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L’homme, cet animal qui rate

« L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. »

HENRI BERGSON

 

 

À ce stade de notre réflexion, un soupçon vous gagne peut-être. N’accordons-nous pas à l’échec une place trop grande ? N’y a-t-il pas des échecs qui ne nous apprennent rien ? D’autres dont on ne se relève pas ?

 

Pour répondre, un détour par l’anthropologie s’impose.

 

« Pouvez vous imaginer une araignée, qui ne sache pas tisser sa toile ? » demandait avec malice Michel Serres au public de l’une de ses conférences. L’araignée ne peut pas rater parce qu’elle obéit à son instinct, ne fait que suivre le code de sa nature. De la même façon, les abeilles ne commettent pas d’erreur dans la transmission d’informations. Leurs signaux sont parfaitement émis, parfaitement reçus – aucun malentendu chez les abeilles. « L’animal ne peut pas rater », concluait le philosophe. Il n’en va pas de même des humains. Nous ne réussissons pas toujours à nous comprendre, et peu d’entre nous sont capables de se construire un abri en forêt. Mais nous avons inventé la littérature et l’architecture.

 

Ce qui se constate au niveau de l’espèce se constate également au plan individuel : plus nous échouons, plus nous apprenons et découvrons. Parce que nos instincts naturels ne sont pas suffisamment forts pour nous dicter notre comportement, nous procédons par essais successifs, développons des raisonnements et des savoir-faire, inventons, progressons. Les choses sont moins simples pour le petit humain que pour tout autre jeune animal, mais cette difficulté nous élève au-dessus d’eux. Moins déterminés par notre code naturel, nous rencontrons plus d’obstacles mais, en les franchissant, nous allons plus loin que s’ils n’avaient existé.

 

Comparez un nourrisson et un poulain le lendemain de leur naissance. Le nouveau-né ne sait ni parler, ni marcher. Avant de réussir à mettre un pas devant l’autre, il chutera en moyenne deux mille fois – deux mille échecs avant le premier succès.

Le poulain, lui, n’a pas à parcourir ce long chemin de croix. À peine sorti du ventre de sa mère, il déplie ses pattes, se redresse et, en quelques minutes parfois, se met à marcher. Preuve, nous disent les éthologues, que le poulain naît à terme. En lui, la nature a achevé son œuvre. Il n’a plus qu’à suivre son instinct.

À l’inverse, le nouveau-né semble venu au monde trop tôt, comme inachevé. Il devra donc compenser ce handicap originel. L’idée n’est pas nouvelle : les philosophes grecs de l’Antiquité estimaient déjà que les hommes avaient été « négligés » par la nature. Et voyaient la culture comme le fruit indirect de cette négligence. Cette hypothèse court tout au long de l’histoire de la philosophie. « En un mot, résume par exemple Fichte en 1796, tous les animaux sont achevés et parfaits, l’homme est seulement indiqué, esquissé… La nature a achevé toutes ses œuvres mais elle a abandonné l’homme et l’a remis à lui-même. »

 

Délaissé, inachevé, le petit humain va devoir, pour progresser, tirer des leçons de ses échecs. Mieux, il va apprendre aussi des échecs de ses aïeux, ce qui est le propre d’une civilisation. Trois mois après sa naissance, le nouveau-né aura parcouru un chemin extraordinaire. Pas le poulain. Le petit homme mettra entre dix et quinze mois pour réussir à marcher, mais il finira par conduire des voitures et piloter des avions.

 

Rousseau voit dans cette « perfectibilité » le propre de l’humain : libéré de la soumission à l’instinct, il peut s’améliorer sans cesse, en rectifiant ses erreurs. La perfectibilité, écrit-il, est « cette faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ».

Savoir vivre, pour les animaux humains que nous sommes, c’est savoir rater, faire quelque chose de ses ratés, et de ceux de l’espèce. Certes, les animaux apprennent parfois de leurs échecs. Le putois comprend où attraper le rat pour qu’il ne le morde pas une nouvelle fois, le renard quelles baies éviter pour ne pas retomber malade. Mais cet apprentissage est minime au regard de ce qu’ils savent d’instinct. Et, surtout, ils ne peuvent transmettre leur expérience aux générations sui-
vantes.

