royaume – se distingue-t-il de tous ces auteurs qui publient régulièrement le même livre ?
Ils sont plus vivants que les autres. Ils œuvrent en artistes et non en techniciens. Ils nous offrent des leçons de vie et pas seulement des moments de détente. Ils nous montrent la nature d’une existence tendue vers le nouveau, audacieuse jusque dans le succès, gonflée d’elle-même, de cette force qu’évoque si bien Nietzsche lorsque, dans Ainsi parlait Zarathoustra, il donne la parole à la Vie : « Vois-tu, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. »
Réussir ses succès, c’est comprendre qu’ils doivent être surmontés autant que des échecs.