Notre capacité de rebond
est-elle illimitée ?
Depuis le début de notre travail, deux conceptions de la sagesse de l’échec s’affrontent.
Quand nous voyions dans l’échec une chance de rebondir, de se réinventer ou de se découvrir disponibles pour autre chose, nous étions dans une logique du « devenir ».
Et lorsque nous envisagions l’échec comme un acte manqué révélant la force d’un désir inconscient, ou comme une occasion de nous interroger sur nos aspirations essentielles, nous nous situions dans une logique de « l’être ».
Dans le premier cas, la sagesse de l’échec est existentialiste : échouer, c’est se demander ce que nous pouvons devenir. Dans le second, elle est psychanalytique : échouer, c’est se demander qui nous sommes, quel est notre désir profond, rencontrer quelque chose de sa vérité et essayer de l’analyser.
D’un côté Sartre, de l’autre Freud et Lacan.
Ces deux sagesses se sont opposées, souvent discrètement, tout au long de notre réflexion. Est-il d’ailleurs certain qu’elles soient exclusives l’une de l’autre ? Si nous radicalisons les positions, oui.
Pour Sartre, la question de « ce que je suis », de mon « essence » ou de mon « désir profond » est celle que je dois éviter. Le simple fait de me la poser m’inhibe, bride ma liberté. C’est parce que « je ne suis pas » que ma capacité de rebond est illimitée : il n’y aura de « game over » qu’avec la fin de mon existence. Je ne commencerai à « être » que le jour de ma mort, affirme Sartre : je n’aurai une « essence » qu’en devenant cadavre. D’ici là, le champ des possibles reste ouvert à l’infini.
À l’inverse, Lacan, contemporain de Sartre, considère que mon désir inconscient me constitue de manière essentielle. Il est, en moi, comme un destin : le résultat de mon histoire familiale, un axe autour duquel je ne peux pas ne pas tourner. Impossible donc de se renouveler à l’infini : je dois m’approcher de mon désir pour réussir à supporter ma vie.
Dans cette perspective, les échecs répétés de Michel Tournier à l’agrégation de philosophie sont des actes manqués, révélant un désir inconscient. De même la dépression de Pierre Rey ne peut signifier, pour un lacanien, qu’une infidélité à son désir, hérité de son histoire. Il n’a donc pu rebondir que dans la mesure où il a fini par entendre la vérité de son inconscient.
Face à cette opposition, différentes attitudes sont possibles.
Première option : choisir son camp, ce qui relève en fait d’une croyance. Croire en la liberté totale de Sartre ou au déterminisme de l’inconscient freudien. Prendre sa place dans ce qui fut le grand débat du XXe siècle, que j’ai mis en scène dans l’un de mes précédents livres, Les Philosophes sur le divan. J’y imaginais, dans un huis clos, la rencontre de Sartre et Freud : l’existentialiste se rend dans le cabinet du psychanalyste mais, une fois allongé sur son divan, nous comprenons que c’est pour lui prouver l’inexistence de l’inconscient…
Nous retrouvons aujourd’hui encore ce débat dans l’opposition entre thérapeutes comportementalistes et psychanalystes freudiens ou lacaniens. Les premiers estiment qu’il est vain, pour se remettre d’un échec, de s’allonger des mois ou des années sur le divan, et proposent différentes méthodes pour repartir d’un bon pied, changer ses représentations, apprendre à voir le verre « à moitié plein et plus à moitié vide », se « reprogrammer » vers le succès. Les seconds reprochent aux premiers d’être dans le déni de l’inconscient, de ne faire que déplacer le symptôme, et de condamner leurs patients à la répétition de scénarios d’échec. Les premiers misent sur des thérapies brèves, les seconds préviennent qu’il faut du temps pour cesser de se mentir.
Deuxième option : distinguer les âges de la vie. Préférer, vers vingt ans, une ivresse existentialiste. Attendre quelques années pour passer sur le divan et s’interroger sur son désir. Jeune, vivre ses échecs comme autant de moteurs pour avancer, de chances d’explorer des voies nouvelles. Plus tard, les utiliser comme occasions de revenir sur son histoire et de se demander : qui voulons-nous être ? Comment héritons-nous de ce que nous n’avons pas choisi ?