 

Au début du XXe siècle, l’hypothèse d’un animal humain « inachevé » à la naissance a trouvé sa première confirmation scientifique. Le biologiste néerlandais Louis Bolk a caractérisé en 1926 l’espèce humaine par sa prématuration, qu’il définissait par le terme de « néoténie ». Dans le prolongement de ses travaux, des zoologistes ont estimé, en comparant le développement embryonnaire des humains à celui des pongidés (chimpanzés, gorilles, orangs-outans) que la gestation chez les humains devrait durer vingt et un mois, au lieu de neuf. Des embryologistes, de leur côté, sont arrivés à la conclusion qu’il faudrait dix-huit mois aux cellules du fœtus humain pour se développer jusqu’à leur terme. Il manque donc entre 9 et 13 mois de gestation au fœtus humain : le raté de la nature est consacré.

C’est bien parce que nous arrivons au monde trop tôt que nous allons devoir apprendre de nos tentatives, de nos tâtonnements, de nos échecs.

Allons plus loin : nous ne sommes pas simplement des animaux qui ratons et apprenons de nos échecs et de ceux de notre espèce. Nous sommes des animaux ratés, nés trop tôt, imparfaits. Mais cet échec de la nature en nous est comme un feu puissant, le moteur de notre progrès.

 

Freud voit par exemple dans cette prématuration de la naissance – probablement due au fait que l’homme s’est redressé – l’origine de notre capacité à devenir des êtres doués de moralité. « L’impuissance originelle de l’être humain devient la source première de tous les motifs moraux », avance le savant dans l’un de ses premiers textes, L’Esquisse pour une psychologie scientifique. Comment, se demande Freud, ne pas se sentir responsables devant un nouveau-né si fragile ? Comment ne pas s’élever dans l’obligation de le protéger ? Nous deviendrions moraux pour contrebalancer ce raté de la nature. Nous deviendrions des êtres sociaux pour la même raison : pour compenser la dépendance du nouveau-né. L’importance des liens humains et de la famille aurait comme origine la détresse infantile, due une naissance précoce.

L’échec de la nature en nous fait ainsi notre grandeur. L’homme est devenu homme le jour où il a refusé de laisser mourir un faible, où il s’est arrêté pour soutenir un vieillard. Il est devenu humain en refusant la loi naturelle de l’évolution : dans notre civilisation, les faibles aussi ont le droit de survivre.

Chacun d’entre nous répète dans l’enfance ce qui s’est joué dans l’histoire de l’évolution de notre espèce : nous grandissons en renonçant à notre agressivité naturelle. Très jeunes, nous intériorisons les interdits majeurs de notre civilisation : nous ne nous autorisons pas à exprimer nos pulsions les plus asociales, agressives ou sexuelles. Freud nomme ce processus « refoulement ». Ce refoulement, par lequel nous nous civilisons, va métamorphoser notre agressivité naturelle en une énergie – la « libido » – que nous allons réinvestir ailleurs : dans le travail, notre soif d’apprendre, notre créativité. Nous lui donnons une autre forme, la spiritualisons dans les œuvres de notre culture. Nous la « sublimons », pour reprendre le vocabulaire de Freud. Il est finalement heureux que nos pulsions naturelles échouent à atteindre leur but : c’est ainsi que nous devenons créatifs, civilisés, proprement humains.

 

Parce que nous sommes des animaux ratés, nous sommes capables de sublimation.

Parce que nous sommes capables de sublimation, nous sommes des animaux qui ratons mais pouvons rebondir, analyser nos échecs et continuer à progresser.

Chaque fois que nous doutons de la vertu de nos échecs, que nous nous sentons blessés ou amoindris, nous devrions nous souvenir de ce qui fait notre humanité : nous nous distinguons des bêtes parce que nous savons faire une force de nos échecs. De tous nos échecs.

Celui de la nature en nous, qui naissons avant terme.

Celui de nos pulsions agressives, que nous pouvons sublimer.

Et ceux que nous rencontrons dans nos projets, dont nous apprenons tant, même sans en avoir conscience.

 

 

Nous sommes des animaux qui ratons et des animaux ratés pour une seule et même raison : nous sommes libres. Descartes a développé, pour le montrer, la théorie des « animaux machines » qui a été si mal comprise.

Il faut concevoir les animaux comme des machines, affirme-t-il dans sa Lettre au marquis de Newcastle, pour comprendre le fonctionnement de leur corps. Penser le cœur du cheval comme une pompe, et ses artères comme des courroies de transmission, permet d’expliquer comment « marche » un cheval. Il lui a été reproché, par cette analogie, de nier la souffrance animale. L’auteur des Méditations métaphysiques savait pourtant que les animaux ressentaient de la souffrance. Par sa théorie, il voulait en fait souligner autre chose : les actions et réactions des animaux obéissent au code de l’instinct d’une manière si parfaite qu’elle est comme automatique, machinale. Par contraste, il espérait montrer combien notre comportement humain diffère. Nous ne « fonctionnons » pas comme des machines, et tant mieux ! Si les animaux étaient des machines qui marchent, nous serions plutôt des machines qui dysfonctionnent. Nous sommes en effet trop libres et trop complexes. Nous hésitons, doutons, sommes en proie au vertige et à l’angoisse. Aucun animal n’est capable, comme nous, de vouloir une chose et son contraire. Si parfois nous échouons à nous comprendre, c’est que nous n’utilisons pas le langage simplement pour émettre des messages ou envoyer des signaux. Être humain, c’est échouer à être une machine : voilà au fond ce que voulait dire Descartes, et c’est une très belle idée.

Nous sommes des animaux ratés et des machines qui ne marchent pas. Nos échecs le prouvent. Ainsi compris, ils nous confirment chaque fois, même lorsqu’ils semblent nous écraser, combien nous sommes libres.

 

Enfin, dans notre relation à notre désir, nous sommes aussi confrontés à une expérience de l’échec qui fait notre grandeur : nous éprouvons qu’il y a en nous un manque impossible à combler.

Les autres animaux – les animaux « réussis » – n’ont que des besoins. Une fois satisfaits, il ne leur manque rien. Il n’en va pas de même pour nous : quand nos besoins primaires sont satisfaits, nous continuons à éprouver du désir, à « manquer » de quelque chose. Notre désir est insatiable. À peine en avons-nous satisfait un qu’un autre lui succède. L’objet de notre premier désir nous apparaissait pourtant comme le Graal. Il a suffi que nous puissions l’atteindre pour que le Graal resurgisse ailleurs. Il semble qu’il y ait derrière les objets successifs de nos désirs quelque chose d’inaccessible : notre désir se distingue des besoins naturels en visant cet impossible.

Tout désir est en son fond désir d’éternité, estimait Platon. Hegel reprend la même idée, mais en remplaçant l’éternité par la reconnaissance. Pour lui, tout désir est au fond le désir de reconnaissance absolue de notre valeur, que nous ne pourrons, par définition, jamais obtenir. Chez Freud, au fond de tout désir il y a celui, également impossible, d’un retour à la plénitude intra-utérine. Lacan, en héritier de Platon, Hegel et Freud, nommera cet obscur et inatteignable objet de notre désir « objet petit a ».

L’idée est toujours la même : désirer, c’est désirer l’impossible. Échouer à trouver la satisfaction, mais s’en trouver plus grands, plus créateurs, plus imaginatifs, plus vivants. Grâce à ce manque, grâce à l’échec répété de notre désir à se satisfaire, nous restons audacieux, inquiets, curieux, ambitieux. Bref humains. Si nous pouvions satisfaire ce désir, cette quête prendrait fin, notre créativité s’épuiserait. Nous serions satisfaits, sereins, mais d’une sérénité qui ressemblerait à la mort. Ne serait-ce pas le pire des échecs ?

 

« Désirer », d’après son étymologie latine, vient de « desiderare », que les astrologues et les augures romains distinguaient de « considerare ». « Considerare » signifiait contempler les astres pour savoir si la destinée était favorable. « Desiderare » voulait dire regretter l’absence de l’astre, du signe favorable de la destinée : « rechercher l’astre perdu ».

Cette définition du désir est magnifique. Elle dit ce que nous ressentons tous lorsque nous persévérons dans notre quête sans être jamais satisfaits, et éprouvons ce manque qui nous rend si vivants. Nous recherchons notre astre perdu. Peu importe qu’il se nomme éternité, reconnaissance ou plénitude intra-utérine. Ce qui importe est qu’il soit inaccessible.

Cette force du désir est sans doute ce qui nous sépare le plus nettement des bêtes. Des animaux, comme les mammifères supérieurs, ont une conscience, ressentent la douleur, ont peur de la mort, développent des comportements moraux et sont capables d’altruisme. Au fur et à mesure des avancées de l’éthologie, la science des comportements animaux, il devient de plus en plus difficile de définir le propre de l’homme. La frontière entre l’homme et l’animal devient de plus en plus poreuse. Mais aucune étude, à ce jour, n’indique que les animaux soient à la recherche de leur « astre perdu ». La différence homme-animal réside peut-être là. Les animaux ne consacrent pas leur vie à la poursuite d’un impossible. Nous, si. C’est même ce qui fait le sel de notre existence.

 

« L’homme, écrit Henri Bergson, est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. »

En effet, il arrive aux animaux humains que nous sommes d’hésiter, mais c’est parce que nous sommes libres. De tâtonner, mais c’est parce que nous cherchons notre étoile.