Au lycée, mes élèves ont entre seize et dix-huit ans. Ils ouvrent de grands yeux lorsque j’évoque ce désir inconscient dont ils n’ont pas idée mais qui, venu de leur enfance, voire de leurs aïeux, les déterminerait. Si l’hypothèse les intrigue, ils n’ont pas vraiment envie d’en entendre parler. En revanche, rien ne les séduit plus que la vision sartrienne d’un possible infini, d’une liberté totale, angoissante mais responsabilisante. À l’inverse, lorsque j’interviens en entreprise, auprès de publics plus âgés, je vois combien la référence au désir trahi et la question de la fidélité à soi les touchent. Ils savent d’expérience à quel point l’idée sartrienne d’une liberté totale est un déni du réel.
Troisième option, la plus séduisante : tenter un dépassement de l’opposition. Essayer de se réinventer le plus possible, mais dans la fidélité à son désir. Utiliser les échecs, les bifurcations et les rebonds pour tenter de se rapprocher de son « axe » – de ce qui est, pour soi, l’essentiel. C’est exactement le sens du « deviens ce que tu es » nietzschéen.
Deviens : ne te laisse pas enfermer par tes échecs, fais-en des opportunités.
Ce que tu es : mais sans trahir ce qui compte vraiment pour toi, le désir qui te rend singulier.
À la fin de son séminaire intitulé L’Éthique de la psychanalyse, Jacques Lacan affirme : « La seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir. » Quel est ce « désir » auquel il faut être fidèle ? La tentation serait de le fixer, de le transformer en une essence ou un destin. Mais nous pouvons aussi l’entendre comme le résultat, en nous, de notre histoire, de la manière dont nous avons vécu notre enfance, le refoulement de nos pulsions asociales, notre place dans la fratrie, dans le projet parental…
Être capables, à l’âge adulte, d’identifier qu’un désir plus important que les autres nous traverse, ce n’est pas forcément nous figer : c’est simplement affirmer que nous sommes « quelqu’un quelque part », l’héritier d’une histoire, et non pas « n’importe qui n’importe où », tel un héros ou un anti-héros existentialiste. Nous pouvons continuer de devenir autant que nous le voulons, mais « sans céder sur notre désir », sans trahir ce dont nous héritons.
La difficulté, ici, est de nommer désir cet héritage, d’accepter de définir notre désir par quelque chose que pour l’essentiel nous n’avons pas choisi. Occidentaux nourris au libre arbitre et à la conscience souveraine, nous résistons à cette idée. Pourtant, ce n’est que du bon sens. Nous sommes les enfants de notre enfance et, au-delà, d’une histoire qui se joue sur plusieurs générations. Comment penser qu’une telle histoire ne nous porte pas à être celui ou celle que nous sommes, ne nous conduise pas à une aspiration primordiale ? Cela ne nous épingle pas pour autant un destin dans la peau.
Les grands fondateurs, affirmait déjà Nietzsche, sont ceux qui assument pleinement qu’ils sont d’abord des héritiers. Les autres gaspillent tant d’énergie à se cacher ce qu’ils sont qu’ils n’en ont plus assez pour continuer de devenir. Une fois que nous savons d’où nous venons, que nous prenons la mesure de tout ce dont nous héritons, il nous reste encore la liberté de danser autour de notre axe, de nous renouveler dans la fidélité à ce que nous ne pouvons pas changer. Il faut connaître le sol pour pouvoir y planter un arbre qui grandisse. Nos échecs peuvent nous aider à connaître la nature de ce sol. À nous d’en prendre acte, et d’apprendre à danser.
Contrairement à ce qu’affirment certains thérapeutes, notre capacité de rebond n’est pas infinie. Mais si nous savons rester fidèles à ce qui compte pour nous, elle demeure grande. Qu’on repense aux exemples de Charles de Gaulle, Barbara, Richard Branson ou David Bowie. Au cœur des échecs comme des succès, c’est en restant fidèles à leur quête, en dansant sur leur axe, qu’ils ont réussi. David Bowie a changé de visage, de personnage, de genre, s’est réinventé en même temps que sa musique, mais il est resté fidèle à son exigence. Non pas à son « identité », ni à son essence, mais à son projet, à son manque. À son étoile. C’est ce que nous reconnaissons et aimons tant en lui. Quelque chose dans sa voix, quels que soient les périodes et les albums, dit cette fidélité.
Nous sommes d’autant plus libres que nous savons à quoi nous aspirons. Identifier notre quête, ce sur quoi nous ne devons pas céder, nous rend à la fois moins libres et plus libres. Moins libres : tout n’est plus possible. Plus libres : nous serons meilleurs en restant « sur notre axe », fidèles à notre désir.
Deux directions philosophiques donc, mais une seule sagesse de l’échec : celle qui nous ouvre à notre liberté au cœur même des limites.